Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Header cover

Ci ne gît pas le verbe gésir

« Comment employer un verbe au conditionnel quand la forme verbale en question n'est pas attestée ? s'interrogent Anne Boquel et Étienne Kern dans Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains (2017). Il suffit de l'inventer, comme Marguerite Yourcenar dans Mémoires d'Hadrien, où l'on trouve "Elle giserait à jamais dans cette caisse hermétiquement close". » Même reproche fait par Ferdinand Brunot (Histoire de la langue française, 1948) à Balzac pour avoir « invent[é] au verbe gésir un futur inédit : "Je giserai la tête fracassée sur un pavé" (Honorine) » (1).

Inédits, gisera et giserait ? Soyons sérieux ! Ces formes (et leurs semblables) sont attestées depuis au moins le XVe siècle, dans plus d'une grammaire : « [Je] giserey » (annexe au Donait françois, avant 1409), « Je gyseray » (Jean Masset, Exact et très facile acheminement à la langue françoise, 1606), « Je giseray » (Instruction de la prononciation des deux langues [françoise et allemande] en forme de grammaire, 1607), « Je gizerai... Que je gizerois... » (Josué Rousseau, Essai de la grammaire portugaise et françoise, 1704) et dans divers documents, notamment en anglo-normand : « [Ils] giseroient ouesques elles » (Jean de Mandeville, 1356, manuscrit Sloane), « Si l'action ne giseroit » (Anni regum Edwardi quinti, 1597), « Les sœurs de la confrairie infirmes en leurs lits [...] seront quittes de rien payer tant comme elles giseront » (Statuts des confréries de Saint-Godard, 1635), « Vous giserez » (Le Nouveau Grand Luire de Letroit, 1664).

Ces reliques sont-elles pour autant régulières ? Disons, à tout le moins, qu'elles n'avaient pas les positions les plus fortes dans les tableaux de conjugaison d'autrefois. C'est que, pour un verbe aujourd'hui présenté comme moribond et défectif, gésir (issu du latin jacere « être couché, être étendu ; s'étendre, être situé ») était bien vivant dans l'ancienne langue, où il a multiplié les formes concurrentes du futur et du conditionnel. Jugez-en plutôt :

  • gi(r)ra et gi(r)roit (formes étymologiques [2] ? refaites sur le radical de l'indicatif présent [3] ou associées à un infinitif gire [4] ?),
  • gisra et gisroit (formes refaites sur le radical de l'indicatif présent [3] ou associées à un infinitif gisir [5] ?),
  • gerra et gerroit (formes analogiques de seoir, cheoir, sémantiquement proches de gesir [6] ? ou formes associées à un hypothétique infinitif gerre [7] ?),
  • gisera et giseroit, donc (formes associées à un infinitif giser [8] ?),
  • gesira et gesiroit (formes refaites sur le radical de l'infinitif gesir). (9)

Tout cela, convenons-en, était assez confus...

Quand gésir est sorti de l'usage courant (entre 1650 et 1750 ?) – « parce qu'il communiquait une teinte macabre aux actions qu'il désignait » selon Lucien Foulet (The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes, 1955) –, on a perdu conscience des formes primitives gira, gisra et gerra. Le verbe s'est toutefois maintenu jusqu'à nous, sur les pierres tombales (Ci-gît Piron), puis dans le registre littéraire ou poétique. Et quand le besoin de recourir au futur (ou au conditionnel) s'est de nouveau fait sentir, la confusion a repris de plus belle : « Les écrivains actuels ne savent plus conjuguer [ce verbe] ou n'osent pas employer les formes traditionnelles, qui ne sont plus comprises », observe Albert Dauzat dans Tableau de la langue française (1939).

Les uns forgent des formes normalisées d'après la première conjugaison :

