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Une histoire de p sonore

« Rétropédalage de Donald Trump ? Les smartphones et les ordinateurs exemptés des surtaxes. »
(paru sur capital.fr, le 12 avril 2025)

 

FlècheCe que j'en pense


La dernière reculade en date du président Donald Trump me donne l'occasion d'évoquer un caprice de la prononciation française, que Thomas résume en ces termes :

« Dans le mot exempt, on ne prononce ni le p ni le t : ègh-zan.
Dans son dérivé exempter, on ne prononce pas le p : ègh-zan-té.
Mais dans exemption, on prononce le p et le t : ègh-zamp-syon. »

Des mots de la même famille qui ont une prononciation différente, voilà un bel exemple d'illogisme s'il en est ! « Il faut donc tenir compte de l'usage et dire avec les gens de bonne compagnie exem(p)ter à côté de exemp'tion », confirme René Georgin dans Jeux de mots (1957).

Cette bizarrerie – qui n'est pas réservée à la seule famille de l'adjectif exempt : que l'on songe, par exemple, à sept (p muet) à côté de septuagénaire (p sonore) – ne date pas d'hier. On en trouve trace dès le XVIIe siècle chez Antoine Oudin : « Exemption suit la mesme reigle [p se prononce aux mots tirez du latin où pt se rencontre], contre celle de son verbe exempter » (Grammaire françoise, 1632), puis dans le Dictionnaire de l'Académie (dès la première édition de 1694) et dans le Littré. Le linguiste tchèque Vladimir Buben, à la suite de Charles Thurot, nous en explique l'origine : « Le p étymologique réintroduit par l'orthographe latinisante est resté muet dans les mots populaires et d'un usage commun » (Influence de l'orthographe sur la prononciation du français moderne, 1935). Il faut croire que exempt, emprunté du latin exemptus (participe passé de eximere « retirer, supprimer »), et son dérivé exempter étaient d'un emploi plus courant dans les siècles passés que exemption, emprunté du latin exemptio « action d'ôter »...

Toujours est-il que des voix s'élevèrent parmi les spécialistes de la langue pour accorder l'orthographe de l'adjectif et du verbe à leur prononciation usuelle :

« Exempter [ou] Exenter » (Odet de La Noue, Le Dictionnaire des rimes françoises, 1596).
« L'Académie écrit ces mots [exemt et exemter] avec un p, en avertissant qu'il ne se prononce pas. Mais puisqu'il ne se prononce point pourquoi l'écrire, sans autre raison que l'usage, qu'on peut et qu'on doit quelquefois faire changer. Il faut le respecter, mais non pas en esclave » (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787).
« Dans la première édition [de son Dictionnaire, l'Académie] a écrit domter [...]. On devrait donc écrire ainsi et de même exemter, au lieu de exempter » (Ambroise Firmin Didot, Observations sur l'orthographe française, édition de 1868). (1)

Mais ces graphies sans p, pourtant anciennes, ne réussirent jamais à s'imposer de nouveau, sans doute parce qu'elles désalignaient exemption du reste de la famille lexicale.

L'autre solution d'harmonisation entre écrit et oral consistait, vous l'aurez deviné sans peine, à autoriser la prononciation du p de exempt et exempter. Telle est désormais (depuis les années 1990 ?) la position de la maison Robert : « Exempt, -empte [ɛgzɑ̃(pt), -ɑ̃(p)t]. Exempter [ɛgzɑ̃(p)te]. » (2) Mais voilà que l'Office québécois de la langue française vient semer le trouble en écrivant sur son site Internet : « Dans les mots exempt, exempte, exempter et exemption, le p peut être muet ou non. » Ne pas faire entendre le p de exemption ? s'étrangleront les puristes, quelle drôle d'idée ! Renseignements pris, cela revient à renouer avec les hésitations de l'ancienne langue, où diverses variantes sans p sont attestées (notamment au XVIIe siècle, n'en déplaise à Oudin) à côté des formes refaites avec p étymologique :

« En exention » (Comptes royaux, 1314-1328), « La chartre de exemcion des causes » (texte anglo-normand daté de 1392), « Faire exemcion » (La Cronique martiniane, vers 1507), « L'exemtion de l'édit de quinzaine » (Collection Dupuy, 1585), « En exemtion de toutes charges » (La Coustume réformée de Normandie, 1614), « Examtion de devoir » (Philibert Monet, Abbregé du parallele des langues françoise et latine, 1620), « P semper quiescit in hisce [P est toujours muet dans] : exempt, exempter, exemption » (Nathanaël Duez, Compendium grammaticae gallicae, 1647), « Exention ou Exemption » (Paul Boyer Du Petit-Puy, La Bibliothèque universelle, 1649), « Exempt, (ou comme l'on prononce) Exent. Exempter, (ou comme l'on prononce) Exenter. Exemption ou Exention » (François-Antoine Pomey, Le Dictionnaire royal, 1671), « Exemtions de taille » (Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, académicien, 1723), etc.

J'entends d'ici les mauvaises langues pester contre un usage qui n'aime décidément rien tant que (de) nous... trumper.
 

(1) Déjà, en 1662, l'académicien Nicolas Perrot d'Ablancourt, partisan de la simplification de l'orthographe, avait opté pour les anciennes graphies exemt et exemter (à côté de exemption) dans sa traduction de L'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide.

(2) Larousse et l'Académie s'en tiennent encore aux recommandations de Thomas. Quant à Dupré, il joue le Suisse de service, en observant que « la tendance actuelle est de toujours prononcer le p : [ɛgzɑ̃pte], [ɛɡzɑ̃psjɔ̃]. Cependant, en langage soigné, on prononcera : [ɛgzɑ̃te] » (Encyclopédie du bon français, 1972).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Je vous laisse y réfléchir... en p (en paix).

 

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C
Sujet intéressant qui confirme à quel point prononciation et écriture font mauvais ménage en français et cela depuis des siècles. <br /> On pourrait tout de même trancher de manière moderne en regardant de près les autres mots issus directement de la même racine latine (emo-emere), Il y en a de nombreux formés par préfixation et pour tous le 'p' se fait entendre : péremption, préemption (qui se confondrait sinon avec 'préhension'), rédemption. Les formes issues du verbe équivalent 'sumo-sumere' sont dans le même cas : assomption, consomption, présomption, somptueux. Au total, il n'y a guère que prompt (promptitude, impromptu) qui cause le même souci que exempt. À l'évidence, c'est seulement dans les deux mots très courts et tronqués que la finale s'est amuissée. Au-delà des errances passées, il est donc logique, par cohérence, de promouvoir de nos jours la prononciation du 'p'.
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H
> chambaron<br /> il est vrai qu'aujourd'hui la logique et l'écriture / la pronciation ne font pas bon ménage mais étant donné que les langues vivantes se remplacent par de nouvelles habitudes et qu'il est bon de se débarrasser de ce qui n'est pas employé, je ne pense pas que le passé représente des "errances" ni que cela date depuis des siècles, c'est juste une question d'influence et donc de force.<br /> * Toutes les prononciations se valent et sont acceptées (à mon humble avis).