« Pour Mireille cette culpabilité est tout simplement inconcevable et rien ne lui fera changer d'avis » (à propos du téléfilm Coups de sang diffusé sur France 3).
(lu sur www.france.tv, le 9 novembre 2023.)
Ce que j'en pense
Doit-on dire : Rien ne lui fera changer d'avis ou Rien ne le fera changer d'avis ?
Voici la règle énoncée par Charles-Pierre Girault-Duvivier dans la quatrième édition (1819) de sa Grammaire des grammaires :
« Une des propriétés du verbe faire est de s'identifier avec l'infinitif qui le suit immédiatement, et de ne former avec cet infinitif qu'un seul et même verbe dont le sens est toujours actif. D'où il résulte que le verbe faire doit être précédé des pronoms lui, leur, et non des pronoms le, la, les, lorsque l'infinitif a un régime direct ; car un verbe actif ne peut avoir deux régimes directs : on lui fit obtenir un emploi ; on lui fit faire cette démarche ; et qu'il veut avant lui les pronoms le, la, les, toutes les fois que le verbe à l'infinitif n'a point après lui le régime direct : on le fit renoncer à ses prétentions ; on le fit consentir à cette demande » (1)
et complétée par Littré en 1863 :
« Quand, au lieu d'un pronom placé avant, il y a un substantif placé après, là où l'on met lui, leur, on met à ; et là où l'on met le, la, les, on ne met point à : Je ferai faire la démarche à cet homme ; je ferai renoncer cet homme à ses prétentions. »
En termes de grammairien d'aujourd'hui, on dira que la distribution accusatif/datif de l'agent de l'infinitif est conditionnée par la présence ou l'absence d'un objet direct dudit infinitif − ce qui fait tout de suite plus sérieux.
L'ennui, c'est que Littré a bien du mal à se conformer à ses propres prescriptions. N'écrit-il pas : « Faire changer de volume à un corps » (à l'article « dilater » de son Dictionnaire), « [Milieu] qui a fait changer de route aux rayons lumineux » (à l'article « réfringent »), « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner ») ? Dans tous ces exemples, changer n'a pas de complément d'objet direct et voit pourtant son agent (le syntagme qui fait l'action exprimée par l'infinitif, en l'occurrence un corps, les rayons lumineux et quelqu'un) introduit par à ou remplacé par lui. Peut-il s'agir de simples négligences de la part du lexicographe (ou de son éditeur), qui écrit par ailleurs : « Un malaise qui le fait changer de position » (à l'article « agitation »), « Faire changer un fonctionnaire de résidence » (à l'article « déplacer ») et « Le [= le suffrage universel] faire changer d'avis » (De l'établissement de la troisième République, 1880) ? Mon petit doigt me souffle que l'affaire qui nous occupe est autrement complexe.