(sur le radical ges-) « Les colosses du Nil gésiront engloutis » (Désiré Tricot, 1840), « Son corps gésiroit » (François Génin, 1850), « Le corps [nu] gésirait » (Henri de Régnier, 1894), « Tant que les Turcs ne gésiront, jusqu’au dernier, couchés sur le sol » (Remy de Gourmont, avant 1915), « Je gésirai, gardé par la lourdeur des marbres » (André Figueras, 1956), « Ils gésiraient à tes pieds comme une gangue » (Jacques Serguine, 1959), « Vous gésirez là » (Manuel de Diéguez, 1960), « Il gésirait paralysé au seuil du néant » (Gérard Bessette, 1979), « Un charnier fumant, où gésiront près de sept mille cadavres » (Michel de Roisin, 1981), « [Elle] gésirait sur l'un des froids chariots de la morgue » (Frédéric Dard, 1983), « Nous ne gésirons plus qu’en surface » (Guy Pique, 1993), « Je gésirai par trente-cinq mètres au fond du Douro » (Corinne Desarzens, 2005), « Je gésirai à côté de mon vélo » (Isabelle Jarry, 2007), « [Là] où ils gésiront » (Richard Millet, 2010), « Depuis longtemps dans un cercueil je gésirais » (Clarisse, 2015), « Je gémirai […], je "gésirai" (il n'était plus trop sûr de la conjugaison du verbe gésir) » (Bernard Leconte, 2017), « Tu gésiras mort » (Thomas Bauduret, 2023).
(sur le radical gis-) « Le corps [...] giserait confondu au milieu d'un champ de carnage » (Louise Brayer de Saint-Léon, 1798), « Quand votre corps gisera dessous [la tombe] » (Pierre-Louis de Rigaud Vaudreuil, 1825), « [Il] giserait certainement dans un profond oubli » (G. Olivier, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1834), « [Les] trésors qui giseraient dans ce pays » (La Presse, 1844), « Le corps décapité giserait inanimé » (Louis-François Guérin, 1854), « Vous giseriez encore confondue et mutilée » (Armand Ravelet, 1870), « Des dadas de bois qui giseront à terre » (Ernest d'Hervilly, 1872), « Je giserais maintenant le crâne brisé sur les pierres » (Fortuné du Boisgobey, 1875), « Je ne giserais point maintenant à terre » (Émile Legrand, 1877), « Elle giserait peut-être encore inanimée au milieu de l'appartement » (Théodore Henry, 1888), « Les fruits [...] giseraient meurtris sous les branches qui pleurent » (Eugène Demolder, 1891), « [Il] gisera sur le sol » (Camille Bos, 1902), « Qui sait si l'Ogre de Corse giserait, terrassé ? » (Raymond Escholier, 1951), « Ils giseront ivres tous deux » (Jean Paris traduisant Shakespeare, 1956), « Vous giserez dans vos tombeaux » (Michel Humbert, 1962), « Vous giserez demain sur l'autel » (Simone Hannedouche, 1968), « Mon corps giserait parmi les morts » (Guy Rachet, 1981), « Nous giserons ensemble » (Christian Morel de Sarcus, 2009), « [La chatte] giserait sous les feuillées » (Alexandra Fritz, 2020).

Les autres (de moins en moins nombreux ?) emploient plutôt gira, « forme probablement refaite sur gisons d'après disons plutôt que reçue traditionnellement » (Damourette et Pichon, Des Mots à la pensée, 1930), ou gîra, avec un accent circonflexe qui fait débat (10) :

« Ton arc détendu gîra sur la terre » (Charles-Louis de Sevelinges, 1804), « Nous gîrons, assoupis sous le tombeau des âges » (Romuald Cherrier, 1838), « [Là] où giront leurs corps expirés » (Louis Moreau, 1843), « Quand ils gîront couchés à la renverse » (Antoine Campaux, 1859), « Nous girons sur la poussière » (Eugène Ledrain, 1893), « Tout de mon long, je gîrai par terre » (Paul Claudel, 1901), « Ce corps gîra sur la terre » (Léon de Milloué, 1902), « Ne prévois-tu pas que tu gîrais bientôt inerte ? » (Marcel Dieulafoy, 1908), « Un homme gîra mort » (Émile Nourry, 1914), « Si la trahison ne m'avait pas réduit à l'impuissance, il y aurait déjà quelques minutes que tu girais sur le bord du sentier comme un chien écrasé » (Charles Torquet, 1929), « Il gira, blessé » (Eugène Lasserre, 1933), « Nous girons en proie à nos tortures » (Patrice de La Tour du Pin, 1945), « Les kiosques auront chaviré, ils giront naufragés » (Céline, 1952), « Gîra ton corps tourneboulé » (André Berry, 1965), « [Une proie] qui girait là, sous l'arbre » (Dominique Meens, 1998), « Sans votre insistance, il girait mort dans la poussière ! » (Catherine Holleville, 2021), « Je girai pour l'éternité sous la pluie battante » (Jakob Cassini, 2023).

