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Pour ou contre braquer ?

« Antonio Ferrara arrêté : le "roi de la belle" [...] projetait de braquer un coffre-fort en Allemagne. »
(paru sur lindependant.fr, le 27 février 2025)  

 

FlècheCe que j'en pense


Braquer un coffre-fort, une banque, un banquier ? Croyez-le ou non, l'Académie ignore de quoi il retourne. Vous aurez beau scruter la dernière édition de son Dictionnaire à la loupe, vous n'y trouverez que des exemples de braquer avec, comme objet direct, un pistolet, un canon, des jumelles, des roues, le regard, voire l'opinion... Le choix se réduit encore pour le dérivé braquage : « Action de braquer les roues directrices d'un véhicule, les pièces mobiles d'une machine. » (1) Point de braquage (ni davantage de braqueur) de banque à l'horizon.

Pourquoi ce traitement de défaveur ? Il faut se tourner vers Hanse pour entrevoir la réponse : « Ne pas employer braquer quelqu'un au lieu de braquer une arme à feu sur, vers ou contre quelqu'un » – autrement dit : c'est l'arme que l'on braque, pas la cible (laquelle peut être une personne mais aussi une chose : établissement, fourgon, voire coffre-fort). Rien que de très conforme au sens premier du verbe, quand on y songe, à savoir « tourner, manœuvrer (un objet mobile) dans une certaine direction » :

« [Diogène] bracquoit [son tonneau] » (Rabelais, 1546), « Braquer et décharger les artilleries sur les ennemis » (Denis Sauvage, 1553), « Le canon est braqué » (Jacques Grévin, 1561), « Braquer un chariot, Temonem aut dextrorsum aut sinistrorsum obvertere vel torquere » (Jean Thierry, 1564), « [Ils] bracquerent une coulevrine bastarde droict à la porte » (Les Mémoires de Martin du Bellay, 1569), « Bracquer une arbaleste » (Philibert Monet, 1620), « Bracquer des canons, mousquets, et autres armes à feu » (Joseph de La Pise, 1639), « Maniere de braquer promptement une lunette à deux verres convexes » (Claude Comiers, 1665).

Seulement voilà : cela fait deux siècles que la variante braquer quelqu'un (ou quelque chose) est attestée à côté de braquer une arme à feu (ou à trait) sur quelqu'un (ou quelque chose) – et pas uniquement dans le registre de l'argot, où elle s'est spécialisée dans les contextes criminels. Jugez-en plutôt :

(braquer) « — As-tu besoin de sa permission pour lui envoyer deux balles dans la tête ? — [...] Votre Majesté veut faire de moi son prévôt des hautes œuvres, vous me commandez de braquer les gens comme des lièvres [...] » (Ludovic Vitet, 1827), « Ha, y faut z'ouvrir l’œil, y se fait tant de crimes ! C'est suffit que l'on sait que vous avez des biens, Que vous êtes braqués par ce tas de vauriens ! » (G. Bonnardel, 1886), « Haut les pognes ! Et ils vous braquent » (Francis Carco, 1927), « Je lui saute dessus avant qu'il ait le temps de me braquer » (Georges Le Fèvre, 1930), « C'est Raton Mérintier qui le [= l'homme] braque en plein boulevard » (Jean Vial, 1946), « [Ce mec] braquait à la rigolade deux encaisseurs » (Albert Simonin, 1953), « Julot avait braqué son pote qui l'avait charrié toute la soirée » (Auguste Le Breton, 1960), « Ils vous braqueront, vous saucissonneront et vous enfermeront sans doute dans quelque placard » (Pierre Nord, 1964), « Il envisageait de braquer le commissariat » (Jean Mariolle, 1969), « [Ces individus] ont braqué la banque » (Jean-Paul Jauneau, 2011), « La bande décide de braquer la Crocker National Bank » (Didier Decoin, 2014), « Le sentiment de braquer une banque [...] façonnait déjà mon désir » (Arthur Dreyfus, 2015), « La bijouterie Cartier de la place du Casino à Monaco a été braquée hier » (Marc Lambron, 2022) ;

et de là :

(braquage) « Braquage, attaque à main armée » (Gaston Esnault, L'Argot actuel des malfaiteurs, 1947), « Il avait sur les bras je ne sais combien de braquages » (André Héléna, 1952), « [Bonnot et sa bande] ont été sur un braquage » (Auguste Le Breton, 1960), « Une allure de gangster après le braquage d'une banque » (Jacques Robichon, 1960), « Un braquage de fourgon bancaire » (Albert Simonin, 1961), « J'avais rêvé de ligotage, braquage » (Albertine Sarrazin, 1965), « Un seigneur du braquage » (Jean Dutourd, 1997), « Un braquage ! Dix ans à la clef ! » (Marc Fumaroli, 2012), « L'interrogatoire de Kim Kardashian après le braquage d'octobre 2016 » (Marc Lambron, 2022) ;
(braqueur) « Le braqueur, Paul, [...] était coupable d'attaque à main armée » (Robert Misrahi, 1947), « Les macs et les équipes de braqueurs » (Henri Charrière, 1969), « La seconde voiture [...] attendrait les braqueurs à quelque distance du théâtre des opérations » (Jean Dutourd, 1993).