D'abord, parce que les mêmes hésitations sont observées chez de bons auteurs. Comparez :
(Agent à l'accusatif [= sous la forme d'un complément d'objet direct]) « Il étoit inutile de tenter à le faire changer de résolution » (Marivaux, 1737), « Une résolution si généreuse fit changer les sénateurs d'avis » (Jacques-Georges de Chauffepié, 1750), « Rien qui pust le faire changer d'opinion » (Saint-Simon, avant 1755), « Comme si ses réflexions l'eussent fait changer d'avis » (abbé Prévost, 1756), « Rien ne les fera changer d'opinion » (Rousseau, 1772), « On espère le faire changer d'avis » (Voltaire, 1775), « Ils la firent tout à coup changer de visage » (Diderot, vers 1780), « N'espérant plus la faire changer de dessein » (Mme de Staël, 1802), « Cela seul suffit pour faire changer de conduite à son égard le préfet du département » (Armand Carrel, 1829), « [Quelques mots] qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde » (Balzac, 1843), « Prières ni menaces ne le firent changer d'avis » (Édouard Laboulaye, 1868), « Persuadé qu'on ne pouvait faire changer d'avis cet homme obstiné » (Pierre Larousse, 1869), « Faire changer d'avis un tel homme » (Ponson du Terrail, avant 1871), « Pour le faire changer de collège » (Flaubert, 1872), « Tu peux le faire changer d'avis » (Paul Bourget, 1908), « Il est au-dessus de mes forces de faire changer de place la Saint-Glinglin » (Jules Romains, 1924), « [Ils] le firent changer de place » (Montherlant, 1926), « Rien ne put les faire changer de foi » (Joseph Kessel, 1927), « Vous vous occuperez de le faire changer de chambre » (André Maurois, 1935), « Personne au monde ne le fera changer d'avis » (Cocteau, 1951), « Leur visite aux Débats n'avait pas été de nature à les faire changer d'avis » (André Billy, 1954), « Ça ne serait pas un petit travail que de la faire changer de rêve » (Beauvoir, 1954), « [Sa première réaction] fut de faire changer l'ex-roi Edouard II de résidence » (Maurice Druon, 1959), « Ça les a fait changer d'avis » (Jean Dutourd, 1963), « Ce n'est pas son article [...] qui fera changer d'avis ses lecteurs » (Sartre, 1964), « Ce qu'il voit [...] ne le fait pas changer d'avis » (Yourcenar, 1977), « Cela la fit changer d'avis » (Régine Deforges, 1991), « Rien ne pouvait la faire changer d'avis » (Tatiana de Rosnay, 2007), « Rien ne le fera changer d'opinion » (Gérard Guégan, 2011).
(Agent au datif [= sous la forme d'un complément d'objet indirect]) « J'aurois fait changer d'avis à Lucile » (Marivaux, 1732), « Pour lui faire changer d'avis » (Voltaire, 1736), « Il lui fit changer de pensée » (abbé Prévost, 1741), « [Ils] lui feroient changer d'avis » (Rousseau, 1750), « Ce revers de fortune fit changer d'objet aux chants des [griots] » (Jean-François de La Harpe, 1780), « Avoir fait changer de nom à l'objet » (Chateaubriand, 1802), « Peu de chose peut leur faire changer de chemin » (Stendhal, vers 1805), « Savez-vous ce qui lui a fait changer d'opinion ? » (Mérimée, 1834), « Pour lui faire changer de parti » (Sand, 1859), « Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger ? » (Édouard Laboulaye, 1864), « Leur faire changer de langue ou de patrie » (Ernest Renan, 1887), « Rien ne lui fit changer d'avis » (Gaëtan Bernoville, 1926), « Si vous croyez que c'est commode de lui faire changer d'idée » (Pierre Benoit, 1928), « Auriane avait fait changer de nom à sa protégée en même temps que de vêtements » (Joseph Kessel, 1950), « Le temps [qu'il] puisse faire changer de secteur au tommy » (Émile Henriot, 1951), « Vous lui ferez changer de chemin » (Michel Butor, 1957), « Nul plaisir, nulle menace, nulle violence ne pourront faire changer d'avis à cet Ardennais » (Françoise d'Eaubonne, 1960), « Un cours de Bergson leur fit changer d'avis » (Julien Green, 1973), « Dans l'espoir de lui faire changer d'avis » (Claudine Béja, 1984), « L'un de ses meilleurs amis lui fait changer d'avis » (Amin Maalouf, 2011), « Lui faire complètement changer d'avis » (Alain Bentolila, 20212), « La cause des Roms [...] lui fit changer d'avis » (Bernard-Henri Lévy, 2017).
Ensuite, parce que Littré n'est pas le seul spécialiste, tant s'en faut, à être pris en flagrant délit d'inconséquence. On peut encore citer :
Louis-Nicolas Bescherelle : « Le faire changer de résolution ou de croyance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire national, 1845), mais « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner »), « Lui faire changer de résolution » (à l'article « tourner »), etc.
Le TLFi : « Faire changer d'avis, d'idée à quelqu'un » (à l'article « faire »), mais « Faire changer quelqu'un d'opinion, d'attitude » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer complètement d'avis » (à l'article « gant »), « Le faire changer d'avis, de camp » (à l'article « retourner »).
