Dans la grande famille des verbes en -iser à base qualificative, qui servent à exprimer une action de type rendre + adjectif, culpabiliser est appelé à la barre.
C'est tardivement et dans la foulée du substantif culpabilité que le bougre a été formé sur le radical de l'adjectif bas latin culpabilis (« digne de reproche, coupable »). On le trouve à partir du XIXe siècle (1), d'abord avec le sens juridique de « rendre coupable (aux yeux des autres) », d'où « déclarer coupable, faire apparaître comme coupable », pour faire pendant au verbe innocenter :
« Innocenter les coupables et culpabiliser l'innocence » (Adrien Alexandre Marie Hoverlant, ancien avocat, Essai chronologique pour servir à l'histoire de Tournay, 1811), « Il est du double caractère de la perversité de culpabiliser la vertu pour canoniser le crime » (C. Messier, Réfutation des prétendues fautes des Bourbons, 1815), « [Tels articles] du Code pénal ne culpabilisent que les prisonniers de guerre » (N. Gand, avocat, Code des étrangers, 1853), « Mais cet outrecuidant espère te culpabiliser ! » (Louis Leroy, dans Le Charivari, 1861 ; notez l'italique), « [Quelques femmes] ne tardèrent pas à la culpabiliser » (Marie-Amélie Chartroule, Sabine, 1882), « L'instruction faisait en sorte De culpabiliser Druaux » (Aristide Bruant, Chansons et monologues, 1896), « C'est lui [= à une date] donner le privilège d'innocenter tout ce qui est derrière elle et de culpabiliser tout ce qui se fera après elle contre son gré » (Émile Faguet, Le Pacifisme, 1908),
puis avec le sens psychanalytique de « rendre coupable (aux yeux du référent du complément d'objet direct) », d'où « faire éprouver un sentiment de culpabilité, donner le sentiment d'être coupable » :
(à l'actif) « Le rôle du thérapeute des parents sera [...] de ne pas les culpabiliser » (Revue française de psychanalyse, 1953), « Il croyait être en partie responsable de mes malaises, ce qui le culpabilisait » (Marie Cardinal, 1975) ;
(au passif) « Le sujet culpabilisé se condamne à l'échec » (Emmanuel Mounier, 1946) ;
(à la forme pronominale) « S'excuser, se culpabiliser de détenir une supériorité est l'attitude la plus stérile » (Maurice Druon, 1970).
Ces quelques exemples montrent assez que culpabiliser n'a longtemps été envisagé que comme un verbe transitif direct. Mais voilà que se répand depuis une cinquantaine d'années, et jusque dans la langue littéraire, un emploi intransitif (sans complément d'objet) au sens de « éprouver un sentiment de culpabilité, se sentir coupable » :
« Alors, de temps en temps, bien sûr, la névrose : on culpabilise ! Et en avant les neuroleptiques » (Maurice Clavel, 1972), « Il culpabilise, il est dévoré de honte » (Jean Lartéguy, 1972), « Mon père doit culpabiliser en imaginant qu'elle a souffert » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2000), « Si j'avais su [...], je t'aurais empêché de culpabiliser ! » (Didier van Cauwelaert, 2009), « Lambron culpabilise d'avoir été un meilleur élève [que son frère] » (Frédéric Beigbeder, 2023), « On ne culpabilise jamais de s'enfermer pour lire » (Yann Moix, 2023). (2)
Cet emploi intransitif de culpabiliser divise les lexicographes modernes : absent du TLFi et du Dictionnaire de l'Académie, il est enregistré sans réserve dans le Larousse et le Robert en ligne. Pour les auteurs de la Grande Grammaire historique du français (2020), il s'inscrit dans « la tendance du français contemporain à développer la construction intransitive, en particulier pour des verbes renvoyant aux émotions, aux sentiments, comme : angoisser, stresser, halluciner ». (3) Vous hallucinez ? Rien ne vous empêche de vous en tenir prudemment à la construction pronominale. Comparez : « Je [leur] conseillerais de ne pas culpabiliser pour si peu » (Maurice Rouleau, 2020) et « Je ne vais tout de même pas me culpabiliser pour si peu » (Jeanne Champion, 1987). Avouez qu'avec la seconde formulation on se sent tout de suite moins coupable, non ?
(1) Ce n'est pas parce que le Dictionnaire historique de la langue française laisse entendre que le verbe culpabiliser est apparu en 1946 (dans le vocabulaire de la psychologie et de la psychanalyse) qu'il faut le croire sur parole...
(2) Dans l'exemple qui suit, il s'agit plutôt du verbe transitif direct en emploi absolu : « Elle [= une femme qui vient d'annoncer à son mari qu'elle l'a trompé] fragilise, elle culpabilise, elle a besoin de s'affirmer parce qu'elle a peur » (Jean Dutourd, 1997).
(3) Selon ces mêmes auteurs, culpabiliser appartient à la catégorie des verbes dits « labiles » (avec casser, embellir, enlaidir, engraisser, etc.), dont le sujet de la construction indirecte (Jean culpabilise) correspond à l'objet de la construction transitive (Pierre culpabilise Jean).