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Quitte ou double ?

« [Alain Delon] a révolutionné l'élégance française dans les années 60. Exit le charme surranné de la France gaulliste. »
(Sabrina Champenois sur liberation.fr, le 18 août 2024)  

(photo Wikipédia)

 

FlècheCe que j'en pense


On ne le sait que trop : les consonnes doubles constituent une difficulté majeure de l'orthographe française. Le mot qui nous occupe aujourd'hui soulève d'autant plus d'hésitations, à l'écrit, que deux de ses consonnes sont susceptibles d'être doublées : comment ne pas se tromper entre les graphies surané, surrané, suranné et surranné ?

Pour Jean-Pierre Colignon, un chose est sûre : c'est l'étymologie qui doit nous guider. « On comprend aisément la présence des deux n dans suranné(e) quand on se reporte à l'étymologie : "qui date de plus d'un an, de plus d'une année" et aux deux n des composés et dérivés annuité, bisannuel, etc. » (Défense de la langue française, 2023). Même recommandation de Dupré : « Le principal problème posé par l'emploi de cet adjectif au sens général bien connu concerne l'orthographe. Il est bon de songer à la composition du mot et de le rapprocher de la famille du substantif année. »
Notre adjectif est en effet formé à partir du préfixe sur- (sor-, sour- en ancien français, exprimant l'idée de dépassement) et du substantif an, d'abord au sens propre de « qui a plus d'un an d'existence (en parlant d'un animal, d'un végétal, d'un aliment...) », puis au sens juridique de « dont le délai d'un an est expiré, qui a cessé d'être valable (en parlant d'actes publics) » et, de là, au sens moderne étendu de « qui a cessé d'être en usage, qui est passé de mode, vieillot » (sans plus aucune référence à la limite d'un an). Il n'empêche, l'exemple qui suit montre assez, quoi qu'en dise Colignon, qu'avoir conscience de la filiation entre suranné et an (du latin annus) ne préserve pas des dérapages orthographiques : « Surrané [sic]. Un vêtement surrané [resic] ne devrait pas être démodé : étymologiquement, il est vieux seulement d'un an ! » (Bernard Claude Galey, L'Étymo-jolie : origines surprenantes des mots de tous les jours, 1991).

À la décharge des contrevenants, force est de reconnaître que la confusion dans la graphie des dérivés de an ne date pas d'hier... ni d'antan. Le Dictionnaire historique ne nous apprend-il pas que le substantif année (qui n'est pas un perdreau de... lui-même) est d'abord apparu, à la fin du XIIe siècle, sous la forme... anee ? Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir les hésitations concernant l'adjectif suranné porter, en ancien français, sur le seul doublement du n : « Chapons soranez [ou, selon les sources, surannez] » (Le Roman de Renart, vers 1200), « Poulain soranné » (Charte du sénéchal de Bourgogne, 1256), « Poulains soranés » (Inventaire des biens de la maison de Baugie, 1307). Plus difficiles à justifier et plus tardives sont les variantes avec deux r : « Non obstant [que la sentence] soyt surrannee [à côté de : Si ladicte sentence n'estoit surannée] » (Jean Bouchet, 1542), « Cette maxime surrannée » (Claude Durand, 1605), « [Le corps] surrané » (Paul Scarron, Épistre à M. Sarazin, 1648 ; on trouve « surané » et « suranné » dans des éditions de 1654). Influence de l'adjectif erroné (deux r et un n) ? La confusion est telle que les coquilles en viennent à se glisser jusque dans des ouvrages lexicographiques :

« [Tel mot] est un peu surané » (Dictionnaire de Trévoux, édition de 1732) ; « Leur philosophie suranée » (Pierre Louis de Lacretelle citant – improprement – d'Alembert, Encyclopédie méthodique, 1786) ; « Ces figures fausses, surrannées » (Charles Nodier, Dictionnaire universel, édition de 1834) ; « [Tel proverbe] nous paraît trop surranné » (Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical, édition de 1836) ; « Vieilli, surranné » (Jean Laurent Lambert Remacle, Dictionnaire wallon-français, édition de 1843) ; « Ce mot surranné » (Georges Métivier, Dictionnaire franco-normand, 1870) ; « En robes suranées » (Grand Larousse citant – improprement – Baudelaire, 1971) ; « Une manière d'écrire surranée », « [Des] entraves surrannées » (Bernard Quemada, Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français, 1973 ; il s'agit là encore de transcriptions erronées). (1)

Difficile dans ces conditions, vous en conviendrez, de ne pas s'emmêler les r et les n. Avant de coucher l'adjectif suranné par écrit, l'usager soucieux de la langue redoublera donc de vigilance, histoire d'éviter de passer à coup sûr... pour un âne.
 

(1) Autres exemples de coquilles relevées sous des plumes pourtant avisées : « Son baisemain un peu surrané » (Alain Bosquet, La Confession mexicaine, 1965), « Ce petit poète surranné » (Jean-Marie Klinkenberg, L'Archaïsme et ses fonctions stylistiques, 1970), « Au temps jadis et surranné » (Dominique Bona, Les Yeux noirs, 1989).

 

Flèche

Ce qu'il conviendrait de dire


Le charme suranné.

 

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C
Toutes les erreurs modernes relevées sont tout de même étonnantes, le mot ayant une traçabilité historique assez bonne.<br /> On peut aussi noter que le latin classique n'avait pas de mot strictement équivalent et que le latin médiéval avait produit un 'superannatus' plus logique. L'ancien français l'a abrégé mais l'anglais l'a conservé puisque c'est le mot 'superannate' qu'on retrouve au XVIe siècle chez nos voisins. L'anglais moderne emploie d'ailleurs encore 'superannuated'.
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