Le Petit Robert : « Faire changer d'avis à quelqu'un » (à l'article « avis »), mais « Le faire changer d'avis, d'attitude » (à l'article « retourner »), « Rien ne peut le faire changer d'avis » (à l'article « têtu »).
Larousse, en revanche, dort sur ses deux oreilles : « Avec faire suivi d'un infinitif qui a un complément indirect, lit-on dans sa version en ligne, on emploie indifféremment lui, leur ou le, la, les : elle lui a fait changer d'avis ou elle l'a fait changer d'avis. » (2) Indifféremment ? Les avis, sur ce point, semblent plus partagés qu'on ne veut nous le faire croire. Jugez-en plutôt :
« On dit aussi bien : Je les ai fait changer d'avis, de vitesse, de place, que Je leur ai fait changer d'avis, de vitesse, de place » (Thomas).
« Je l'ai fait changer d'avis (ou : je lui ai fait) » (Jean-Paul Colin).
« Le datif semble souvent préféré à l'accusatif surtout dans la langue parlée » (Robert).
« Lorsque l'infinitif se présente sans objet direct, son agent se met normalement à l'accusatif. Parfois, après faire, laisser et voir, l'infinitif sans objet direct a son agent au datif » (Goosse).
« Lui/leur [en construction factitive] comme "sujet" d'une proposition infinitive dont le verbe a un complément d'objet direct (ou plus rarement un complément d'objet indirect) » (TLFi, à l'article « lui »).
« Nul ne pourra le faire changer d'avis », « Il est plus rare [de voir le sujet de l'infinitif prendre la forme d'un COI] lorsque l'infinitif n'a pas de COD : Je ferai changer d'attitude à ce malotru. Je lui ferai changer d'attitude (on peut également dire, bien entendu : Je le ferai changer d'attitude) » (Jean-Paul Jauneau).
« On voit le tour direct progresser à notre époque dans toutes ces locutions factitives faire changer de, sans éliminer le tour indirect : Je l'ai fait changer d'avis est beaucoup plus courant que Je lui ai fait changer d'avis » (Hanse).
« Il l'a fait changer d'avis (et non pas il lui a fait changer d'avis : changer n'a pas de COD) » (Grammaire Reverso).
Girodet, pour une fois bien conciliant, considère pour sa part que « la répartition est régie par l'usage plus que par une règle précise : Cela le fera penser à moi (plutôt que Cela lui fera penser à moi), mais Je lui ferai penser à cette affaire (plutôt que Je le ferai penser à cette affaire). » Gageons que notre grammairien serait surpris d'apprendre que des linguistes (dont Claire Blanche-Benveniste) préconisent la répartition exactement inverse : pronom à l'accusatif quand faire penser s'entend au sens littéral de « faire en sorte que (quelqu'un) pense » et pronom au datif quand faire penser est pris au sens lexicalisé de « rappeler, évoquer par association d'idées » ; et plus encore que le Danois Pieter Seuren considère le tour Cela le fera penser à elle (que le TLFi tient pour plus littéraire que celui avec le pronom au datif) comme... agrammatical (A View of Langage, 2001) ! « L'interprétation de ce genre de phrases ne fait pas l'unanimité des locuteurs, même linguistes », concède Béatrice Lamiroy dans Les clitiques accusatifs versus datifs dans les constructions causatives en faire (2010), et c'est là un euphémisme... De même, Hanse est d'avis que l'on dit plus facilement (avec un agent nominal) Il a fait changer son interlocuteur d'avis ou Il a fait changer d'avis à son interlocuteur que Il a fait changer d'avis son interlocuteur, « tour [qui] étonnerait ici » ; Élisabeth Badinter n'a pas de ces états d'âme : « Dans l'espoir de faire changer d'avis son interlocuteur », écrit-elle dans Les Passions intellectuelles (voir également les citations de Balzac, Larousse et Gide). L'usage, on le voit, ne se laisse pas si facilement deviner... (3)
