Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Header cover

Du provisoire qui dure

« [Marine Le Pen] a été condamnée à une peine de quatre ans de prison [...], une amende de 100 000 euros, ainsi qu’à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire (c'est-à-dire immédiate). »
(paru sur lindependant.fr, le 31 mars 2025)

 

FlècheCe que j'en pense


L'expression est dans toutes les bouches depuis qu'une peine d'inéligibilité a été prononcée, ce lundi 31 mars 2025, contre la favorite des sondages pour la prochaine élection présidentielle : exécution provisoire. Et le chroniqueur de langue veut croire que, pour le commun des justiciables, le plus gros coup de tonnerre dans cette affaire est venu de l'emploi de l'adjectif provisoire pour exprimer la notion d'immédiateté : « Pourquoi provisoire ? Le mot est mal choisi », s'offusque-t-on sur les réseaux sociaux. Mal choisi ? Pas tant que ça, à la réflexion : ne parle-t-on pas sans sourciller de détention provisoire (anciennement détention préventive) à propos de l'incarcération immédiate d'un inculpé en attente de jugement ?

Dérivé savant du latin provisus, participe passé de providere (« prévoir, pourvoir ; prendre des précautions »), l'adjectif provisoire serait apparu à la fin du XVe siècle dans la langue juridique : « Ou temps que lesdites ordonnances furent faictes, le Grant Conseil [...] ne prenoit cognoissance que de grans matières provisoires » (Christophe de Carmonne, procureur général du roi près le parlement de Paris, 1491), « Les sentences provisoires de nos juges seront executées, nonobstant oppositions ou appellations quelconques » (Ordonnances des Valois, 1499). D'après le Dictionnaire de l'Académie (1694-1935), il y qualifie un jugement « rendu par provision » (autre dérivé de providere), comprenez par mesure de prévoyance, pour parer à un besoin ou à une urgence en attendant (sous-entendu : un jugement définitif) : « Jurisdiction et cognoissance par provision, Causae cognitio fiduciaria » (Robert Estienne, Dictionaire françoislatin, édition de 1549), « Par provision signifie en attendant » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690). De là l'idée d'application immédiate qui se cache derrière l'exécution provisoire, « mesure ordonnée par un tribunal pour que sa décision soit immédiatement exécutée même s'il y a un appel formé contre elle » (Francis Lemeunier, Dictionnaire juridique, 1969).

Par extension, l'adjectif provisoire est passé dans l'usage courant au sens de « qui existe ou se fait en attendant une autre chose qui sera définitive » :

« Interpretations provisoires, et non definitives » (Jacques Davy du Perron, 1617), « Un expedient provisoire et passager, et non une vraye et complete interpretation » (Edme Aubertin, 1633), « En ces occasions si urgentes et si provisoires » (Jean-Maximilien de Langle, 1636), « Former un arrangement provisoire » (Journal des sçavans, 1770), « [La construction d'un] bâtiment provisoire pour les religieuses [de l'Hôtel-Dieu] » (Mémoire à consulter, 1773), « Établir un gouvernement provisoire » (Mercure de France, 1784) et, à propos d'une personne qui remplit une fonction en attendant d'en avoir le titre, « Chirurgien interne provisoire des hospices civils » (François-Alexis Vergnies, 1815).

Mais voilà que provisoire se met à lorgner du côté de temporaire, passager, momentané... : « [Le trottoir] brillait sous le soleil provisoire » (Malraux, 1933), « Tous nos actes [pendant l'occupation] étaient provisoires, leur sens était limité à la journée même où ils étaient accomplis » (Sartre, 1949). Ce glissement de sens, attesté dans la plupart des dictionnaires modernes – « Si j'en crois le dictionnaire des synonymes, les trois adjectifs provisoire, momentané et temporaire ont sensiblement le même sens, à savoir que l'objet auquel ils s'appliquent ne dure qu'un temps, généralement fort court » (René Fayssat, 1959), « Provisoire. Préalable à ce qui sera définitif ; qui est appelé à être remplacé, n’a pas vocation à durer, temporaire » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 2011), « Les domaines d'emploi de l'adjectif [provisoire], opposé à définitif, se sont étendus au XIXe siècle, au point que le mot équivaut à momentané » (Dictionnaire historique de la langue française, 2011) –, n'est pourtant pas du goût de tous les spécialistes de la langue :

« Ne confondez pas provisoire avec momentané. Un état provisoire précède un état définitif de même nature [...]. Momentané signifie "passager". Quand l'état momentané cessera, l'état définitif ne ressemblera pas à l'état momentané. C'est à bon droit que sur un ascenseur en réparation on met une pancarte portant ces mots : arrêt momentané » (André Moufflet, Contre le massacre de la langue française, 1931).
« Le préfixe pro- ("en avant") est le signe de la relation entre les deux états ; il marque l'attente de ce qui sera. Ni momentané, ni passager, ni même transitoire ne comportent en eux le support analogique que souligne provisoire. Ils ne donnent que de pures indications temporelles » (Dupré, Encyclopédie du bon français, 1972).
« Il est impropre d'utiliser provisoire au lieu de momentané [...]. C'est que la notion de provisoire reste marquée de manière indélébile par ses origines juridiques, c'est-à-dire par sa signification initiale de décision prise momentanément par un juge en attendant une décision judiciaire définitive appelée à la relayer [...]. Le provisoire ne se confond pas avec les notions qui expriment uniquement l'idée d'une durée limitée » (Paul Amsalek, Enquête sur la notion de "provisoire", 2009).

Il en va, hélas ! des experts de la langue comme de ceux de la justice : ils ont toutes les (le) peines du monde à s'accorder sur les infinies subtilités de leur spécialité...

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


La même chose.

 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article