« À la rentrée scolaire, en septembre 2024, les ports de signes ostensibles religieux avaient diminué de façon drastique. »
(Anne Genetet, ministre de l'Éducation nationale, le 17 octobre 2024.)
Ce que j'en pense
À chaque nouvelle affaire de voile, la question refait surface : les signes religieux interdits à l'école publique sont-ils ostensibles ou ostentatoires ? Le doute est d'autant plus légitime que le législateur a substitué le premier adjectif au second au tournant des années 2000. Qu'on en juge :
« Les élèves doivent se garder de toute marque ostentatoire, vestimentaire ou autre, tendant à promouvoir une croyance religieuse » (circulaire Jospin, 1989).
« Il n'est pas possible d'accepter à l'école la présence et la multiplication de signes si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie communes de l'école. Ces signes sont, en eux-mêmes, des éléments de prosélytisme » (circulaire Bayrou, 1994).
« [La loi préserve l'école publique] des pressions qui peuvent résulter des manifestations ostensibles des appartenances religieuses » (circulaire Fillon, 2004).
Pourquoi ostentatoire a-t-il été ainsi écarté au profit de ostensible ? Pour le comprendre, il convient de lever le voile sur les définitions des intéressés. Que nous disent les lexicographes ?
Est ostensible :
Est ostentatoire :
Premier constat : en optant pour ostensible (alors perçu comme un compromis linguistique et politique entre visible et ostentatoire), le législateur de 2004 a imprudemment fait le choix d'un terme polysémique qui, appliqué aux signes d'appartenance religieuse, se prête à des analyses divergentes. Comparez :
« Le terme ostensible [traduit] une volonté d'extériorisation, de revendication publique d'une appartenance religieuse. Le signe arboré prend dès lors valeur d'emblème, d'étendard, de symbole, destiné à permettre la distinction et la reconnaissance immédiate. Il s'affiche ouvertement, avec évidence, sans se cantonner à la dimension d'indice discret » (rapport du Sénat sur le projet de loi Laïcité, 2004), « Celui qui porte un signe ostensible [...] manifeste le désir de se faire remarquer et d'attirer l'attention sur lui » (Jamil Sayah, La Laïcité fondement de l'école républicaine, 2006).
« En 2004, le législateur a préféré faire référence à l'ostensible, plutôt qu'à l'ostentatoire, pour qualifier les signes et tenues des élèves qui seraient désormais interdits. [Or] en soi, la définition de ostensible n'implique pas [nécessairement] une intention d'être remarqué par les autres ni un caractère revendicatif. Pourtant c'est cette signification qui s'est peu à peu imposée s'agissant des signes religieux » (Mathilde Philip-Gay, L'Ostentatoire dans l'application du principe de laïcité, 2018).
« L'insigne simplement ostensible est moins agressif [que l'insigne ostentatoire]. Il ne se cache pas mais il ne s'affiche pas non plus. On ne peut l'ignorer mais il n'attire pas systématiquement le regard. Sans doute l'adjectif visible aurait été plus opportun et plus habile [...] mais la mesure aurait paru bien radicale » (Jacques Robert, La Fin de la laïcité ?, 2004), « Un signe ostentatoire est un signe que l'on veut montrer alors qu'un signe ostensible est un signe que l'on ne cache pas » (Philippe Deubel et alii, 100 fiches pour comprendre le système éducatif, 2023).
« Le signe ostensible renvoie uniquement au port d'un signe personnel que l'on voit de façon évidente » (Nicolas Cadène, En finir avec les idées fausses sur la laïcité, 2023), « Ostensible signifie simplement "visible" ou "fortement visible". La loi de 2004 entend ainsi restreindre ce qui est simplement visible et ne va pas au-delà » (Irène Debost Bachler, 50 fiches pour comprendre la laïcité, 2023).
Entre ceux qui se réfèrent au sens le plus connoté de notre adjectif : « Qui est fait avec l'intention d'être vu » (selon le Larousse en ligne), « Qui est fait avec l'intention d'être remarqué » (selon le Robert en ligne), « Que l'on veut faire remarquer » (selon la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) et ceux qui s'en tiennent à son acception la plus neutre : « Que l'on peut voir » (selon le TLFi), « Qui peut être vu » (selon la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), la polémique prend des allures de querelle des Anciens et des Modernes. « Les définitions modernes décrivent [ostensible] comme "ce que l'on ne cache pas, ce qui est fait avec l'intention d'être vu", donc avec l'intervention d'un sujet, lit-on dans un éditorial des Échos (2004). L'évolution de la langue a en quelque sorte subjectivé le terme que le Littré définissait simplement comme "ce qui peut être montré". » Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.