Il faut dire qu'il ne s'est jamais véritablement fixé. « Dans l'ancienne langue, observe Grevisse, même quand l'infinitif se présentait sans objet direct, son sujet pouvait se mettre au datif : on pouvait dire non seulement Je l'entends parler, mais Je lui entends parler. » Faire changer de n'a pas échappé à ce phénomène :
(Agent à l'accusatif) « Les firent changier de lieu » (Croniques et conquestes de Charlemaine, 1458), « Pour veoir se par tourmens la pourroye faire changier de volunte » (Histoire du chevalier Paris et de la belle Vienne, XVe siècle), « La fait changier de maniere et faconde » (Le Vergier d'honneur, vers 1502), « [Il] le faict changer d'opinion » (Roland furieux, 1544), « Les faire changer de pays et d'air » (Claude Cotereau, avant 1550), « Un juge seul fit changer d'avis toute une compagnie » (Jean Bodin, 1577), « Faire changer quelqu'un de posture » (Pierre des Champsneufs, 1642), « On le fera changer d'opinion » (Louis-Charles d'Albert de Luynes, 1647), « Faire changer aucun d'opinion » (Isaac Cattier, 1651), « Le faire changer d'avis » (Mme de Scudéry, 1654).
(Agent au datif) « Je luy ay fait changier de place » (Bergerie des bergers gardant l'agneau, 1485), « Faire changer d'opinion à quelques uns » (Joachim du Bellay, 1549), « [Une maladie] luy feit bien changer d'avis » (Jacques Amyot, 1559), « Je vivray de façon que je leur feray changer de langage » (Montaigne, 1588), « Cela ne fit point changer d'advis aux habitans » (Agrippa d'Aubigné, 1626), « Luy faire changer de visée » (Guez de Balzac, avant 1654), « Lui faire changer d'avis » (Mme de Sévigné, 1675).
Il n'était, du reste, pas rare de voir les deux constructions alterner − indifféremment ? − chez un même auteur :
(Robert Estienne) « Le faire changer de vouloir » (Dictionnaire françois-latin, édition de 1539), mais « Luy faire changer d'advis et de vouloir » (Dictionarium latinogallicum, édition de 1546).
(Nicolas Herberay des Essarts) « J'espere doresnavant leur faire changer d'opinion » (traduction d'Amadis de Gaule de Montalvo, 1542), mais « Cest accident [...] les fit changer d'avis » (traduction de La Guerre des Juifs de Flavius Joseph, 1553).
(Antoine Le Maçon) « [L'occasion] qui luy avoit faict changer d'advis », à côté de « La nouveaulté des choses ne la pouvoit faire changer de contenance » (traduction du Décaméron de Boccace, 1545).
(Simon Goulart) « Le faire changer d'avis », à côté de « [Il] leur fit changer d'avis » (Thresor d'histoires admirables, édition de 1627).
(Pierre Du Ryer) « Taschés de le faire changer d'avis » (traduction des Histoires d'Hérodote, 1645), mais « Elle [= Médée] fait changer de place aux estoiles » (traduction des Métamorphoses d'Ovide, 1655).
(Nicolas Perrot d'Ablancourt) « Pour le faire changer d'avis » (traduction des Œuvres de Lucien de Samosate, 1654), mais « De peur qu'on ne luy fit changer d'avis » (traduction des Œuvres de Tacite, 1658).
(La Fontaine) « De faction la fut [sut ?] faire changer », à côté de « Coups de fourche ny d'étrivieres Ne luy font changer de manières » (Fables, 1668).
