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Habemus problema(m)

« Le conclave sur les retraites a du plomb dans l'aile. »
(paru sur rtl.fr, le 20 mars 2025)

 

FlècheCe que j'en pense


Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Je pensais qu'un conclave réunissait des cardinaux afin d'élire un pape. Cela va peut-être advenir… mais n'aura rien à voir avec les actuelles négociations relatives aux retraites. Quel est votre avis ? »

Il n'est que de consulter le site de la médiatrice de Radio France pour s'aviser que mon correspondant n'est pas le seul à manifester son étonnement, pour ne pas dire sa désapprobation, devant ce petit miracle sémantique :

« L'emploi répété du mot conclave pour désigner la nouvelle négociation sur la réforme des retraites [...] dénature le sens originel du terme [et] contribue, à mon sens, à une confusion des registres. »
« [L'emploi du mot conclave au sens de "réunion de travail"] est insupportable dans une république laïque comme la nôtre et pour des journalistes du service public. Le mot conclave est clairement une référence à l'organisation pontificale. »
« C'est assez déplacé d'utiliser des termes religieux (conclave, fumée blanche) pour parler de l'État. »
« Suis-je le seul à être choqué qu'un Premier ministre d'une république laïque convoque un conclave ? »
« Tous les dictionnaires confirment que le mot conclave concerne la religion. Que M. Bayrou l'utilise mal, tant pis pour lui ! Mais nos médias ne sont pas obligés de répéter cet élément de langage. »

Eh bien non, qu'on se le dise urbi et orbi, le mot conclave n'a pas toujours appartenu au vocabulaire de la religion catholique.

Déjà en latin classique, l'intéressé – formé à partir de cum (« avec ») et de clavis (« clef ») – ne désignait rien d'autre qu'une pièce fermant à clef, au propre (chambre à coucher, salle à manger, cabinet et autres pièces d'habitation qui ne servent pas de passage ; spécialement, enclos pour les animaux [cage, volière, étable]) comme au figuré (cf. la locution in conclavi, « en secret, sans témoin » selon le Corpus glossarium latinorum). Il faut attendre le IXe siècle, semble-t-il, pour en trouver les premières attestations dans une acception religieuse, d'abord « sacristie », « clôture claustrale », puis, à partir du XIIIe siècle, « appartement où les cardinaux s'enferment pour élire le pape » et, par métonymie, « assemblée des cardinaux réunis à cette fin ».

Mais ça, c'était en latin, me direz-vous. Qu'en est-il dans notre langue ? Le lexicographe Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye (ou l'un de ses continuateurs) nous éclaire sur ce point :

« Ce mot [conclave], au sens premier, signifioit "chambre intérieure, salle", suivant l'acception propre du mot latin dont il descend. "En celle tour estoient neufs conclaves. Au premier se tenoit Avidité [...]" (Jean De Cartigny, Le Voyage du Chevalier errant, 1557) [1]. Ce mot subsiste encore pour désigner la salle où les cardinaux s'assemblent au Vatican pour l'élection des papes, et c'est de là que nous disons conclave pour l'assemblée même des cardinaux [2]. Mais cette signification étoit autrefois plus étendue, conclave se prenoit pour assemblée en général. "Le disner faict, se retrahirent [= se retirèrent] les chevaliers en la chambre de leur conclave, et là n'entra nul" (Olivier de La Marche, Mémoires, avant 1502). Cette acception, en la restreignant, s'appliquoit à l'assemblée des États ou cercles de l'Empire, dans le sens où nous disons diette de l'Empire. "Les électeurs estans en conclave feurent de diverses opinions" (Robert III de La Marck, Mémoires, avant 1536) » (Dictionnaire historique de l'ancien langage françois, édition de 1875).

