Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Comment doit-on accorder l'adjectif dans la forme "n'avoir de + adjectif + que + nom" » ?
Le Bon Usage nous éclaire sur ce point de grammaire :
« L'attribut s'accorde généralement avec le complément d'objet direct lorsque celui-ci précède l'attribut : Elle n'a que la figure de plaisante ; et reste invariable dans le cas contraire : Elle n'a de plaisant que la figure (la figure n'est pas le véritable objet direct, mais une correction au complément d'objet direct non exprimé : elle n'a rien de plaisant). » (1)
Et Goosse d'illustrer cette différence de traitement par quelques citations, dont deux sont empruntées à Jules Renard : « Il a un cheval qui n'a que les pattes de devant de mauvaises » (1899) mais « La médecine n'a de certain que les espoirs trompeurs qu'elle nous donne » (1901). Il arrive pourtant, et plus souvent que ne le laisse entendre notre grammairien, que l'adjectif antéposé ne soit pas regardé comme « neutre ». Pour preuve ces (contre-)exemples, qui ne se limitent pas à des accords purement graphiques (donc imperceptibles à l'oral) :
« Nous n'avons de libres que nos sentiments » (Louise de Condé, 1786), « Je ne saurais m'accoutumer à l'idée que vous ne puissiez avoir de disponibles que 2 200 hommes » (Napoléon, 1815), « [Calvi] n'a de remarquables que ses fortifications » (Dupiney de Vorepierre, 1876), « Je n'aurai de prêtes que la chambre à coucher et la salle à manger » (Stuart Merrill, 1895), « Je n'ai de prête que ma pensée » (Jean Giraudoux, 1917), « [Un hôtel qui] n'a d'ouverte que sa porte » (Rachilde, 1930), « Je n'ai de bonne que l'heure que je passe ici » (Stéphen Lemonnier, 1938), « Un jeune homme qui n'avait de remarquables que son attachement au maître et sa bonne conduite » (Maurice Saillet, 1952), « L'expression n'a d'intéressante que sa construction grammaticale » (Jacques Cellard, 1984), « La jeune Germaine [de Staël] n'a de fraîche que son helvécité » (Gérard Gengembre, 1989), « Elles n'ont de libres que dix à quinze minutes » (Xavier Deutsch, 1990), « Des proses qui n'ont de chrétienne que la volonté d'édification du chrétien » (Pierre-Emmanuel Dauzat, 2001), « Elle n'a d'aimables que le prénom et quelques arpents de belle forêt » (Réal Ouellet, 2008).
Les choses se compliquent avec le tour n'avoir d'égal que, pour lequel l'usage hésite de façon encore plus marquée entre l'invariabilité attendue (conformément à l'antéposition de égal par rapport à l'objet direct) et l'accord sémantique, que ce soit avec le sujet A ou avec le complément d'objet direct B (à cause de l'idée d'égalité entre les deux termes du rapport). Comparez :
(invariabilité, comme si l'on avait A n'a rien d'égal, si ce n'est B ou comme s'il s'agissait d'une locution figée) « Une aventure qui n'a d'égal que la découverte des ruines de Troie » (Jean d'Ormesson, 1972), « [Mes maîtres], dont la rigueur et le savoir n'avaient d'égal que l'affection et le maintien » (Jean Clair, 2009).
(accord avec le sujet, comme si l'on avait A est égal à B) « Une estime qui n'a d'égale que mon amour » (Victorien Sardou, 1872), « Une abondance et une générosité qui n’ont d’égales que son désintéressement » (Émile Henriot, 1959), « Une Assemblée dont l'impuissance n'aura d'égale que les prétentions » (Maurice Druon, 1977).
(accord avec le COD, comme si l'on avait seul B est égal à A) « L'absolutisme du roi n'avait d'égaux que la sottise et les vices d'une noblesse privilégiée » (Prosper de Haulleville, 1892), « Un tact et une souplesse qui n'ont d'égale que sa superbe loyauté » (Claude Farrère, 1945), « La fièvre et la hardiesse des improvisations n'ont d'égale que la brièveté de leurs agonies » (Alexandre Arnoux, 1955).