À y bien regarder, ce phénomène d'effacement de l'objet direct au profit du complément adverbial (ou, plus souvent, de l'objet second) n'est pas nouveau. On l'observe dès le milieu du XVIIIe siècle avec le verbe fixer :

« Vous osez [...] d'un œil sublime fixer le Soleil » (Recueil de l'Académie des jeux floraux, 1747), « Leur maniere intrépide et curieuse de fixer les gens » (Rousseau, 1761), « [Un chien] éventant la perdrix De ses yeux menaçans fixe ses yeux surpris » (Pierre Fulcrand de Rosset, 1774), « Jamais il ne fixoit une femme » (Bernardin de Saint-Pierre, vers 1780), etc.

L'emploi de fixer (quelqu'un ou quelque chose) pour fixer les yeux (ou le regard) sur (quelqu'un ou quelque chose) a beau être lui aussi dans le viseur de plus d'un spécialiste de la langue :

« Aucun auteur du bon siècle n'usa du mot de fixer que pour signifier arrêter, rendre stable, invariable [...]. Quelques Gascons hazardèrent de dire : J'ai fixé cette dame pour je l'ai regardée fixement, j'ai fixé mes yeux sur elle. De là est venue la mode de dire : fixer une personne. [Voilà] une nouvelle source d'équivoques » (Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, 1771),
« Fixer quelqu'un c'est le rendre fixe, et non pas le regarder [ce qui constitue] certainement une grosse faute » (Littré, Dictionnaire, 1863),
« L'emploi elliptique fixer quelqu'un est à éviter » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 2000) (2),

il est « aujourd'hui consacré par l'usage » (selon Robert), a pour lui « la caution des meilleurs auteurs, surtout depuis la fin du XIXe siècle » (selon Goosse). Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir braquer suivre le mouvement (si j'ose dire), d'abord avec son acception visuelle :

« Ainsi attaqué par les uns, observé et comme braqué par les autres [il est question d'un médecin] » (Julien Offray de La Mettrie, 1748), « La troupe qui ne cessait de me braquer comme une bête fauve » (journal L'Indicateur, 1832), « J'aperçois en face de moi Belgiojoso qui me braque d'un air étonné » (Musset, Correspondance, 1842), « [L'ours] nous braquait de ses petits yeux ronds » (Édouard Cadol, 1888), « Aux fenêtres des femmes dépoitraillées [...] vous épient et vous braquent » (Huysmans, 1890), « Vois la mère de Rovel qui nous braque... On nous a signalés » (Paul Bertnay, 1906), au lieu de braquer les yeux, le regard sur quelqu'un (tour analogique de braquer une arme sur quelqu'un(3),

puis avec son acception criminelle.

Il n'est, du reste, pas exclu que d'autres facteurs aient joué un rôle dans cette affaire. Je pense à la confusion – parfois entretenue par les lexicographes eux-mêmes – avec le verbe viser :

« Le verbe braquer veut dire viser » (Pierre Mégnin, Les Races de chiens, 1889).
« Braquer = viser, pointer » (Joseph-Philippe Vollat, La Langue française délivrée de l'emprise allemande, 1916).
« Le français braquer "tourner à droite ou à gauche (un chariot)", "viser" » (George Gibb Nicholson, Un nouveau principe d'étymologie romane, 1936).
« Par une image compréhensible, faire tourner son arme vers un objectif, la pointer, viser s'est dit braquer » (Alain Rey, À mots découverts, 2002).
« Pointer, braquer, viser » (Robert en ligne).

Je pense également à des phrases comme « Ils n'ont pas la malhonnêteté de vous braquer un pistolet sur la gorge » (Évariste Huc, 1850), « [Ils] s'avisent de me braquer leurs revolvers sous le nez » (Charles Gilbert-Martin, 1874), « On vous braque une lanterne au visage » (Octave Pirmez, avant 1883), où la présence du pronom personnel datif de la première ou de la deuxième personne a pu donner l'illusion, après ellipse de l'objet direct, d'un tour braquer quelqu'un, de même sens. Illusion d'autant plus convaincante... que le verbe braquer se construit de longue date avec un complément direct de personne. Il est relevé :