Selon les sources, ostensible est soit un emprunt direct au latin médiéval ostensibilis (« visible, que l'on doit montrer [!] ; évident, apparent », d'après le Novum Glossarium Mediae Latinitatis ; « qui paraît », d'après le Dictionnaire historique de la langue française), soit un dérivé savant − formé au moyen du suffixe -ible exprimant la possibilité − du latin ostensum, variante de ostentum, supin du verbe ostendere (proprement « tendre en avant », d'où « présenter, exhiber, montrer »). Le Dictionnaire historique croit l'avoir repéré dans un texte daté de 1346, mais faute d'indication plus précise il ne m'a pas été possible de vérifier le sens dans lequel notre adjectif y aurait été employé. On relève également en moyen français quelques occurrences de la graphie ostensif, empruntée du latin tardif ostensivus (« démonstratif, qui a pour but de prouver ; qui symbolise », d'après le Novum Glossarium ; « propre à montrer », d'après le Dictionnaire historique [1]) : « L'arbre d'olive [= l'olivier, ici employé au féminin] De pais avoir est ostensive » (poème anonyme, vers 1330), « Le quatriesme don, ostensif damour tresgrand et superlatif, que nostre seigneur nous a monstre » (Pierre Doré, 1538). Tout un symbole !
Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour que ostensible fasse son entrée dans les ouvrages lexicographiques, d'abord avec un sens conforme à la seconde étymologie : « Ostensible oder Ostensif, das man aufweisen kann [= qu'on peut montrer] » (Nouveau Dictionnaire françois-allemand, 1689), « Qui peut être montré » (Dictionnaire de l'Académie, 1740-1798), auquel sont venus s'ajouter ceux hérités de ostensibilis et de ostensivus : « Que l'on peut montrer, qui est destiné à être vu » (Dictionnaire de Trévoux, 1743), « Lettre ostensible, se dit indifféremment d'une lettre qui peut se montrer et d'une lettre qu'on écrit exprès pour être montrée » (Supplément à l'Encyclopédie, 1776), « Qu'on peut montrer ; qui peut être étendu sous les yeux ; dont la démonstration est facile ; qui tombe sous le sens » (Dictionnaire étymologique de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, 1829), « Qui peut être montré, qui est fait pour être montré » (Dictionnaire de l'Académie, 1835-1878), « Qui annonce l'intention d'être vu, remarqué » (Nouveau Dictionnaire de Pierre Larousse, 1856), « Qui peut être montré et, par extension, qui est très apparent » (Vocabulaire des expressions philosophiques d'Henri Marion, 1882), « Fait, préparé avec l'intention d'être montré » (Dictionnaire général de Hatzfeld, 1890), etc. On le voit : le trait « intentionnel », déjà présent en latin médiéval, est attesté en français depuis au moins le milieu du XVIIIe siècle (2). A fortiori du temps de Littré :
« J'ai offert au nom du département ce signe ostensible [= un drapeau] qui peut faire connaître [que le bataillon] appartient à Mayenne et Loire » (abbé Ollivier, 1793), « Ils promirent cent francs [à une dame-claque] si elle voulait sanglotter au second acte de la pièce, pleurer au quatrième, et se trouver mal au dénouement ; le tout d'une manière ostensible, afin que les journalistes pussent le lendemain relater le fait dans leurs feuilles » (Louis Castel Robert, 1829), « Ils devaient correspondre entre eux, d'une manière ostensible, afin de faire croire qu'on était à la veille d'une grande révolution » (Mémoires de Griscelli, 1867), « Ostensiblement [c'est-à-dire] de manière à être vu, remarqué » (Éman Martin, 1879), « [Il a pris] congé du garde des sceaux, d'une façon ostensible, pour être remarqué » (Louis Ulbach, 1883).