Aussi ne peut-on que s'étonner de l'entêtement avec lequel la plupart des spécialistes actuels se persuadent que gésir n'est utilisé, en français moderne, qu'au présent, à l'imparfait ou au participe présent (cf. Académie, Larousse, Robert, Bescherelle, Grevisse [11], Thomas, Girodet, Colin, Cerquiglini, Colignon, etc.)... et surtout pas au futur ni au conditionnel :

« Gésir, verbe défectif, ne se conjugue pas au futur » (Jean-Albert Ducourneau, Œuvres complètes de Balzac, 1965), « Tous les grammairiens le diront, le verbe gésir ne s'emploie [jamais] au conditionnel ou au futur. On ne peut dire : "Mon corps gira" mais on peut dire : "Mon corps reposera". Ainsi sont les règles grammaticales » (Robert Sabatier, Dictionnaire de la mort, 1967), « Le verbe gésir n'a pas de futur en français ! » (Pierre Grelot, Le Mystère du Christ dans les psaumes, 1998), « Pas de futur ni de conditionnel » (André Cherpillod, Difficultés et subtilités de la langue française, 2002), « [Gésir] n’existe pas au futur ! Il n’y a pas de forme *gésira, ni *gira, ni *gisera… » (Chantal Contant sur le site bescherelle.ca, 2017), « Gésir, rare à l'infinitif [12] et qui n'a pas de futur » (La Grande Grammaire du français, 2021), « Un verbe n'a pas de futur : gésir » (Gérard et Christian Meunier, Orthofle, 2023).

Plus largement, la notion même de défectivité en grammaire est sujette à caution :

« C'est tout à fait à tort, selon nous, que les grammaires [scolaires] prétendent qu'il y a des verbes "défectifs". Il serait plus exact de dire qu'il y a des verbes dont certaines formes sont beaucoup plus usitées que toutes les autres. Qu'il y ait un véritable manque dans la conjugaison de ces verbes, c'est scientifiquement inexact. Mais il y a plus : la notion de verbe défectif n'est pas seulement fausse, elle est dangereuse, car elle tend à transformer en un appauvrissement réel ce qui n'était qu'une ellipse occasionnelle. Si le grammairien traditionaliste craint de voir se créer des formes néologiques, qu'il travaille à faire connaître les formes mal connues, mais qu'il ne prétende pas priver à jamais un verbe d'une partie de ses membres » (Damourette et Pichon, Des Mots à la pensée, 1930).

L'ennui, dans le cas présent, c'est que les rares spécialistes qui se risquent à compléter la conjugaison de gésir ne s'accordent pas sur les formes à privilégier :

« Actuellement, quand on a à recourir au futur de gésir, on emploie plutôt girai » (Damourette et Pichon, Des Mots à la pensée, 1930).
« [On relève chez les écrivains actuels] un futur gésirai (au lieu de gerrai) » (Albert Dauzat, Tableau de la langue française, 1939).
« Si gésir avait un conditionnel, ce serait gésirait » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1956).
« À notre époque où un peu partout sur la planète les ruines et les cadavres s'amoncellent [...], je suis stupéfait qu'un tel verbe n'ait pas été recréé, à tous ses modes et à tous ses temps [...]. Deux radicaux possibles : le gés de l'infinitif ou le gi des temps en usage (futur : je gésirai ou je girai) » (Maurice Chapelan, Le Figaro, 1985).
« Pourquoi faudrait-il s'interdire de [gésir au futur] ? Mais gésirai ou gîrai ? Balzac n'est là-dessus pas d'accord avec Claudel » (Pascal Ory, La Grande Encyclopédie du presque rien, 2010 ; notez au passage la confusion entre les formes gésirai et giserai).
« L'indicatif futur et le conditionnel présent se construisent généralement sur la base infinitive. Pour gésir, base complète : [gésir → gésirai/gésirais] » (Ève Derrien, Études de grammaire française, 2022).

Gira et gerra présentent le double inconvénient de l'irrégularité (« Y a-t-il en français un autre infinitif [que gésir] qui ressemble aussi peu à ses conjugaisons ? » se demande Yannick Le Nagard) et de l'homonymie : « Girai avec j'irai et même gerrai avec j'errai » (John Orr, 1957) ou encore avec certaines formes conjuguées de girer (« tourner sur soi-même ou autour d'un axe ») et de gérer.