Mais voilà que Vaugelas se mêle de donner son avis, au travers du cas particulier du verbe souvenir. Il soutient (et Thomas Corneille à sa suite) qu'il faut dire afin de les faire souvenir de plutôt que afin de leur faire souvenir de, « ancienne [façon de parler] qui n'est plus dans le bel usage » (Remarques sur la langue françoise, 1647). C'est pourtant la construction par le datif qui s'imposera avec le verbe changer dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l'Académie. Comparez : « Le faire souvenir de la parole qu'il a donnée » (à l'article « sommer »), mais « Faire changer de volonté à une femme » (à l'article « dieu »), « On luy a fait changer de ton » (à l'article « ton ») (4). Comprenne qui pourra !
Un siècle plus tard, l'abbé Féraud étend l'analyse de Vaugelas aux autres infinitifs compléments de faire et jette les bases de la règle moderne :
« Faire se joint à des infinitifs et, joint à des verbes neutres, il leur donne un sens actif. Remarquez que quand cet infinitif est un verbe actif de sa nature, on met le nom du régime relatif au datif. On lui fit avoir un emploi. Quand ce verbe à l'infinitif est neutre, régissant naturellement le datif, on met le second régime à l'accusatif. On le fit renoncer à ses prétentions. Quelquefois cet infinitif a un sens passif. Alors on met le second régime à l'accusatif. On le fit précéder de, etc. » (Dictionnaire critique de la langue française, 1787).
Le lexicographe ajoute toutefois une précision, curieusement passée sous silence par Girault-Duvivier et par Littré :
« Mais quand cet infinitif est un verbe neutre, régissant de sa nature l'ablatif (la préposition de) on demande si le second régime doit être au datif ou à [l'accusatif]. Doit-on dire on lui fit user ou on le fit user d'un régime doux ? J'aimerais mieux la première manière, et elle me paraît plus conforme à l'analogie ; mais l'une et l'autre sonnent mal, et il vaut mieux prendre un autre tour. »
Deux observations s'imposent. D'abord, force est de reconnaître que c'est le tour par le datif qui avait la préférence (si l'on peut dire) de Féraud, et Cyprien Ayer se range encore à l'avis de son aîné (contre celui de Littré, donc) dans sa Grammaire comparée de la langue française (1876) : « On emploie cette construction [par le datif] même lorsque l'infinitif est suivi d'un autre cas que l'accusatif : Ces chants firent changer de visage à Atala (Chateaubriand). » Ensuite, voilà un témoignage qui laisse entendre que l'usage en cette fin du XVIIIe siècle ne serait indécis que dans le cas particulier des verbes construisant leur objet avec la préposition de. La réalité est évidemment plus nuancée... comme Féraud lui-même est bien obligé de le reconnaître, à l'article « renoncer » de son Dictionnaire : « Avec faire, il régit l'accusatif de la personne, le datif de la chose : désirant le faire renoncer à toutes ces vanités, et non pas lui faire renoncer, comme le dit un pieux biographe [Dosithée de Saint-Alexis, 1727]. » Toujours est-il qu'il faudra attendre le XIXe et, surtout, le XXe siècle pour que le tour par l'accusatif prenne l'avantage sur celui par le datif, ainsi que l'affirme le philologue suisse Hugo Glättli, statistiques à l'appui, dans ses Remarques sur le choix du pronom personnel devant faire suivi d'un infinitif (1979).
Mais laissons là ce survol historique pour nous demander pourquoi la construction par le datif continue à se maintenir avec faire suivi d'un infinitif transitif indirect. Plusieurs hypothèses ont été avancées.
1. « Ce tour [par le datif], à la fois par son inversion et, quand il contient un pronom, par les formes fortes qu'il lui impose, [donne plus de relief et de vigueur à l'agent de l'infinitif]. » Quand il serait séduisant, l'argument avancé par les Le Bidois (Syntaxe du français moderne, 1935) ne convainc pas Glättli : « On ne voit pas pourquoi Guez de Balzac aurait éprouvé le besoin de mettre en évidence le sujet de changer [dans : Mais je sçay bien qu'il ne sçauroit faire changer de naturel à l'Heresie]. » À l'inverse, on peine à comprendre pourquoi Alain Rey se serait privé du pouvoir désignatif de la construction par le datif − pourtant attendue avec un infinitif transitif direct − dans : « L'établissement des formes ne fait pas Littré oublier les signifiés » (Littré, l'humaniste et les mots, 1970).