Le terme de conclave s'est en effet étendu de bonne heure à d'autres élections que celle du pape. Que l'on songe au maître général des Dominicains, « élu par un chapitre des provinciaux du monde entier, assemblés à Rome et siégeant dans les mêmes conditions d'isolement et de secret que les cardinaux » (Dominique Pichon, Le Vatican, édition de 1968), au grand maître d'un ordre de chevalerie : « Conclave, assemblée des chevaliers de Malte pour l'élection d'un grand maître » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1845) ou au recteur d'une université : « Malgré la disproportion des objets, le nom de conclave est demeuré parmi nous au lieu et au cérémonial de l'élection du recteur » (Jean-Baptiste-Louis Crevier, Histoire de l'Université de Paris, 1761). Que l'on songe, surtout, aux magistrats municipaux et aux délibérations communales : « Ils entrent en leur conclave sur la election des novels jurez » (Archives municipales de Bordeaux, 1392), « Tous les eschevins congrégés en la maison et conclave de la ville [d'Arras] » (Jean Sarazin, 1579), « Ce peuple fut derechef repoussé dans le conclave [= la maison de ville, où se tient une délibération] » (Montaigne, 1588), « [Un homme] se présenta en notre conclave pour estre émancipé et mis en ses biens » (Archives tournaisiennes, 1609), « Son devoir l'appelait au conclave (assemblée municipale) » (Jean-Bernard Mary-Lafon évoquant l'époque des troubadours, 1839), « [Le] conclave municipal d'Aiguesmortes » (Le Courrier du Gard, 1869).

Vous l'aurez compris : en dépit de sa spécialisation dans le domaine religieux, le mot conclave n'a jamais cessé de se maintenir au sens large et laïque de « lieu de réunion » (selon Huguet) et surtout, par métonymie, « réunion sans témoin dans un lieu clos » (selon le Dictionnaire du moyen français), « réunion à huis clos » (selon Dominique Le Tourneau, Les Mots du christianisme, 2005), « assemblée » (selon Godefroy), « assemblée de hauts dignitaires » (selon Wartburg), « assemblée délibérante » (selon le TLFi), « assemblée fermée qui fait intervenir toutes les parties, pour délibérer d’un sujet important » (selon le dictionnaire Orthodidacte [3]), attesté depuis plus de six siècles.

« Si furent chil signeur, les trois jours durans [...] en conclave ensamble » (Jean Froissart, avant 1400), « [Lesdits seigneurs,] quant furent en ce conclave, parlèrent et raisonèrent sur le fait et gouvernement du roy et du royaume » (Jean Raoulet, vers 1465), « Je leur [= aux théologiens de Paris] presente en leur conclave aux Mathurins le Nouveau testament par moy imprimé » (Robert Estienne, 1552), « Estant donques le Senat entré le premier dedans le conclave ou se devoit tenir le conseil » (Jacques Amyot, 1559), « [Les seigneurs du siège présidial] entrèrent en leur conclave où ils furent deux heures entières » (Gilles de Gouberville, avant 1578), « [Après que les escholliers] auront esté deüement examinés par lesdicts docteurs régens ou ez escolles publicques ou au conclave et chambre d'icelles » (Reiglement pour l'Université de Pont-à-Mousson, 1582), « [Dieu] n'opere que suivant le desseing qu'il a faict de quelqu'un au conclave de son eternité » (François Bening, 1616), « [Pollux] refusa la seance au conclave des Dieux » (Jacob de Gassion, 1630), « Le lieu du conclave des 70 interpretes qui firent la version grecque de la Bible hebraïque » (Alain Manesson Mallet, 1683), « [Les chevaliers de l'ordre de la Toison d'or] entrez en leur conclave » (Abrégé chronologique de l'histoire de France, édition de 1740), « Cela changeroit le Parlement en un Conclave ou Assemblée de membres créés par eux-mêmes » (Observations sur la nature de la liberté civile, 1776), « Un conclave de logiciens et de philologues » (Charles Comte, 1819), « Au centre du conclave des cagoux et des archisuppôts, on avait peine à distinguer le roi de l'argot » (Victor Hugo, 1832), « [Le] pieux conclave des peintres » (Roger de Beauvoir, 1835), « Un conclave de marchandes de modes » (Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret traduisant Walter Scott, 1835), « Un conclave de sept femmes savantes » (Bibliothèque universelle de Genève, 1837), « Un conclave de docteurs parisiens » (Les Solitaires de Port-Royal, dans Revue britannique, 1842), « Un conclave de soleils » (Christian Bartholmèss, 1846), « Nous allons discuter et tenir ici un conclave socialiste » (Brunswick et de Leuven, 1850), « Les savants réunis en conclave » (Arthur de Gobineau, 1859), « Le comte du Rhin, le Wildgrave Donna du cor [...] Et le suivit tout son conclave » (Jean-Baptiste François Ernest de Chatelain, 1865), « Kepler et Galilée [se relèvent] après avoir demandé pardon à un conclave d'imbéciles d'avoir découvert la vérité » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1874), « En devenant un club de motionnaires, [une Assemblée] cesse d'être un conclave de législateurs » (Hippolyte Taine, 1878), « N'est-ce pas toujours le même jury qui revient comme un conclave de grotesques petites marionnettes ? » (L'Art moderne, 1894), « Un conclave de quelques chefs et seigneurs qui n'offre aucune sécurité aux nations » (Hector Depasse, 1897), « La Chambre [des députés] se réunit en comité secret. On a prononcé le mot de conclave » (La Presse, 1916), « Un conclave de pins illuminés » (Marc Chadourne, 1930), « Nos modestes conclaves ne confèrent pas l'infaillibilité » (André Maurois évoquant le travail du Dictionnaire de l'Académie, 1955), « Conclave des pigeons » (Vahé Godel, 1969), « Les maîtres [de la faculté de médecine de Montpellier avaient] aménag[é] chez eux une salle des actes et aussi une salle d'assemblée ou conclave » (Louis Dulieu, 1983), « Peut-être que [...] le conclave du Kremlin aura élu M. Romanov » (Jean Dutourd, 1985), « Le Conclave des pleureuses » (Fawzi Mellah, 1987), « Les trois chefs des castes réunis en conclave ont désigné un nouveau roi » (Amin Maalouf, 1991), « Dans une salle, enfermé en conclave, le jury [du cercle Interallié] délibère » (Dan Franck, 2004), « Un conclave comprenant plusieurs gouverneurs des colonies » (Dominique Bona, 2010), « Toute la haute élite politique russe se trouva solennellement réunie en conclave au Kremlin » (Hélène Carrère d'Encausse, 2013), « Étrange chose, au demeurant, qu'une khâgne, ce long conclave où l'on enferme de jeunes esprits plus ou moins bouleversés » (Marc Lambron, 2017), « Un conclave de préfets » (François Sureau, 2022).

