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À la recherche du "perds" perdu

« "Je suis impressionné qu'elle garde ainsi le silence. Mais je suis sûr que je ne paie rien pour attendre, et qu'elle est seulement trop polie pour déclencher une dispute devant un étranger. »
(Laurence Richard, traduisant Les Derniers Battements du cœur de Kelley York et Rowan Altwood, paru aux éditions Pocket Jeunesse)  

 

FlècheCe que j'en pense

La traductrice de ce livre pour adolescents aurait-elle perdu la tête ? Tout porte à croire qu'elle s'est bien plutôt laissé abuser par son oreille : paie rien ne se prononce-t-il pas quasiment comme perd rien ? La confusion, au demeurant, est d'autant plus attendue que le sens plaide également, dans plus d'un esprit, en faveur du verbe payer : n'entend-on pas par là, d'ordinaire, menacer quelqu'un de payer tôt ou tard pour ce qu'il a fait ? Il n'empêche, l'expression consacrée n'en demeure pas moins ne rien perdre pour attendre (*).

Ledit tour s'est d'abord pris en bonne part, dès le XVIIe siècle, pour annoncer la promesse d'un avantage, d'une satisfaction : « Une fille ne perd rien pour attendre [sous-entendu un bon parti], vivant avec un chaste honneur [et une] attrempée modestie » (Étienne Pasquier, avant 1615), « Mais il ne perd rien pour attendre, et ne sera pas moins avantagé pour avoir esté différé » (François Chevillard, 1664), « Patience, vous ne perdrez rien pour attendre, et vous allez tout à l'heure avoir contentement » (Anne-Marguerite Petit Dunoyer, 1707). Employé par antiphrase ou par ironie, il en est venu à servir de formule de mauvais augure, voire de menace (à l'instar de Vous aurez de mes nouvelles !) : « Je promets à mon ennemi qu'il ne perdra rien pour attendre » (Beaumarchais, vers 1778), « S'il [un poison] ne tue pas immédiatement, vous ne perdez rien pour attendre ; son effet est aussi sûr qu'il est caché » (Barbey d'Aurevilly, 1874), « Je ne sais pas où il s'est sauvé le bougre, mais il ne perd rien pour attendre, ce voyou-là ! » (Jean Anouilh, 1953). Et voilà comment on est passé du sens premier de « ne pas être désavantagé par la remise d'une décision ; tirer finalement profit du retard apporté dans l'exécution d'une action » à celui, opposé et désormais courant, de « ne pas échapper à une punition, à un châtiment, à une vengeance ; recevoir ce que l'on mérite, récolter ce que l'on a semé, quelque délai que cela exige ».

Las ! l'ironie qui sous-tend l'acception moderne n'est plus perçue par nos contemporains, ce qui favorise la réinterprétation en ne rien payer pour attendre. C'est là le prix à payer, feront observer les mauvais esprits, pour que la langue ne perde pas la faculté de dire une chose... et son contraire.

(*) On trouve aussi les variantes (non reconnues par l'Académie) ne rien perdre à attendre et ne pas perdre pour (ou à) attendre, parfois accompagnées du pronom y : « Madame de Polignac n'a rien perdu à attendre ! » (Alexandre Dumas, 1854), « Vous n'avez pas perdu pour attendre » (Eugène Scribe, avant 1861), « Mais soyez tranquille, vous n'y perdrez pas pour attendre » (Joris-Karl Huysmans, 1879).

 
Remarque 1 : Fred Vargas s'amuse de cette confusion phonétique dans son roman Sans feu ni lieu (1997) : « − Il criait : "Tu paies rien pour attendre ! Tu paies rien pour attendre !" Je n'ai pas compris. − "Tu ne perds rien pour attendre", proposa Louis. − Je vois pas la différence. − Ça veut dire qu'il t'en voulait. »

Remarque 2 : Les spécialistes ne s'accordent pas sur la valeur de l'infinitif introduit par pour : expression de la cause (« Il ne perd rien pour attendre (parce qu'il attend) », selon Hanse) ou de l'hypothèse (selon Knud Togeby) ?

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Je ne perds rien pour attendre
.

 

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