2. Partant, Glättli est bien plutôt « enclin à croire que si quelques écrivains du XXe siècle adoptent le tour indirect de préférence au tour direct, cela peut s'expliquer par leur goût de l'archaïsme » (5). Voilà qui cadre mal avec les marques de niveau de langue relevées dans le Robert (datif préféré à l'oral) et le TLFi (« Littéraire. Cela le faisait penser à qqn/qqc »). Qui plus est, les deux tours, quoi qu'en pense Vaugelas, pourraient bien être aussi anciens l'un que l'autre... (6)
3. Grevisse observe de son côté que le datif apparaît au lieu de l'accusatif surtout quand l'infinitif transitif indirect « est, pour la syntaxe, proche d'un infinitif transitif direct » (Le Bon Usage, 1980). C'est précisément le cas de changer de (« Changer d'avis, d'idée est très voisin de changer son avis, son idée » [7]), mais aussi de croire à ou de penser à : « [Il] luy faict penser à sa conscience » (Brantôme, avant 1614), « Le dépit qu'elle eut luy fit penser à trouver un party pour sa fille » (Mme de La Fayette, 1678), « Cette impression [...] qui leur fait croire à un excès de confiance en soi » (Jules Romains, 1949), « Toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause » (Marguerite Yourcenar, 1951), « Blanche lui faisait penser à une grosse poupée » (Robert Sabatier, 1972) (8). L'explication vaut déjà moins pour renoncer à (encore que l'on ait dit autrefois renoncer quelque chose) : « Pour luy faire renoncer à sa seigneurieuse libertise et hauteur » (Georges Chastelain, avant 1471), « Lui faire renoncer à tous ses biens » (Jean Croiset, 1723), « Une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous » (Musset, 1837), « Je lui fis renoncer au théâtre » (Jean Anouilh, 1951), « [Un coup qui l'a] suffisamment effrayé pour lui faire renoncer à son projet » (Alain Robbe-Grillet, 1953), « Une jeune infirmière qui lui fait renoncer à la prêtrise » (Edgard Morin, 2019) (9) ; et plus du tout, par exemple, pour recourir à : « Ce n'est pas la noblesse du sujet qui lui fait recourir à la poésie » (Jean Orieux, 1976) (10).
4. D'autres spécialistes font la part belle à l'analogie. Ainsi de Goosse dans Le Bon Usage (2011) : « En construisant l'agent au moyen d'une préposition lorsqu'il y a un autre syntagme nominal (ou pronominal) non prépositionnel, la langue se prémunit contre les risques de confusion. Mais le procédé peut s'introduire, par analogie, quand il n'y a pas de tels risques. » On peut aussi évoquer, à la suite d'Alfred Johansson, l'analogie avec le verbe laisser, plus facilement susceptible des deux constructions : « Je l'ai laissé (ou lui ai laissé) faire ce qu'il voulait » (Hanse). De là, avec faire changer de : Je l'ai fait changer d'avis (j'ai fait en sorte qu'il change d'avis) ou Je lui ai fait changer d'avis (j'ai fait changer d'avis à cette personne).
5. D'autres encore formulent l'hypothèse que l'alternance accusatif/datif, là où elle se manifeste, pourrait être motivée par le degré d'« agentivité » (11) respectif du sujet de faire et du sujet de l'infinitif. Pour le dire de façon schématique, Je lui ai fait changer d'avis aurait plutôt à voir avec « Je l'ai convaincu (par des arguments) » et Je l'ai fait changer d'avis avec « Je ne lui ai pas laissé le choix ». Mais nous avons vu plus haut, à propos de faire penser à, à quel point ce genre d'analyse est sujet à interprétation.
Vous l'aurez compris : la construction faire + infinitif est l'un des points les plus délicats et les plus débattus de la syntaxe française. Et tout porte à croire que cela n'est pas près de... changer !