  • en emploi pronominal, d'abord isolément au sens propre de « se tourner de côté et d'autre, se déplacer çà et là » : « Circumferre se, soy braquer, cheminer en pas dabbe par les rues » (Robert Estienne, 1531), puis, dans la langue populaire, au sens de « se poster, s'installer » : « Dans ce coin, moi je me braque » (Bouilly et Dupaty, 1805) ; et à l'actif : « Où veux-tu voir [avec ta longue-vue] ? Je vais te braquer » (Kock et Cogniard, 1835), « On venait de me braquer contre le mur » (journal L'Indépendant du Centre, 1893),
  • au sens moderne figuré de « mettre quelqu'un dans de mauvaises dispositions, le dresser (contre quelque chose ou quelqu'un) » : « Il étoit fort braqué contre ce prélat » (Jean-Joseph Rive, 1790), « [Cet] homme est braqué au sujet d’une affaire, contre une affaire, contre une idée » (Dictionnaire de l'Académie, 1798), « Je ne me braque point, je me réserve » (Henri Ghéon, 1919), « Rien que la perspective que je pourrai trouver un obstacle quelconque à mon désir [...] me braque à fond... » (Henry Bordeaux, 1939).

Vous l'aurez compris : braquer, braquage et braqueur, dans leurs acceptions criminelles, sont tellement entrés dans l'usage, par les temps (et les voyous) qui courent, qu'il serait vain de chercher à les en déloger. Disons, au risque de braquer Hanse, qu'il y a prescription. Il se trouve, en outre, quelques arguments qui plaident en leur faveur : qui ne verrait que les équivalents attaquer, attaque, attaquant (ou assaillant ?) à main armée brillent... par leur manque de concision ? Quant à l'anglicisme hold(-)up, il n'y a guère que l'Académie pour préférer braquer sur lui les projecteurs de son Dictionnaire plutôt que d'attribuer un sens nouveau à une forme déjà bien établie sous nos latitudes. Comprenne qui pourra ! (4)

Il est toutefois un emploi de braquer où le bât blesse : c'est quand l'objet direct de la construction originelle refait surface comme complément de moyen. Par exemple : « [Le sergent] nous braque avec une lorgnette ! » (Henri Ménabréa, 1910), « Un parachutiste qui le braquait avec une mitraillette » (Armand Gatti, 1968), « L'adolescent qui braque les commerçants avec un pistolet à eau » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2016). Sans doute aurait-il été plus conforme à la syntaxe d'écrire : Il braque une lorgnette sur nous, Il braquait une mitraillette sur lui ; mais l'on perçoit sans peine que Il braque les commerçants avec un pistolet à eau en dit plus que Il braque un pistolet à eau sur les commerçants : à l'idée de tenir une cible en joue vient s'ajouter celle de commettre un vol. (5)
Nul besoin de lorgnette pour le voir : la polysémie du verbe braquer n'a pas fini de nous rendre... braque.
 

(1) Il est vrai que l'on a d'abord désigné l'action de braquer par le dérivé braquement : le braquement d'un canon.

(2) Force est de constater que les académiciens ne sont pas les derniers à enfreindre leurs propres recommandations : « Braquer les yeux, son regard sur quelqu'un, sur un spectacle, le fixer avec attention » (à l'article « braquer » de la dernière édition de leur Dictionnaire), « Fixer quelqu'un dans le blanc des yeux » (à l'article « blanc »), « Percer quelqu'un de ses regards, le fixer avec intensité » (à l'article « percer »).

(3) « Vos yeux font sur un cœur les effets du canon [...]. C'est l'amour qui les braque » (Jean-Antoine Romagnesi, 1739).

(4) Trouvé sur un forum de langue ce commentaire édifiant : « J'ai parfois du mal à comprendre la logique des autorités en matière de terminologie. Il me semble que braquage est un équivalent correct pour éviter l'anglicisme hold-up. Mais l'Académie ne semble pas l'entendre de cette oreille : son dictionnaire connaît hold-up, mais ignore braquage, alors que hold-up pose manifestement un problème de morphologie par rapport au français. Le dictionnaire Larousse connaît braquage mais le considère comme populaire. Pour éviter l'anglicisme en usant d'une langue soutenue, devrait-on dire "attaque à main armée" ? C'est bien lourd. [Et] pour désigner l'auteur d'un hold-up, il faudrait dire "auteur d'une attaque à main armée" ? Braqueur est quand même plus simple. »

(5) Alain Rey observe de même que « le braquage d'une arme est fait pour intimider ; le braquage tout court est fait pour prendre, pour voler » (À mots découverts, 2002).

 

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C
Le parallèle avec 'fixer' est éloquent : il s'agit dans les deux cas du même phénomène de métonymie qui fait « sauter » les compléments considérés comme secondaires dans un contexte donné. On dira sans état d'âme « boire un verre » au lieu de « boire le contenu d'un verre » même s'il s'agit clairement d'un abus. Sans doute faut-il prendre en compte le registre de langue : ce qui se dit couramment ne s'écrit pas littérairement de la même manière.<br /> Merci en tout cas d'avoir braqué les projecteurs sur cette question.
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