Même valse-hésitation observée avec les tournures impersonnelles il n'y a (il n'est, il ne reste...) de... que :
(invariabilité, comme si l'on avait il n'y a rien de..., il n'y a personne de...) « Il n'y a de beau que les teints bazanés » (Voltaire, 1768), « Il n'y a d'important que la vérité » (Stendhal, 1818), « Il n'y a de vrai que la richesse » (Musset, 1835), « Il n'y a de sûr que les capitaux mis en terre » (Balzac, 1844), « Il n'y a de riant que l'apparence » (Sainte-Beuve, 1842), « Il ne reste de grand que les crimes » (Comtesse Dash, 1860), « Il n'y a de divin que la pitié ! » (Léon Bloy, 1886), « Il n’y a de bien pendu que les langues » (Étienne Lamy, 1911), « Il n'y a d'intéressant que l'individualité » (Paul Souday, 1924), « Il n’est de finalement durable que les épopées et les proverbes » (Roger Caillois, 1972), « Il n'y a de neuf [...] que les cabinets » (Jean Dutourd, 1978), « Il n'y a de surprenant que l'heure bien matinale du rendez-vous » (Jean d'Ormesson, 1982).(accord, comme si l'on avait seul B est...) « Il n'y a de grands que ceux à qui le Monarque donne quelque part dans le Gouvernement » (Montesquieu, 1721), « Il n'y a de changées que les manières de voir » (Littré, 1840), « Il n'y avait de disponibles que trois chevaux » (Eugène Sue, 1855), « Il n'y avait de sérieuses que les blessures de l'un des matelots » (Émile Carrey, 1857), « Il n'y a de supportables que les femmes de Paris » (Philibert Audebrand, 1886), « Il n'y a de sûrs que les hommes capables de se taire » (Paul Bourget, 1887), « Il n'y avait de vivantes que les deux sentinelles de la maison » (Zola, 1896), « Il n'y avait d'un peu riante et vivante que la partie occupée par l'ambassadeur » (Id.), « Il n'y a d'intéressants que les personnages compliqués » (Georges Pellissier, 1901), « Il n'y a de naturelle que la distinction entre l'adjectif participe et l'adjectif gérondif » (Raoul de La Grasserie, 1906), « Il n'y a d'honnêtes que les auteurs dramatiques » (Jules Renard, 1909), « Il n'y avait de vraie que la misère des Rabaud » (André Chamson, 1939), « Il n'y a de belle que la terre » (Pierre Magnan, 1940), « Il n'y avait de prête que Dominique » (Simenon, 1942), « Il n'y a de purs que l'ange et que la bête » (Paul Valéry, 1945), « Il n'est sans doute de purs que les solitaires » (Henri Bosco, 1945), « Il n'y avait de saine que la passion qu'il portait à la cause italienne » (Jacqueline Mirande, 1968), « Il n'y a plus de présentables que quelques copies » (Pierre Mertens, 1995), « Il ne reste plus de disponibles que les filles-mères » (Frédéric Mitterrand, 2015).
Aussi ne s'étonnera-t-on pas, devant pareille cacophonie, que les spécialistes de la langue peinent à accorder leurs violons. Prenez le tour n'avoir d'égal que : l'invariabilité – curieusement ignorée par le TLFi (2) – est présentée tantôt comme plus fréquente (Thomas, Girodet, Larousse en ligne), tantôt comme plus rare (Hanse, Jauneau) que l'accord, lequel se fait « généralement » (Dictionnaire de l'Académie), « le plus souvent » (Jauneau) ou seulement « parfois » (Goosse) avec le sujet. Mais ce n'est pas tout : l'accord au pluriel, admis sans réserve par Grevisse et par Jauneau mais déconseillé avec un masculin par Georgin (3) et par Hanse (« On ne dit pas égaux »), se voit systématiquement écarter au profit de l'invariabilité par André Jouette (Dictionnaire de l'orthographe, 1989) et par Michel Massian (Et si l'on écrivait correctement le français ?, 1985).
Le cas de il n'y a de... que est tout aussi disputé, entre les tenants de l'invariabilité (accord au masculin singulier – en tant que genre indifférencié – selon Thomas, Girodet et le Larousse en ligne) et les partisans de la variabilité en genre et en nombre (« D'ordinaire il y a accord », écrivait en 1944 le linguiste danois Poul Høybye dans L'Accord en français contemporain). À mi-chemin entre les deux camps, Hanse observe prudemment que « l’accord de l’adjectif est facultatif : Il n’y a d’intéressant(e) que la première partie » (1949), puis, de façon plus nuancée, que « l'adjectif reste généralement invariable, mais l'accord se rencontre quelquefois » (1983) ; il va même jusqu'à établir une utile distinction de sens entre Il n'y a d'important que les qualités morales (rien n'est important, sauf les qualités morales) et Il n'y a d'importantes que les qualités morales (de toutes les qualités, physiques, intellectuelles ou morales, seules les qualités morales sont importantes). Pas sûr pour autant que le commun des mortels soit sensible à ces subtilités sémantiques...
(1) Le principe ici à l'œuvre n'est pas sans rappeler celui qui préside à l'accord du participe passé avec son COD.
(2) « L'accord du substantif [égal] se fait avec le 1er ou le 2e terme de la locution » (à l'article « égal »).
(3) Le grammairien va jusqu'à soutenir que « le fait que le pluriel [égaux] surprend l'oreille prouve que l'expression [n'avoir d'égal que] devrait dans tous les cas rester invariable, ce qui épargnerait aux usagers consciencieux des hésitations angoissées » (Le Code du bon langage, 1973).
Remarque : Selon Hanse, « l'accord après il n'y a de... que se justifie (sans s'imposer) lorsqu'on ne peut logiquement penser à un nom comme "rien" que l'adjectif qualifierait ». Partant, le grammairien écrirait : « Dans cette classe, il n'y a de travailleurs que ces deux frères (on pense : seuls, ces deux frères sont travailleurs). » Argument peu convaincant, puisque l'on peut tout aussi logiquement avoir à l'esprit : personne n'est travailleur, sauf ces deux frères.