La forme gisera n'est pas en odeur de sainteté, car elle tend à ressusciter l'ancien infinitif giser, qui est aujourd'hui tenu pour fautif :

« [Le] barbarisme giser » (Albert Tougard, Bulletin critique, 1898), « On ne dira pas [avec Marguerite Yourcenar] : elle giserait » (Thomas, 1956), « Éviter les barbarismes *gir, il *gisera, etc. » (Girodet, 1981), « Dans un doublage en français du film américain Ivanhoé, tiré du roman de Walter Scott, figure le futur giserai, qui, à l'époque où se déroule l'action, ne serait pas anachronique… s'il était correct ! » (Jean-Pierre Colignon, Pièges du langage, 1996), « Mme Matausch nous a gratifiés, hier soir, dans le journal télévisé, d'un nouveau verbe "giser" ["Des centaines de corps giseraient en pleine rue"], ignorant à n'en pas douter les formes grammaticales du verbe gésir » (Bernard Morit, Défense de la langue française, 2015).

Reste gésira, qui a le mérite de la clarté et de la simplicité.

Cela dit, rien n'empêche ceux que ces formes rebutent d'adjoindre à gésir les services de l'auxiliaire aller pour exprimer l'idée de futur proche : « C'est lui, le fils, qui va gésir à terre » (Philippe Boggio, 2005), « Je te tuerai et ton corps va gésir par terre » (Daniel Clément, 2014), « Mon corps est terre, en terre il va gésir » (Emmanuel Tugny traduisant Dante Alighieri, 2023).

Que retenir de ce long exposé ? Que gésir, « verbe presque entièrement disparu, reprend de la vitalité dans la langue moderne » (Grammaire française des continuateurs de Knud Togeby, 1982). Sans doute est-il grand temps de lui reconnaître le droit d'avoir... un futur.
 

(1) Le reproche est d'autant moins fondé qu'on lit dans la version originale publiée le 27 mars 1843 dans le journal La Presse : « Je serai la tête fracassée sur un pavé. »

(2) Selon Pierre Fouché, « le futur et le conditionnel sont formés en français par la combinaison de l'infinitif latin avec les formes réduites [respectives] de l'indicatif présent et de l'indicatif imparfait de habere [...]. Gira [est donc] l'aboutissement régulier de *geira < *jacerat [< jacere habet (littéralement "il a à gésir")] » (Le Verbe français, 1931). Tel n'est pas l'avis de Bernard Jullien : « Le futur français est formé, non par la juxtaposition contradictoire et impossible de deux mots qui ne lui donneraient pas sa signification, [mais par la contraction du] futur passé [du verbe latin, en l'espèce jacuero] » (Thèses d'histoire et nouvelles historiques, 1865) ni d'Arsène Darmesteter : « *Jaisrai > gerrai » (Reliques scientifiques, avant 1888).

(3) « Le radical gis- du présent de l'indicatif a été généralisé. De là le futur girai et le conditionnel giroie » (Grammaire de l'ancien français, 1900), « Réfection sur le radical en -i du présent : futur gir(r)ai, gir(r)a..., gisrai, gisra... conditionnel girrois, giroit... » (Cent Verbes conjugués en français médiéval, 2012).

(4) « Giroit fait supposer les transitions gesir > geir > gire » (Auguste Scheler, Mémoire sur la conjugaison française, 1845), « Une forme gire, analogique de dire, a existé » (André Lanly, Fiches de philologie française, 1971), « [L'infinitif gésir] correspond mal, synchroniquement, au présent, d'où un infinitif déviant occasionnel *[ʒir], sur le modèle dis, disons, dire » (Pierre Le Goffic, Les Formes conjuguées du verbe français, 1997). La variante gire est en effet attestée dans l'ancienne langue à côté de gesir (ou jesir), « forme ordinaire de l'infinitif » selon Georges-Frédéric Burguy (Grammaire de la langue d'oïl, 1853) : « Car je duc gire o la pucele » (Roman du meunier d'Arleux, XIIIe siècle), « Fors gire en leur biaus lis » (Baudouin de Sebourc, XIVe siècle), « Et le fait a ses pies gire » (Froissart, avant 1410), « Gesir, et de puerpera vulgo Gire » (Daniel Martin, Grammatica gallica, 1619), « Gist, troisieme personne du verbe gesir ou gir, qui ne sont pas en usage. Cependant il y a quelque tems qui en sont formez et qui semblent plutôt venir de gir que de gesir » (Richelet, Nouveau Dictionnaire, édition de 1694), « D'autres préfèrent [gir] pour l'infinitif » (Féraud, Dictionnaire critique, 1787), « [Ce bataillon avoit] fait gir le vrai courage dans la témérité » (Gilbert Favier, 1796). Reste à établir si l'on est descendu dudit infinitif aux formes gira, giroit ou remonté de celles-ci à celui-là. Kurt Baldinger penche pour la seconde option : « Gire n'apparaissant qu'au [XIIIe siècle], il est plus vraisemblable d'admettre une influence des formes du futur et du conditionnel [...] que d'y voir une forme régulière remontant à jacere » (Dictionnaire étymologique de l'ancien français, 1982).

