« Michel Barnier, ancien ministre et actuel négociateur en chef pour le Brexit, a marqué des points et apparaît comme un candidat crédible [à la présidence de la Commission européenne]. »
(paru sur bfmtv.com, le 20 mai 2019)
Ce que j'en pense
« [Crédible] s'applique aux idées, non aux personnes ; pour un homme, on dira : sérieux, digne de foi, qui inspire confiance », lit-on, incrédule, dans la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie. Car enfin, quel crédit accorder à la mise en garde des Immortels, quand celle-ci est ignorée jusque dans leurs propres rangs : « Un écrivain n'est plus crédible, s'il ne croit pas à l'inutilité de tout, s'il ose écrire une histoire qui se termine bien » (Discours de réception de Dominique Fernandez à l'Académie française, 2007) ? Même vent de contestation observé du côté du Larousse en ligne, qui n'hésite pas à prendre le contre-pied de la position défendue par l'Académie : « Crédible s'emploie surtout pour des personnes, mais aussi pour des choses. M. X, bien connu dans la région et très estimé, ferait un député crédible (= qui semble sérieux, en qui l'on a confiance). Une histoire tout à fait crédible. » Ou encore du TLFi : « En parlant d'une personne ou d'une chose. » Mais ce n'est pas tout : crédible est suspecté d'être un anglicisme, dans tous ses emplois selon Robert, uniquement quand il est appliqué aux personnes selon Alexandre Borrot et Marcel Didier (1). Qui croire, je vous le demande ? Mon côté saint Thomas ne pouvait que m'inciter à y regarder de plus près...
À l'origine est le verbe croire (credre, creire en ancien français), issu du latin credere (proprement « confier en prêt » d'où, au figuré, « se fier, avoir confiance », « admettre pour vrai (ce que dit quelqu'un) et, en latin chrétien, « avoir foi en (Dieu) »). Par dérivation populaire (voir remarque ci-dessous), croire a donné creable, credable (XIIe siècle), creiable, creaule (XIIIe siècle), puis croyable (vers 1370) d'après le nouveau radical verbal. À en croire le Dictionnaire historique de la langue française, l'adjectif « a progressivement cédé son ancien sens actif de "qui a la foi, qui croit facilement" à croyant et à crédule, gardant lui-même le sens passif de "qui peut être cru", en parlant d'une chose ["plausible"] ou d'une personne ["digne de confiance"] ». Autrement dit, croyable s'est employé de longue date à propos d'êtres animés : « A totes non creables genz » (Benoît de Sainte-Maure, XIIe siècle), « Preudommes loiaus et bien creaules » (Archives municipales d'Abbeville, 1283), « Et si [...] li sires requeroit qu'il se feist creavles de l'ensoine, il le feroit » (Philippe de Beaumanoir, fin du XIIIe siècle), « [La Dame] bonne, gentil, franche, amiable, Loial, noble, honneste, creable » (Guillaume de Machaut, vers 1341), « Des informations ou plaintes de personnes creables et non favorables » (Jean Jouvenel des Ursins, 1452), « Le sire de Jouinville, tesmoing croyable autant que tout aultre » (Montaigne, 1580), etc. En 1866, on croise encore chez Hugo des « personnes absolument croyables », mais cet usage a fini par vieillir (2), comme en témoignent les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie : « [Croyable] se dit des personnes et des choses » (1694-1878), « Il se dit surtout des choses » (1932), « En parlant des choses » (1992).
Mais venons-en à crédible, qui n'est autre que le doublet savant de croyable (credable), directement emprunté du latin credibilis (« croyable, vraisemblable ») à la fin du XIVe siècle (?) : « Soy faire croidible [sur le modèle de faire quelqu'un creable, "le persuader", se faire creable, "prouver"] » (Jean Golein, 1379 ?), « Leur effect [ce que l'on suppose de l'effet des planètes] n'est pas credible » (Eustache Deschamps, avant 1406), « Bien est credible Que toute chose t'est possible » (Passion de Semur, vers 1430), « Une chose que beaucoup ne trouvent pas credible » (Guillaume Bouchet, vers 1584), « Ceste eglise (qui avoit esté rebastie de nouvel, comme il est credible) » (Pierre Bonfons, 1608), etc. L'adjectif crédible s'appliquait-il aussi aux personnes ? Quoique rare dans l'ancienne langue, pareil emploi est surtout attesté... en anglo-normand, ce qui tend à accréditer la thèse de l'anglicisme : « Vaillaintz, crediblez et expertz persones aiantz notoire science en... » (traduction de « Credible, substantial, and expert men, having perfect knowledge in... » dans un texte de loi daté de 1423, sous Henri VI), à mettre en parallèle avec « Autre credable parsone de son counseil » (The Parliament Rolls, vers 1440). Un exemple emprunté au juriste tournaisien Jean Boutillier vient toutefois semer le doute : « Se il est homme credible ou non » (Somme rural, 1479). Influence de l'anglo-normand ou extension naturelle d'emploi du credible de Deschamps ? Bien malin qui pourrait trancher. Tout ce que l'on peut dire, c'est que crédible est un latinisme, éventuellement doublé d'un anglicisme (vieux de six siècles !) quand il est employé à propos d'une personne.