Allez faire la fine bouche, avec pareilles cautions (Montaigne, Hugo, Taine, Maurois, Dutourd, etc.) !

Non, décidément, rien ne s'oppose à ce que le mot conclave soit employé en dehors de tout contexte religieux. « Toute réunion à huis clos peut être assimilée à un conclave, surtout si l’on y procède à des nominations », confirme Xavier Renard dans Les Mots de la religion chrétienne (1993). Reste à savoir pourquoi il se trouve encore des dictionnaires (dont celui de l'Académie) qui s'obstinent à ignorer cet usage pourtant attesté de longue date. Mon petit doigt me souffle qu'il ne devrait pas s'échapper beaucoup de fumées blanches de la cheminée vaticane avant que cette injustice ne soit réparée. Mais bon... je ne suis pas dans le secret des dieux de la lexicographie.
 

(1) Autres exemples au sens de « pièce de la maison fermant à clef, lieu où l'on est enfermé » : « La pucelle belle a merveille Assise est dedans le conclave » (Therence en françois, 1488), « Je ne vois personne en ton conclave » (Jean Molinet, avant 1507), « Soubz ce tumbel, qui est [ung] dur conclave Gist lamant vert » (Jean Lemaire de Belges, 1510), « [Je me meurs] En ce conclave ou je suis prisonnier » (Michel d'Amboise, 1535), « Estoit tourné le chevet du lict vers le paroys d'un des conclaves ou chambrettes » (Charles Fontaine, 1554).

(2) Exemples : « Quant les chapeaulx rouges furent ens ou conclave entrez » (Philippe de Mézières, vers 1389), « Tantost apriès la mort dou pape Grigoire, li cardinal se traïsent en conclave ou palais Saint Pierre » (Jean Froissart, avant 1400), « Les cardinaulx, qui à Romme estoient, entrerent ou dit conclave » (Christine de Pizan, 1404), « [Les cardinaulx] firent citer ledit Pappe Urbain a l'ordonné conclave, ainssy que il le avoit en conclaive juré et promis » (Antoine de La Sale, vers 1444), « [Les] cardinaux estans en conclave resserrez pour election d'un nouveau Pape » (Rabelais, 1552).

(3) C'est toutefois à tort, selon moi, que ledit dictionnaire en ligne conclut à une extension de sens moderne.


Remarque : On s'étonne de lire dans le Dictionnaire historique de la langue française : « En français de Belgique, le mot [conclave] correspond à "réunion à huis clos". » Pourquoi seulement en français de Belgique ?

 

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C
C'est une mise au point circonstanciée qui s'imposait : les prétextes à vaines polémiques se multiplient et les réactions épidermiques brouillent les esprits déjà bien enfumés. Il fut un temps où l'on tournait sept fois son stylo dans sa main avant d'écrire mais de nos jours râler est devenu simple comme un clic...
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