Pour autant, c'est surtout le sens neutre, me semble-t-il (encore que le contexte ne permette pas toujours de trancher), qui s'est d'abord imposé dans les affaires de port d'insignes, de tenues, voire d'armes. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples anciens :
« L'opinant demande que tout Français soit tenu de porter ostensiblement la cocarde nationale » (journal Le Rédacteur, 1799), « Deux ministres, sans signe ostensible de culte, accompagnaient à l'échaffaud [sic] le malheureux » (Journal de la Côte-d'Or, 1801), « [Les deux femmes] n'ont point caché leurs schalls [des Indes aux agens du fisc], elles les portaient ostensiblement » (Le Courrier des tribunaux, 1829), « Décision du roi qui permet aux militaires de l'armée de terre le port ostensible [en l'espèce à la boutonnière] des médailles de sauvetage » (Annuaire de l'état militaire de France, 1832), « Les couteaux de poche entre les mains des rebelles sont réputés armes par le fait seul du port ostensible » (Décret-loi disciplinaire et pénal pour la marine marchande, 1832), « Voilà huit ans que ce M. Gros porte publiquement le ruban rouge [...]. À qui fera-t-on croire qu'après huit ans de port ostensible de la croix [de la Légion d'honneur] on ait voulu diriger à ce sujet un procès sérieux contre [lui] ? » (journal Le Charivari, 1838), « La Chambre des députés a repoussé [...] une pétition en faveur de la liberté du costume. Une dame s'était, on ne sait trop pourquoi, adressée aux représentants pour leur demander de l'autoriser à porter [...] des vêtements masculins [...]. Cette question du costume féminin revient périodiquement à l'ordre du jour, et chaque fois qu'on s'en occupe, on est bien obligé de reconnaître qu'elle se résout, en dernière analyse, dans le port ostensible du pantalon. Je dis ostensible, c'est-à-dire non voilé par une jupe » (journal La Petite Presse, 1888). (3)
L'Académie elle-même, en 1935, n'envisageait encore pour ostensible dans porter un insigne d'une manière ostensible que le sens neutre de « qui est visible, apparent » (huitième édition de son Dictionnaire), avant de laisser le choix de la nuance sémantique, dans la neuvième, entre « qui peut être vu ; que l'on ne fait rien pour dissimuler ; que l'on veut faire remarquer » (notez la gradation de l'intention).
Mais voilà que des voix s'élèvent pour faire remarquer que, si... l'intention du législateur de 2004 est de prendre ostensible dans son acception connotée, la différence avec le paronyme ostentatoire ne saute alors plus vraiment aux yeux. C'est ne pas voir que, même dans ce cas, l'adjectif en -oire va plus loin que celui en -ible :
« Ostentatoire renchérit sur ostensible en marquant non seulement l'intention de montrer avec affectation mais surtout de choquer, de provoquer » (selon le bulletin suisse Défense du français, 2004), « Ostensible, c'est un peu plus que visible et un peu moins que ostentatoire. Il y a [dans ce dernier adjectif] l'idée de montrer avec excès, de manifester une volonté d'exhiber » (selon Pierre Encrevé, 2003), « [Ostentatoire] suppose un étalage indiscret, voire tapageur » (selon Bruno Dewaele, 2004), « Ostentatoire désigne un comportement appuyé, volontairement insistant, qui vise à "faire éclat" » (selon Irène Debost Bachler, 2023), « Ostentatoire relève du mauvais goût et du manque d'éducation » (selon Léon Karlson, 2010), « Ostentatoire est négatif : il désigne quelque chose que l'on rend exagérément apparent, remarquable, pour se mettre en avant. Ainsi, une richesse ostentatoire est une richesse montrée de façon exagérée, pour épater les autres » (selon Alain Polguère, 2022), « Ostentatoire a quelque chose de désobligeant, évoquant la prétention et quelque arrogance » (selon Alain Rey, 2003).
Partant, le port ostensible d'un signe religieux constituerait un acte de revendication identitaire, quand son pendant ostentatoire verserait dans la provocation prosélyte (avec ce que cela suppose de subjectivité dans l'appréciation du comportement de l'élève [4]). Rien que d'assez conforme à l'étymologie, là encore : ostentatoire est dérivé du latin ostentatum, supin de ostentare, qui n'est autre que le fréquentatif de ostendere, sur le supin duquel a été formé ostensible. (5) Ici, on montre intentionnellement ; là, on fait étalage avec insistance.