Mais poursuivons notre enquête. Jusqu'au début du XVIIe siècle, croyable et credible passent pour des synonymes dans les dictionnaires de l'époque (3), mais voilà que des critiques commencent à se faire entendre : « Crédible est plus récent et moins français que croyable » (4) (Henri Estienne, 1582), « Creable or credible, for croyable » (A Dictionary of Barbarous French de Guy Miège, 1679). À tel point que crédible finit par céder la place à croyable dans tous ses emplois... pour mieux revenir dans l'usage (en parlant des choses ou des personnes) deux siècles plus tard : « [Un fait] attesté par des témoins crédibles » (Frédéric Constant de Rougemont, 1856), « Nous prends-tu pour duppes, et comment est-il credible qu'y ait en Londres […] telle confrérie ou club que tu descris » (B. Buisson, Lettre d'Outre-Manche, 1880), « Hérodote n'est crédible que pour les choses qu'il a vues » (Alexandre Weill, 1890), « Le denoûment de l'histoire de Jean Clochepin est peu crédible » (Paul de Beaurepaire-Froment, 1912), « Un personnage très peu "crédible" » (Pierre Ogouz, 1937), « Si j'invente des noms, des lieux et des circonstances, je veux qu'ils soient crédibles et qu'ils pèsent leur poids » (Cocteau, 1947). Nouvelle influence de l'anglais ? C'est fort possible. Mais une autre explication ne peut être écartée. C'est que le substantif crédibilité, apparu justement au moment où crédible tombait en désuétude, s'est maintenu sans interruption, lui, jusqu'à nous (5) : « Des operations miraculeuses et eslevées par dessus toute credibilité » (Jacques Davy du Perron, avant 1618), « Ce ne sont pas, comme on parle, de simples argumens de crédibilité » (Guez de Balzac, 1651). Il s'agissait alors surtout d'un terme de théologie − emprunté selon toute vraisemblance du latin scolastique credibilitas −, que Richelet définit comme les « raisons humaines qui nous portent à croire les révélations divines » (Dictionnaire, 1694). Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, le sens s'est progressivement étendu de « ce qui rend une chose digne de foi (religieuse) » à « ce qui rend une chose digne d'être crue » (Dictionnaire de l'Académie, depuis 1878), « qualité de ce qui est croyable, possible ou vraisemblable » (Dictionnaire historique) : « Un garant [...] dont l'autorité respectée donnera plus de poids et de crédibilité à vos récits et à vos assertions » (Louis Bollioud de Mermet, 1765), « La seule dénégation de M. Réal détruirait toute la crédibilité de mon récit » (Charles Nodier, 1834), « Quand il s'agit d'événements singuliers advenus il y a six cents ans, la première question qui se présente est la crédibilité qu'on doit y accorder » (Émile Littré, 1872). De là, le mot s'est spécialisé dans le domaine de la critique littéraire, pour désigner la force de persuasion nécessaire pour que le public prête foi aux propos imaginaires du romancier : « Ce livre possède la première d'entre les qualités d'un roman : la crédibilité » (Paul Bourget, 1895), « La crédibilité est une des qualités nécessaires à un roman » (André Maurois, 1947), « Ce roman manque terriblement de crédibilité psychologique » (Émile Henriot, 1953), puis dans le domaine militaire (vers le milieu des années 1960, sous l'influence cette fois indéniable de l'anglais) avec le sens de « certitude que fait éprouver une puissance quant à l'exécution d'une politique offensive (notamment en matière nucléaire) » (Robert) : « La crédibilité des forces nucléaires » (Xavier Deniau, 1988). La diffusion dans la langue courante du substantif a-t-elle favorisé celle de l'adjectif, comme le laissent entendre ces commentaires : « Histoire, à vrai dire, peu "crédible" (qu’on me pardonne ce néologisme imité de M. Paul Bourget) » (Charles Bourdon, 1929), « Crédibilité : ce qui rend une chose croyable. Crédible : un adjectif inventé pour la circonstance [!], avec une hardiesse peut-être excessive » (L'Express, 1962), « On a admis (reconnu par l'Académie française en 1694) le substantif abstrait crédibilité puis incrédibilité d'où l'on est revenu à crédible [aux dépens de croyable] » (Aurélien Sauvageot, 1980) ? Ou est-ce plutôt le phénomène inverse qui fut à l'œuvre ? Difficile à dire, croyez-le bien.