(1) Cyprien Ayer commente la règle en ces termes : « Le verbe faire suivi d'un infinitif forme avec cet infinitif une expression inséparable, du moins dans la pensée, et qui a toujours la signification d'un verbe transitif, même lorsque l'infinitif est intransitif ; c'est pourquoi le régime est à l'accusatif : On les a fait sortir » (Grammaire comparée de la langue française, 1876). « Cela étant, poursuit François Collard, il n'est pas correct de dire : Je les ai fait chasser un chevreuil, parce que ai fait chasser a deux compléments directs, chevreuil et les. Chevreuil ne pouvant être dans cette phrase que complément direct, il faut remplacer les par un pronom personnel complément indirect, et dire : Je leur ai fait chasser un chevreuil ; ce qui équivaut à : J'ai fait chasser un chevreuil à eux, par eux » (Cours de grammaire française, 1867). De cette façon, conclut Goosse, « la langue se prémunit contre les risques de confusion ». L'équivoque surgit toutefois si l'infinitif a lui-même un objet introduit par la préposition à. « Ainsi cette phrase : J'ai fait lire votre lettre à mon père, veut-elle dire que j'ai fait en sorte que mon père lût votre lettre, ou qu'un autre la lût à mon père ? s'interroge Ayer. Le sens ne peut être déterminé que par le contexte. »
(2) On notera toutefois que ledit dictionnaire ne donne (sauf oubli de ma part) que des exemples relevant de la seconde construction : « Action de faire changer quelqu'un de poste » (à l'article « déplacement »), « Le faire changer de place » (à l'article « déplacer »), « Faire changer quelqu'un, un groupe d'opinion, de camp » (à l'article « retourner »), « Le faire changer de forme » (à l'article « transformer »).
(3) L'extrait suivant, emprunté à la Grammaire française (1982) des continuateurs de Knud Togeby, illustre bien la difficulté des spécialistes à rendre compte de l'usage moderne : « [Quand l'infinitif n'a pas d'objet direct], l'accusatif est la construction courante, même si un complément prépositionnel suit immédiatement : Cet amour des beaux vers qui le faisait changer de visage dès qu'il en parlait (José Cabanis, 1960). Mais aussitôt qu'un complément adverbial peut ressembler à un objet de l'infinitif, il y aura tendance à employer le pronom au datif : La jalousie lui a fait voir clair d'un seul coup (Gabriel Chevallier, 1934). Aussi si le complément est introduit par à : L'on n'essaie plus ici de leur faire croire à rien (Jean Miesch, 1965) ou par de : Il pensait leur faire changer d'avis (Christine de Rivoyre, 1968). »
(4) À la même époque, les « Messieurs de Port-Royal » font le choix de la construction par l'accusatif : « Faire changer quelqu'un d'avis » (Traité des particules françoises, 1698). Quant à Furetière, il ne semble pas avoir un avis très arrêté sur la question : « Leur faire changer de mœurs et de creance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire, 1690), « Luy faire changer de poste » (à l'article « décamper »), « Faire changer de pays à un homme » (à l'article « dépaïser »), « Faire changer de couleur à quelque chose » (à l'article « déteindre »), etc., à côté de « Le faire changer de dessein » (à l'article « démouvoir »), « Les faire changer souvent de poste » (à l'article « harceler »), « Action qui fait changer un corps de place » (à l'article « remuement »).
L'Académie, pour en revenir à elle, finira toutefois par changer d'avis sur le cas de faire changer de, mais au terme d'une longue période d'hésitation. Ce n'est en effet que dans la neuvième édition de son Dictionnaire que les exemples à l'accusatif, d'abord introduits au compte-gouttes dans la troisième (1740), puis dans la cinquième (1798), éclipseront les derniers exemples encore au datif : « Le faire changer d'avis à volonté » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer de classe » (à l'article « déclasser »), « Faire changer quelqu'un de place » (à l'article « déplacer »), « Le faire changer de cap » (à l'article « évoluer »), « Qu'on ne peut faire changer d'opinion, de dessein » (à l'article « inébranlable »), « Faire changer entièrement une personne d'avis » (à l'article « retourner »).