Las ! force est de constater, avec le TLFi, que cette nuance de sens n'est pas toujours respectée par les écrivains :
« [Employé comme] synonyme de ostentatoire. "Après l'avoir déterminé à prendre un habit moins ostensible, nous causâmes familièrement, et je ne fus pas long-tems à m'apercevoir que mon jeune parent n'était point guéri de sa présomption" (Étienne de Jouy, L'Hermite de la Chaussée-d'Antin, 1813). "[La] phraséologie partout ostensible et affichée [de Guez de Balzac]" (Sainte-Beuve, Port-Royal, 1842) » (à l'article « ostensible »).
« Synonyme rare et littéraire de ostensiblement. "[Il avait] ostentatoirement ouvert devant [lui] (...) un livre figurant la seule concession qu'il daignât faire à l'idée d'étude" (Robert de Montesquiou, Mémoires, avant 1921) » (à l'article « ostentatoirement » [6]).
De là à soutenir, avec le juriste Frédéric Rolin (7), que « le Trésor informatisé de la langue française, avec beaucoup de netteté, affirme que ostensible est synonyme de ostentatoire », il y a un pas que l'on se gardera de franchir de manière trop... enfin, bref, vous voyez ce que je veux dire.
(1) Toujours d'après le Dictionnaire historique, « ostensif, bien que sorti de l'usage général où ostensible l'a supplanté, s'est maintenu avec des acceptions spéciales en logique et en linguistique (définition ostensive), par emprunt à l'anglais ostensive, de même origine ».
(2) Wartburg le voit plutôt apparaître en 1801, sous la plume de Louis-Sébastien Mercier : « Que de marbres ostensibles, qui ne sont pas ostensifs, du moins dans les lieux et les jardins publics ! mais notre magistrature actuelle ne veut pas comprendre cela. Les arts ! les beaux arts ! » (Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles). Las ! si Mercier précise le sens de ostensif (« qu'on peut montrer »), il ne dit mot de celui de ostensible. S'agit-il bien de « fait avec l'intention d'être montré », comme le croit Wartburg ?
(3) Le doute est permis dans les exemples suivants : « Les Grecs ne donnaient aux artistes et aux athlètes, qui se distinguaient, qu'une couronne de chêne ; mais c'était un signe ostensible du mérite reconnu » (Éloge de M. Blondel, 1775), « Interdire tout signe ostensible qui pourroit servir au ralliement ou à la division » (Joseph Mandrillon, 1788).
(4) « [Ostensible] est moins susceptible d'interprétation que l'adjectif ostentatoire, lequel témoigne de la mise en valeur excessive et indiscrète d'un avantage, et renvoie ainsi à un comportement proche de la provocation, dont on sait combien il est difficile à apprécier pour les équipes éducatives » (rapport du Sénat sur le projet de loi Laïcité, 2004), « En matière religieuse, l'ostentatoire est perçu comme une manifestation outrancière et importune d'une croyance, d'un rite ou d'un degré de pratique religieuse. On comprend donc que ce caractère attribué à un objet ou à un comportement dépend de son appréciation par les autres » (Mathilde Philip-Gay, 2018).
(5) Ostentatoire est attesté sporadiquement au XVIe siècle : « Cupidité de prosperité ostentatoire » (Jean Bouchet, 1527), « Epistres dedicatoires, adulatoires, ostentatoires » (Le Manuel d'Epictete, 1558), puis repris à la fin du XVIIIe siècle : « Les partisans d'une vertu ostentatoire et factice » (Journal historique et littéraire, 1778), « Une administration plus ostentatoire » (La Décade philosophique, littéraire et politique, 1797), « Son culte sincère, vrai, quoique ostentatoire, pour son mari » (Lamartine, 1853). En 1899, le linguiste Ferdinand Brunot le range au nombre des néologismes auxquels personne ne voudrait renoncer.
De la même époque date le synonyme ostentateur : « Jeunes gens braves et ostentateurs [= qui font montre, qui tirent vanité] de leur noblesse » (Georges de Selve, 1535), « Une philosophie ostentatrice et parliere » (Montaigne, 1580).
(6) On notera que ledit adverbe est absent du Petit Larousse, du Petit Robert et du Dictionnaire de l'Académie, qui ne connaissent que ostensiblement.
(7) Cité par Wafa Tamzini dans Recherches sur la doctrine de l'administration (2013).
Ce qu'il conviendrait de dire
Grande est l'ostentation, pardon la tentation de répondre : « À vous de voir. »