Quid, enfin, de l'emploi de crédibilité à propos des personnes ? Les exemples, quand ils seraient rares avant le XXe siècle, ont le mérite d'exister, notamment dans la langue juridique : « Le degré de la crédibilité du témoin, et par conséquent de la probabilité du fait » (David Renaud Boullier, 1737), « La crédibilité d'un témoin est d'autant moindre que le crime est plus atroce » (Catherine II de Russie, 1767), mais tout porte à croire, là encore, que l'anglais (ou l'italien) a pu exercer son influence (il s'agit dans les deux cas d'auteurs étrangers écrivant en langue française). De là à affirmer, avec Pierre Gilbert, que crédibilité est un « mot du XVIIe siècle, repris et répandu au milieu du XXe siècle sous l'influence de l'anglais credibility » (Dictionnaire des mots nouveaux, 1971), il y a un pas que je me garderais bien de franchir.
Résumons. Crédible et crédibilité sont deux latinismes, qui ont connu des fortunes diverses face à leur équivalents populaires. Ressuscité après deux siècles d'oubli, crédible est désormais en passe d'évincer son concurrent croyable. D'aucuns verront dans cet incroyable revirement l'influence de l'anglais credible (qui est emprunté du même mot latin) ; d'autres, l'incapacité de notre langue à avoir su maintenir l'ancienne forme croyableté pour faire barrage à crédibilité (6). Toujours est-il que les deux emprunts savants se voient opposer par leurs détracteurs les mêmes objections d'ordre esthétique et sémantique depuis près d'un siècle : « [Crédibilité] est un latinisme bien vilain [qui] ne dit rien de plus que vraisemblance » (André Thérive citant un correspondant dans Les Nouvelles littéraires, 1926) (7), « Crédible. Cet adjectif au sens assez vague est à éviter. Il faut lui préférer sérieux, important, honorable, qui inspire confiance, croyable, vraisemblable » (revue Défense nationale, 1986), « Pourquoi dire d'un homme qu'il est crédible, alors que, jusque vers 1970, il se contentait d'être sérieux ? On n'a pas encore importé de l'américain le mot incrédible, pour désigner un farceur ou un sauteur, mais soyons tranquilles : cela viendra » (Jean Dutourd, 1996), « Comment acquérir la conviction qu'un homme ou une femme politique est irréprochable, honnête, de probité candide ? La question est cruciale, si l'on veut que la sinistre crédibilité, mot disgracieux et cliquetant, soit enfin remplacée par la simple confiance » (Alain Rey, 1996). Je ne sache pas que l'on ait fait tant de cas de lisibilité, sensibilité, visibilité...
Superflus, crédible et crédibilité ? H. J. Schmitt n'est pas de cet avis : c'est le vieillissement de l'emploi de croyable à propos des personnes qui a favorisé, selon lui, le succès de crédible (et de crédibilité) (8). Pierre Gilbert ne confirme-t-il pas, dans son Dictionnaire des mots nouveaux (1971), que « [crédible] détermine des noms de personnes (ou de collectivités) et de choses, à la différence de croyable, qui ne s'applique normalement pas aux personnes » ? Les académiciens ne vont pas en croire leurs oreilles...
(1) « Appliqué à une personne, crédible est un anglicisme à éviter » (Code du bon français, 1991), dans la mesure où, comme vous l'aurez compris, l'anglais credible se dit aussi bien des choses que des personnes.
(2) Sauf en tournure négative, dans la langue familière : Il n'est pas croyable, ce mec !
(3) « Credible ou creable ou croyable, credibilis » (Dictionnaire français latin de Robert Estienne, édition de 1564 augmentée par Jehan Thierry), « Credible ou creable ou croyable, credibilis » (Thresor de la langue française de Jean Nicot, 1606), « Creyble, credible, croyable » (Thresor des deux langues française et espagnole de César Oudin, 1607), « Creable, as credible, or croyable » (A Dictionarie of the French and English Tongues de Randle Cotgrave, 1611), « Croyable, credible, qu'on peut croire » (Abrégé du parallèle des langues française et latine de Philippe Monet, 1620).
