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La confusion est dans le pré

« La réponse du berger à la bergère. Après que le nouveau gouvernement de Donald Trump a annoncé taxer les produits en provenance de Chine sur son territoire, cette dernière [...] vient de confirmer qu'elle allait en conséquence imposer des [surtaxes équivalentes] sur l'importation des hydrocarbures venant des Etats-Unis. »
(Laurent Lepsch, sur automobile-magazine.fr, le 4 février 2025) 

 

FlècheCe que j'en pense
 

Il y a des jours où les spécialistes de la langue donnent l'impression de filer un aussi mauvais coton que les responsables politiques. Que l'on songe à la définition traditionnellement admise de l'expression (c'est la) réponse du berger à la bergère :

  • « réplique qui clôt la discussion » selon la huitième édition (1932) du Dictionnaire de l'Académie, le Larousse et le Robert en ligne, le Dictionnaire historique de la langue française (sous la houlette de feu Alain Rey) ou encore Claude Duneton (Le Bouquet des expressions imagées, 1990),
  • « réplique qui clôt la discussion, et qui porte juste » selon Marc Fumaroli (Le Livre des métaphores, 2012),
  • « réponse qui conclut, qui termine une discussion » selon Jacques Mercier (Le Français tel qu'il se parle en Belgique, 2000),
  • « façon de mettre fin à une discussion, d'avoir le dernier mot » selon Colette Guillemard (Secrets des expressions françaises, 2007).

Mais où donc nos experts sont-ils allés pêcher pareille... ânerie ?

Pas chez Littré, qui donnait dès 1863 cette définition en forme de lapalissade : « Dans la conversation familière, réponse du berger à la bergère, se dit quand on annonce qu'on va répondre quelque chose. »
Pas chez (Pierre) Larousse, qui apportait dans la foulée les précisions suivantes : « Représaille, manière vive et prompte de rendre une injure, de répliquer à une raillerie par une injure ou une raillerie de même ordre » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875).
On ne trouve pas davantage trace de l'idée d'avoir le dernier mot dans les premières attestations connues de notre expression :

« François se donna les gants de nous déclarer la guerre [...]. Mais la réponse du berger à la bergère ne se fit pas désirer. Elle eut lieu sous la forme de quatre dégelées successives » (Édouard Lemoine, journal Le Siècle, 1837), « Il en est de même de l’adresse des Chambres qui, elle aussi, n’est qu’une ritournelle obligée et invariable comme la réponse du berger à la bergère ! » (journal Le Charivari, 1837), « Le ciel est juste ! vous vouliez me faire pendre au moyen d’une lettre, et c’est une lettre… Réponse du berger : À qui veut mal, mal arrive ! » (Eugène Deligny, 1839), « Ah ! les farceurs ! bien joué ! Réponse du berger à la bergère !... J’ai fait une niche [= une plaisanterie], ils m’en font une autre ! C’est convenu ! » (Charles Narrey, 1858).

Ces quelques exemples montrent assez qu'il n'est en fait question que de rendre la pareille (en mal plus communément qu'en bien [1]), ce qui, convenons-en, n'est pas nécessairement la même chose.

Alors quoi ? Les académiciens de 1932 auraient-ils fumé la moquette, en plus de quelques brins d'herbe défraîchie ? Renseignements pris, ils n'étaient pas les premières ouailles à s'égarer, sur ce coup-là ; un lexicographe allemand les avait précédés de quelque soixante ans : « (Familier) Réponse du berger à la bergère, Ich will das letzte Wort haben [traduction à l'intention de ceux pour qui c'est du... chinois : Je veux avoir le dernier mot] » (Karl Sachs, Dictionnaire encyclopédique français-allemand, 1869) (2). Mais d'où le bougre tenait-il ses sources ? La réponse à cette question est d'autant plus difficile que l'origine même de notre expression est sujette à débat.