(5) D'aucuns avancent que la graphie gisrai, attestée isolément chez Raoul de Houdenc (dans Méraugis de Portlesguez, vers 1215), aurait précédé girai : « [En ancien français,] sr [devient rr] : sourrist (Roman de Brut), girrai (Psautier de Cambridge), etc. » (Wilhelm Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, 1890). Selon Edeltraut Spalinger, il s'agirait du futur d'un verbe gisir (ou gizir), forme primitive de gesir (« jacere > gisir > gesir », Absterben von jacere im Galloromanischen, 1955) : « Mort gisir » (La Chanson de Guillaume, vers 1130), « Des or poez gisir en peis » (Marie de France, vers 1165, qui recourt par ailleurs à gesir : « Mès ne sot ù gesir el deust »), « En la vile gisir alloit » (Miracles de la Sainte Vierge, deuxième collection anglo-normande, avant 1300), « Ne ne puieent gizir an Mes » (Histoire de Metz, 1322).

(6) « Les formes comme gerrai, jerrai, gerai, etc. sont probablement dues à une influence de serra [< *sederat], cherra [< *caderat] » (Fouché, Le Verbe français, 1931).

(7) « Gerray du vieil infinitif Gerre » (Charles Maupas, Grammaire françoise, 1607), « Gerra, futur de gesir, tiré d'un infinitif gerre (de *jac're), qui se rapporte à gesir comme taire à taisir, etc. » (Auguste Scheler, Li Roumans de Berte aus grans piés, 1874). On peine toutefois à trouver trace de l'intéressé dans les textes...
D'autres spécialistes tiennent ces graphies pour des formes syncopées (sans s'accorder pour autant sur les formes complètes...) : « Le futur se contractait outre mesure dans l'ancienne langue ; on disait : Je donrai pour je donnerai. Je gierrai pour je giserai. J'orrai pour j'ouïrais. Je lairrai pour je laisserai » (Jean-Jacques Ampère, Histoire de la formation de la langue française, 1841), « Les poëtes du XIIIe siècle employaient la forme primitive et complète du futur, ou la forme syncopée, selon l'exigence du mètre [...]. Il gerra, il parra, je lairai pour il gésira, il paraîtra, je laisserai » (François Génin, Des Variations du langage français, 1845).