(5) Parallèlement, l'emploi du pronom à l'accusatif avec faire + infinitif transitif direct est présenté comme « un archaïsme » par Littré, une construction « vieillie » ou « classique » par Christian Molinier (Sur les constructions causatives figées en français, 2005) : « Fai les servir ma haine » (Corneille, 1644), « Un messie qui les feroit aymer Dieu » (Pascal, 1670), « Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ » (Gide, 1909), « Il m'est impossible de le faire aborder ce sujet » (Georges Duhamel, 1961).
(6) Tous verbes (susceptibles d'entrer en composition avec faire) confondus, c'est la construction par l'accusatif qui semble bien être la plus ancienne : « Voldrent la faire diavle servir [littéralement : ils voulurent faire elle servir au diable, servir le diable] » (Séquence de sainte Eulalie, vers 880).
(7) Cela est d'autant plus vrai que l'on a dit autrefois, sans la préposition de, changer propos (« changer d'avis »), changer contenance, courage, couleur... : « Canga il un peu contenance » (Jean Froissart, avant 1400), « Ces femmes commencerent a changer coleur » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, vers 1460), « Son cuer changa propos » (Antoine de La Sale, 1456). De là, en combinaison avec faire : « Et si lui fait changier maniere » (Christine de Pizan, vers 1400), « La venue du Roy leur pourroit faire changier propos » (Procès-verbal des conférences tenues à Lyon et à Genève pour mettre fin au schisme de Bâle, 1447), « Fortune n'est aultre chose que de luy faire changer propos » (Michel Riccio, 1506).
(8) Exemples de construction par l'accusatif : « Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort » (La Logique de Port-Royal, 1662), « Cette aventure [...] contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg » (Balzac, 1832), « L'ombre qui fuyait le fit penser à Nicole » (Alexandre Dumas, 1846), « Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte » (Zola, 1873), « [Tel rappel] qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge » (Proust, 1913), « Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires » (Id., 1919), « Un désespoir d’amour qui le fait penser au suicide » (René Doumic, 1933).
(9) Exemples de construction par l'accusatif : « Aucune puissance ne l'eût fait renoncer aux cravates de mousseline » (Balzac, 1837), « On le fit renoncer à ses prétentions, et non pas On lui fit renoncer à ses prétentions » (Litais de Gaux, Théorie du verbe, 1845), « L'encombrement des guichets le fit renoncer à rien demander » (Joseph Malègue, 1933), « Il n'y a pas eu moyen de le faire renoncer à son mystère ridicule » (Robbe-Grillet, 1953).
(10) Exemples de construction par l'accusatif : « Les faire recourir à un codicille » (Balzac, 1836), « Quelle menace est capable de l'effrayer au point de le faire recourir à la police ? » (Simenon, 1931).
(11) « Agentivité est le terme le plus général et le plus abstrait pour tout un faisceau de traits sémantiques convergents, tels que le contrôle exercé par l'individu sur ses actions et sur son environnement, l'intentionnalité qui dirige ses actions et enfin l'activité elle-même qu'il exerce sur le monde extérieur » (Georg Bossong, 1998).
Remarque 1 : Il ne vous aura pas échappé que ces difficultés disparaissent quand l'agent de l'infinitif est exprimé par un pronom personnel de la première ou de la deuxième personne (me, te, nous, vous), dont la forme est identique à l'accusatif et au datif.
Remarque 2 : On s'étonne de voir figurer sous la rubrique « Faire + infinitif avec un complément d'objet indirect » du TLFi cette citation d'André Maurois : « Elle lui fit promettre d'écrire souvent. » Promettre n'est-il pas un verbe transitif direct ?
Ce qu'il conviendrait de dire
Rien ne le fera changer d'avis (selon l'Académie), mais le tour avec lui a ses partisans...