La logique veut qu'elle remonte à la tradition des bergeries et pastourelles, genres poétiques médiévaux où les amants opposent leur conception de l'amour. Ainsi trouve-t-on dans un recueil de chansons paru en 1600 (La Fleur des chansons amoureuses) le titre suivant : « Responce du berger à la bergere, sur le mesme chant. » Mais voilà que l'historien Émile Roy vient semer le trouble. Dans son ouvrage La Vie et les œuvres de Charles Sorel (1891), il commence par laisser entendre que « la locution familière Réponse du berger à la bergère [vient] probablement [du feuilleton épistolaire de La Gravette de Mayolas, publié entre 1668 et 1671, où chaque épisode] se compose d'une lettre du berger et de la réponse de la bergère, disposées en regard l'une de l'autre » (3), avant de revenir, quelques pages plus loin, sur son hypothèse : « Il est possible que cette expression vienne, non pas des Lettres de Mayolas, mais du jeu d'échecs, où un coup s'appelle le coup du berger. » Mais que viennent faire les échecs dans cette galère, je vous le demande ? L'idée paraît d'autant plus saugrenue que le nom de la fameuse ouverture ne fait mention que d'un berger, pas d'une bergère... Elle n'en demeure pas moins intéressante. Car enfin, le coup du berger, à en croire les experts de l'échiquier, c'est un échec et mat en quatre coups seulement. Autrement dit, une tactique pour mettre fin à la partie en un éclair. Vous voyez où je veux en venir ?
Se pourrait-il que Karl Sachs, qui, ô coïncidence, a consigné les deux expressions dans son Dictionnaire, ait été influencé par la première (« coup de berger », « échec et mat du berger ») au moment de rédiger la définition de la seconde (« réponse du berger à la bergère ») ? Ce n'est pas exclu. Toujours est-il qu'un quart de siècle plus tard l'intéressé se sentit obligé d'apporter le complément (pour ne pas dire le rectificatif) suivant : « Réponse du berger à la bergère, genauer : schlagfertige Erwiderung (schnelle und lebhafte Entgegnung einer verletzenden Rede, eines Scherzes durch einen noch derberen Schers, durch ein Schimpfwort [les germanophones auront reconnu là, reprise quasiment mot pour mot, la définition de Pierre Larousse...] » (Supplément de son Dictionnaire, 1894).

Mais revenons à nos... académiciens. Que ne lui ont-ils emboîté le pas ? Plus d'un troupeau de moutons (je me suis assoupi à force de les compter...) aura passé sur les ponts avant que les sages du quai Conti ne se décident à leur tour à rectifier le tir dans la dernière édition de leur propre Dictionnaire (notez la progression en deux temps) :

« C’est la réponse du berger à la bergère, voilà une réplique faite sur le même ton [cf. plus haut "sur le mesme chant"], du tac au tac, et qui clôt la discussion » (à l'article « berger », publié en 1992).
« C’est la réponse du berger à la bergère, se dit plaisamment d’une réplique et, par extension, d’un comportement, d’une réaction par lesquels on rend la pareille à quelqu'un qui s’est montré hostile » (à l'article « réponse », publié en 2016).

Histoire de ne pas jouer les moutons de Panurge, décision fut prise, du côté de la maison à la Semeuse, d'emprunter le chemin inverse. Comparez :

« Manière vive et prompte de rendre à quelqu'un la pareille de ce qu'il a dit ou fait » (Larousse, 1898-1989).
« (Familier) Réplique qui clôt la discussion » (Larousse en ligne, de nos jours).

Allez vous étonner, après cela, que le commun des usagers du dictionnaire ait la désagréable impression de devenir... chèvre !
 

(1) Exemple d'emploi en bonne part : « Fillette, voilà sur tes joues la réponse du berger à la bergère ! [= deux bises en retour] » (Victor Alayrac, 1866). Voir aussi la note 3 ci-dessous.

(2) Signalons ici la position mi-chèvre mi-chou des continuateurs de Louis-Nicolas Bescherelle : « Parole ou action par laquelle on répond victorieusement à une attaque » (Nouveau Dictionnaire national, 1887), où l'adverbe victorieusement annonce le terme de la discussion.

(3) D'aucuns se demanderont, avec quelque apparence de raison, pourquoi il n'est pas plutôt question dans ce cas de la réponse de la bergère au berger. Sans doute seront-ils surpris d'apprendre que cette variante est bel et bien attestée : « L'ouvrage [de Mascagni] sera monté cette année à l'Opéra de Berlin. À quand la Tétralogie à Rome ? Ce devrait être la réponse de la bergère au berger » (Le Monde artiste, 1891), « Des sensations ! Il va en avoir toute la gamme. Il y a la réponse de la bergère au berger, en effet. À son tour, il est pincé avec Bobette » (Paul Ginisty, 1892), « Mon invitation à ce "petit divertissement" [...] n'est pas autre chose qu'une réponse de la bergère au berger. Je veux vous rendre une faible partie des plaisirs dont votre amabilité m'a déjà comblée » (Amélie Chevalier, 1895), « — Ah ! vous étiez là ? dis-je, un peu sottement. — Tous les soirs et le dimanche en matinée. J'encaissai cette réponse de la... bergère au berger en grognant vaguement » (Léo Malet, 1952).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


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C
Sur l'origine : sans trop de détails, G. Planelles (1001 expressions) cite l'écrivain tourangeau Honorat de Bueil, marquis de Racan, et sa pièce "Les Bergeries". Selon Wikipédia, elle a été publiée en 1619, a eu un fort retentissement et a assuré la célébrité à son son auteur, devenu académicien. Ce style champêtre, dit poésie pastorale et inspiré des Italiens, a ensuite connu une vogue qui a sans doute popularisé une forme de dialogue spécifique, mélange de naïveté supposée et d'esprit de salon.
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