(8) La graphie giser est attestée de longue date comme infinitif, en anglo-normand et en ancien français : « Lasus giser un seint martir » (Le Roman de Renart, vers 1200), « Le fermer lest la terre giser frische » (Casus Placitorum, vers 1260), « Coton a giser » (Comptes de la maison royale de France, 1341), « Les queux douz braz vous soloient si doucement giser entour le cool » (Henri de Grosmont, Livre de seyntz medicines, 1354), « Chaier et giser » (Des Graunz Jaians ki conquistrent Bretaigne, XIVe siècle), « Lui lesserent giser pur mort » (Letters and petitions, avant 1412), « Mourir et giser par les villes » (Jean Brinon, 1520), « Estre couche, giser par terre » (Dictionnaire d'Ambrogio Calepino, édition de 1575), « Lon ne s'en sert qu'aux inscriptions des monumens en la troisiéme personne du verbe giser, comme en cette epitaphe d'un medecin : Cy gist par qui tant d'autres gisent » (Joseph Leven de Templery, Entretiens sur la langue françoise, 1697), mais aussi en français moderne : « [La montre] gît dans mon gousset, et peut à chaque instant giser dans le gousset d'un autre » (frères Cogniard, Portier...!, 1837), « Avez-vous trouvé dans la promenade là où giser votre pensée ? » (Hippolyte Mettais, Le Portefaix, 1843), « Se giser au pied du rocher » (Lamartine, Le Tailleur de pierres de Saint-Point, 1851), « [Le garçon] Sur l'herbe molle vient giser » (Henriette-Suzanne Brès, J'apprends l'orthographe, 1905), « On se félicitera de l'emploi hardi que Michel Arseneau fait du verbe giser, infiniment plus élégant, parce que plus conforme à la logique de l'usage, que le cacochyme gésir dont les générations de grammairiens sont parvenus à coups de férule à prolonger la grotesque existence : "Une source gise À l'automne pâle Et quand vient la brise On l'entend qui râle", quatrain où la succession mate des rimes féminines ferait entendre à la grammaire, si elle avait des oreilles, ce que la forme gît a de trop brutal et de trop strident pour exprimer la mort » (Alain Masson, Lectures acadiennes, 1994), etc. On la rencontre également dans le vocabulaire de la marine : « Giser en rade, c'est à dire un vaisseau qui est à l'ancre, en un lieu estimé de seureté » (Termes desquels on use sur mer dans le parler, 1693). Reste, là encore, à déterminer dans quel sens la dérivation s'est effectuée : giser donnant gisera, ou l'inverse ?

(9) Pour preuve, ces exemples de futur et de conditionnel qui gisent dans de vieux manuscrits :

« Ne jerreiez ja mais entre sa brace » (La Chanson de Roland, fin du XIe siècle ; s'agit-il d'un conditionnel ou d'un futur mis pour jerreiz ? D'autres sources donnent gerrez, gisrez et même... giserez !), « Nem giras [variante girras] mais es braz » (La Chanson de Guillaume, vers 1130), « Si gerrai plus seurement » (Wace, Le Roman de Rou, vers 1170), « E la charuigne Jezabel girrat cume feins » (Li Quatre Livre des Reis, vers 1170), « Les chevaliers andormiz, Qui ancor girront an lor liz » (Chrétien de Troyes, Cligès, vers 1175), « En boix ne en champ n'en ville ne gierront » (Girart de Rossillon, vers 1180), « Mais ne gerroies lés mon destre costé [...]. Jerrai ge mais an voz bras trestos nus ? » (La Prise de Cordres et de Sebille, vers 1211), « Toutes les fois que il girroit à vous » (Merlin en prose, début du XIIIe siècle), « Ne gerai mais s'en tentes non » (Li Chevaliers as deus espees, avant 1250), « S’ot fait le provost anoncier Qu’à Kaam giroit » (Philippe Mouskes, Chronique rimée, avant 1272), « Hons la qui femme gesira d’enfant [= être en couches] ou qui giera au lit malade » (Cartulaire de la ville de Gray, 1324), « Il gira o mon escuier » (Jean Froissart, Meliador, vers 1380), « Si l'homicide seroit simple ou gisroit en composition » (Les Coustumes et usages de la ville de Lille, 1537), « Ou gesiroient leurs corps mortz » (L'Institution de la femme chrestienne, édition de 1545), « Je geiray encores un peu » (Jean Dagoneau, Reveil des chrestiens, 1597)

et dans des grammaires à peine moins anciennes :

« Je gerray » (John Palsgrave, Lesclarcissement de la langue francoyse, 1530), « Jerrey, jerras » (Louis Meigret, Le Tretté de la grammere françoeze, 1550), « Je giray [...]. Gerra, on dit aussi Gira et peut estre est-ce le meilleur » (Odet de La Noue, Le Dictionnaire des rimes françoises, 1596), « Je giray » (Daniel Cachedenier, Introductio ad linguam gallicam, 1600), « Gesiray, et Gerray du vieil infinitif Gerre » (Charles Maupas, Grammaire françoise, 1607), « Gerray, gistray et gesiray sont de fort mauvais mots » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632), « Giray obsoletum est » (Nicolaus Paschasius Clesse, Grammatica gallica, 1645), « Gerray und giray » (Nathanaël Duëz, Le Guidon de la langue françoise, édition de 1653), etc.

(10) Le bougre n'est, à ma connaissance, attesté dans aucun ouvrage de référence, mais pourrait trouver sa justification dans l'ancienne graphie gisrai, dans le risque d'homonymie avec les formes conjuguées de girer « tourner (sur soi-même ou autour d'un axe) » ou, plus vraisemblablement, dans l'influence de ci-gît (ci-git en orthographe rectifiée...).

