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C'est grave, docteur ?

« Alexis se bloque le dos ; Vincent a des calculs biliaires ; Paul développe des problèmes auditifs ; Joël déclare une maladie cardiovasculaire... »
(Jehanne Essa, sur latribune.fr, le 29 août 2019 )  

 

FlècheCe que j'en pense


« En voilà une belle brochette de bras cassés ! » ne manqueront pas de s'exclamer les esprits carabins. Las ! la langue ne semble pas en meilleure santé que les protagonistes de cette affaire. Car enfin, j'en étais resté pour ma part aux constructions pronominales une maladie se développe, se déclare (chez un patient, chez un animal...) : « Cette maladie se développe fréquemment chez les jeunes gens » (Grand Larousse du XIXe siècle), « Chez les bovins, la maladie s'est développée à partir de 1988 » (Larousse en ligne) ; « La maladie s'est enfin déclarée » (Dictionnaire de l'Académie), « La fièvre se déclara brusquement » (Robert illustré), « Une maladie du corps se déclare bien [...] chez quelqu'un qui nous paraissait en parfaite santé » (Jules Romains).

D'où vient donc cette fâcheuse tendance à confondre le sujet et l'objet d’une action, celui qui l'accomplit et celui qui la subit, s'interroge à bon droit Renaud Camus dans son Dictionnaire des délicatesses du français contemporain ? Mais d'outre-Manche, pardi ! C'est du moins clairement le cas du tour développer une maladie, calque de l'anglais to develop a disease (« contracter une maladie ») (1). Seulement voilà : développer, en bon français, signifie « déployer ; faire croître » ; développer une maladie ne peut donc s'entendre sous nos latitudes qu'au sens de « lui donner de la force, de l'ampleur », à l'instar de cette citation prélevée dans La Vie littéraire d'Anatole France : « Elle souffrait depuis longtemps d'une maladie de foie que le chagrin avait développée. » Mais rien n'y fait. Le site Internet de l'Académie a beau mettre en garde l'usager contre l'emploi impropre de développer une maladie (2), le tour se répand comme une lèpre jusque dans les dictionnaires usuels : « Développer une maladie, en être effectivement atteint » (Larousse en ligne), « Personne qui développe une maladie, chez qui cette maladie s'installe et progresse [donc se développe !] » (Robert illustré). Pis, il surgit au détour de l'article « prédisposer » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Rendre quelqu'un susceptible de développer une maladie ou d'être affecté par un dérèglement physiologique. » Un comble !

Quant au verbe déclarer, il est certes attesté de longue date dans la langue médicale, mais sous sa forme pronominale : « Ce mot commence à se dire parmi les médecins polis, et il est usité en parlant des maux et des maladies. Il signifie paraître, se faire connaître, se montrer en quelque endroit du corps [j'ajoute : commencer à se manifester]. La maladie s'est déclarée au bras, le mal s'est déclaré à l'épaule », lit-on en 1680 dans le Dictionnaire de Richelet. Mais voilà que le bougre se voit à son tour contaminer par le mal anglais : à force d'entendre dire, sous l'influence de la perfide Albion, quelqu'un développe une maladie au lieu de une maladie se développe chez quelqu'un, le patient français en est récemment venu à dire de même quelqu'un déclare une maladie au lieu de une maladie se déclare chez quelqu'un. Pas de quoi en faire une jaunisse, pensez-vous ? Le hic, c'est que déclarer une maladie a une tout autre signification dans notre langue, à savoir « en faire état, en communiquer l'existence (en particulier auprès de l'Administration) » ; on peut aussi déclarer une maladie incurable (mortelle, contagieuse, etc.), comprenez : la reconnaître ouvertement comme telle. Pour preuve ces exemples que je soumets à votre examen : « On courut appeler le médecin, qui déclara la maladie sérieuse » (Eugène de Mirecourt), « Il lui déclare la maladie dont son œil est affligé » (François Guizot), « La victime doit déclarer la maladie à la Caisse primaire d'assurance maladie dans un délai de quinze jours » (Code de la Sécurité sociale).

L'ambiguïté observée est d'autant plus regrettable que les constructions régulières ne manquent pas : contracter, attraper (3), avoir, couver une maladie ; souffrir d'une maladie ; être affecté, atteint, touché par une maladie. Mais il faut croire que les mauvaises habitudes sont plus contagieuses que les bonnes...

(1) On notera que le patient anglais dit aussi to contract a disease (« gagner, contracter, attraper une maladie », selon le Royal Dictionary d'Abel Boyer, 1699).

(2) « On évitera également d’employer l’anglicisme Développer un cancer » (rubrique Dire, ne pas dire, 2013).

(3) Encore présenté comme familier dans la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie, le tour attraper une maladie est désormais donné sans marque d'usage. La langue soignée continue toutefois de lui préférer contracter une maladie, où ledit verbe reprend le sens latin de « tirer ensemble » (contrahere), d'où « faire venir à soi ».

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Paul souffre de problèmes auditifs, Joël a contracté une maladie cardiovasculaire.

 

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P
Bonjour,<br /> Je suis surpris de votre proposition « contracter une maladie cardiovasculaire ». J'aurais instinctivement réservé ce verbe à une maladie infectieuse, et non à une maladie résultant d'un changement physiologique, si je puis m'exprimer ainsi: contracter une grippe, contracter la scarlatine… Mais je ne dirais a priori pas contracter un AVC, un calcul biliaire ou une luxation de l'épaule... J'ai posé la question autour de moi avant de me commettre ici, et il semble que je ne sois pas le seul de cet avis.<br /> Cordialement<br /> Ph. R.
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Y
Merci de cette mise au point, qui je l'espère, contribuera à la lutte contre un certain appauvrissement du vocabulaire.<br /> Ceci étant, cette phrase me titille l'œil  : « Mais voilà que le bougre se voit à son tour contaminer par le mal anglais ». Il me semble qu'ici on doit avoir un participé passé et pas un infinitif (quoique, maintenant j'ai un doute).
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