(4) « Pro Credibilis etiam in usu sunt duo, Croyable et Credible : sed hoc posterius, ut recentius ita minus Gallicum est » (Hypomneses de gallica lingua).
(5) Il succédait aux anciennes formes populaires creableté, croiableté (« qualité de ce qui est croyable ; attestation », selon Frédéric Godefroy) : « Se le vallet n'aporte avec soi bone creableté et certaine qu'il ait fait le gré de son mestre » (Étienne Boileau, vers 1268), « Il ne doit estre receuz a ouvrer devant que il se soit fes creables par boins temoins ou par creableté de sainte yglise que il ait espousé la fame » (Ordonnance relative aux tisserands de toile, 1281), « Credibilitas : creabletés » (Dictionarius de Firmin Le Ver, vers 1440).
(6) « Ah ! si croyable pouvait provigner », écrivait sans trop y croire André Thérive dans Les Nouvelles littéraires (1926). C'est oublier que croyable a bien eu une descendance, mais celle-ci n'a pas résisté à ce qu'Aurélien Sauvageot qualifie de « tendance à la latinisation à outrance » : « Nous nous encombrons d'un double lexique pour exprimer les mêmes notions et nous nous donnons parfois beaucoup de mal pour introduire des nuances différenciatives afin d'alléger ce fardeau de doublons » (Latinisation et économie, 1971).
(7) Dupré, quant à lui, approuve le jugement esthétique, mais défend énergiquement la valeur sémantique du mot : « [Crédibilité] n'est pas le synonyme de vraisemblance. » Pour preuve cette citation d'Abel Hermant : « Une histoire feinte, aussi remarquable par son invraisemblance que par sa crédibilité. »
(8) « Le néologisme permet de combler fort avantageusement une lacune lexicale due à un phénomène diachronique : le vieillissement d'un emploi » (Deux mots français ressuscités par l'influence de l'anglais : créatif et crédible, 1980).
Remarque 1 : Selon Arsène Darmesteter, la graphie credable s'explique par l'attraction exercée en français par la première conjugaison sur les autres : « Le latin dit : am-a-bilis, fl-e-bilis, vis-i-bilis, etc. en ajoutant le suffixe bilis au thème du verbe ou du participe [...]. De ces diverses terminaisons, la langue populaire, dès les premiers temps (VI-VIIIe siècle), n'a retenu que la première, a-bilis. Quelques mots en i-bilis ont bien passé avec leur terminaison ible ; ainsi horribilis, devenu orible (plus tard transcrit horrible) ; mais dans ces mots le peuple ne reconnaissait plus le suffixe verbal ; horribilis n'était plus rattaché à horrere ; il était considéré comme simple adjectif, au même titre que bonus, sanctus, fortis, et n'avait par suite qu'à passer par les transformations physiologiques de la phonétique sans se soumettre aux lois psychologiques de l'analogie. Pour les autres dérivés en bilis qui avaient cours dans la langue populaire, et que le peuple décomposait en thème verbal et en suffixe, ebilis, ibilis firent place à abilis ; et c'est ainsi que l'on trouve, dès le début du douzième siècle, credable, d'où plus tard croyable » (De la création actuelle de mots nouveaux dans la langue française, 1877).
Remarque 2 : N'en déplaise à Dutourd, l'antonyme incrédible est attesté depuis le XIVe siècle (à côté des variantes increable, incroyable), au sens de « impossible à croire (en parlant d'une chose) ; incroyant, mécréant (en parlant d'une personne) » : « Ce n'est pas chose incredible » (Nicole Oresme, vers 1377), « Destruire les incredibles et exaulcier nostre foy » (Jean Froissart, fin du XIVe siècle), « Nembroth aussi feit bastir lincredible tour de Babilone » (Gilles Corrozet, 1535), « Incredible ou Incroyable » (Jean Nicot, 1606). Incrédibilité a suivi au XVIe siècle : « Yronie se commect en plusieurs manieres : [...] pour l'incredibilité » (Pierre Fabri, 1521), « L'incredibilté de vostre patience » (Étienne Du Tronchet, 1583), « Ce qui fait qu'on ne peut croire une chose. Comme il y a des motifs de crédibilité, il y a aussi des motifs d'incrédibilité » (Dictionnaire de Furetière, 1690).
Remarque 3 : Précisons enfin que l'adjectif créable s'est aussi employé au sens de « qui peut être créé » (selon Littré).
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose (ou un candidat sérieux).