(11) Goosse propose une description plus conforme à la réalité de l'usage moderne : « Gésir ne s'emploie guère qu'au présent et à l'imparfait de l'indicatif, et au participe présent [...]. L'infinitif se rencontre [...]. Divers futurs (ou conditionnels) ont été essayés » (Le Bon Usage, 2011).

(12) Des grammairiens imprudents vont plus loin : « L'infinitif °gésir n'est plus usité » (Pierre Le Goffic, Les Formes conjuguées du verbe français, 1997), « Son infinitif est sorti de l'usage depuis plusieurs siècles » (Jean-Christophe Pellat, Grevisse pour toute la famille, 2021). Les faits sont pourtant têtus : « [À terre] Polaire gisait, si gésir est un mot qui convient au serpent coupé » (Colette, 1936), « L'évêque doit depuis longtemps gésir sous lame » (Jean de La Varende, 1942), « Vous semblez gésir côte à côte » (Georges Bernanos, 1948), « [Le silence] qui vous faisait gésir à plat sur le sol » (Le Clézio, 1966), « [Il] doit gésir sur le macadam » (Frédéric Dard, 1967), « Cet acte de gésir dans l'écorce femelle » (Claude Couffon traduisant un poème de Miguel Angel Asturias, 1970), « Nuit chemin sans étoiles où gésir » (Joël Beuze, 1979), « Cette mort latente De gésir au soleil » (Didier Reniou, 1980), « Tout ce qui pouvait gésir en eux d'instincts morbides » (Georges Bordonove, 1980), « Si je dois gésir quelque part » (Étiemble, 1981), « Une chambre à gésir » (Jean Diwo, 1984), « Elle allait encore gésir et gémir sous les bandelettes » (Dominique de Cérignac, 1995), « Cette indifférence où nous les voyons gésir » (Renaud Camus, 1996), « Torturer, décapiter et gésir » (Michel Onfray, 2002), « [Ils] étaient allés gésir dans un cimetière de présidents » (Marc Lambron, 2006), « Se coucher, c'est prendre le risque de gésir à jamais » (Xavier Darcos, 2009), « Celle qui le condamnera à gésir sur un lit d'hôpital » (Cécile Huguenin, 2011), « Combien de temps un homme Peut-il gésir en terre avant qu'il ne pourrisse ? » (Daniel Mesguich traduisant Shakespeare, 2012), « [Il] avait utilisé le verbe gésir pour faire son intéressant » (Pierre Laurendeau et Jean-Louis Lejonc, 2015), « Gésir pour l'éternité auprès des siens » (Damien Mauger, 2020), « Il semble gésir là » (Honoré Diago, 2020), « Tu vas te contenter de gésir comme toujours ? » (Julien Cridelause, 2022), « [Cette femme] peut gésir en pleine terre » (Claude Depyl, 2022), « Gésir par terre, dans la boue » (Frédérique Dufort, 2022), « Le portable devait gésir à terre » (Julie Bouchonville, 2023).

Séparateur de texte


Remarque 1 : Gésir, verbe intransitif et pronominal en ancien français, a repris les principaux sens latins : « être couché, étendu sans mouvement » en parlant d'une personne ou d'un animal (spécialement d'un blessé, d'un malade, d'un mort) ; « s'étendre, être situé, se trouver » en parlant d'une chose (spécialement d'une chose abandonnée, détériorée, tombée, enfouie, cachée). Il s'est également dit pour « passer la nuit », d'où « résider, séjourner » et, dans une autre direction, « coucher, avoir un commerce charnel » (acceptions sorties de l'usage, comme celle de « accoucher », en relation avec le substantif gésine). Par figure, il a le sens de « se trouver (dans un certain état) ; résider (dans), consister (en) » : Là gît la difficulté.

Remarque 2 : Le doublement du s, encore signalé par Littré, atteste une ancienne prononciation : « [Elle] gissoit de l'enfant » (Brun de la Montaigne, XIVe siècle), « [L]es Flamens qui gissoient entre Gravelines et Calais » (Froissart, avant 1410), « Il veit mort en terre gessir » (Roland furieux, édition de 1616), « Les mines d'étain [...] gissent [...] dans les montagnes » (Buffon, 1788).

Ci ne gît pas le verbe gésir
Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article