Que celui qui n'a jamais été agité par le vent de confusion qui souffle sur la conjugaison du verbe bruire me jette la première... branche !
Il faut dire que l'on a laissé ce verbe intransitif – qui signifie « faire entendre un son léger, confus et continu » – devenir non seulement défectif (il ne possède plus toutes les formes conjuguées), mais encore irrégulier : il se conjuguait autrefois comme fuir (l'ancien participe bruyant, devenu adjectif avec un sens plus... sonore, en garde le souvenir), il se rattache désormais à finir et à son affixe en -iss-, sous l'influence de bruissement. Ainsi, bruire n'est plus usité aujourd'hui qu'à l'infinitif, aux troisièmes personnes de l'indicatif présent et imparfait, ou du subjonctif présent, et au participe présent : il bruit, ils bruissent (au lieu de l'ancien ils bruient) ; il bruissait, ils bruissaient (au lieu de il bruyait, ils bruyaient) ; qu'il bruisse, qu'ils bruissent (au lieu de qu'il bruie, qu'ils bruient) ; bruissant (au lieu de bruyant).
N'allez pas croire pour autant, comme il se murmure dans les milieux autorisés depuis la fin du XIXe siècle, qu'il existerait un verbe « bruisser » du premier groupe, présentant l'insigne avantage d'être plus maniable et plus régulier dans sa conjugaison reconstituée... L'Académie hausserait aussitôt le ton pour crier au barbarisme et au bouche-trou (mais pour combien de temps encore ?).
On évitera donc d'écrire avec Sartre : La jungle bruisse (au lieu de La jungle bruit) ou – monstruosité suprême aux oreilles des puristes – avec Saint-Exupéry : Quelque chose bruissa sous la table (au lieu de... rien du tout, à moins de recourir à l'ancienne forme du passé simple bruit).
Les feuilles bruissent sous le vent. Les insectes bruissaient dans l'herbe.
Et qu'il bruit avec un murmure charmant / Le premier « oui » qui sort des lèvres bien-aimées (Verlaine).
Les couloirs de l'Élysée commencent à bruire des rumeurs les plus folles (de préférence à commencent à bruisser).
Le bruissement de l'eau, des ailes d'un oiseau.
On retiendra que le verbe bruire se conjugue désormais sur le modèle de finir (à certains temps), non comme s'il s'agissait d'un verbe « bruisser » qui n'existe pas.
Remarque 1 : Il va sans dire que la plupart des dictionnaires (à l'exception de celui de l'Académie) ont depuis longtemps enregistré le si pratique verbe « bruisser » qui, se chuchote-t-on, « tend à remplacer bruire dans ses formes défectives » (Petit Larousse). Encore faudrait-il que son usage se limitât à ces seules formes-là...
Remarque 2 : On s'étonne de découvrir dans le tableau de conjugaison dudit Larousse le participe passé bruit. Si participe passé il devait y avoir, celui-ci serait logiquement formé sur le modèle de finir (éventuellement fuir), sans cet insolite t final condamné à s'envoler au premier coup de vent.
Remarque 3 : De même que bruire est concurrencé par la forme « bruisser », présentant une conjugaison complète et régulière, clore est concurrencé par le verbe – bien réel, cette fois – clôturer (voir l'article consacré à Clore / Clôturer). Preuve, s'il en est besoin, de la suprématie des verbes du premier groupe dans le français contemporain.
Remarque 4 : L'étymologie nous enseigne que le verbe bruire est un croisement du latin rugire, « rugir » et de bragere, « bramer » (qui a donné « braire »). Drôle de murmure que celui issu de ce croisement-là !
(Editions du Seuil)