• « C'est incroyable, les gens qui de leur vie n'avaient jamais voulu m'aider quand je m'escrimais avec mon français, et dont je supposais qu'ils ne parlaient pas un mot d'espagnol, les voilà maintenant qui le baragouinaient avec elle à tout vat. »
    (Zoé Valdés, dans Le Paradis du néant, traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan et paru aux éditions JC Lattès.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Selon le Dictionnaire historique de la langue française, la locution à tout va − que l'Académie écrit sans t final et sans trait d'union, à l'article « banque » de la dernière édition de son Dictionnaire (1) − serait tirée de l'expression tout va, utilisée dans les établissements de jeu pour indiquer que la mise n'est pas limitée : banque (ouverte) à tout va, baccara (à) tout va, table à (ou de) tout va. En décembre 1929, le député Lucien Lamoureux dénonçait cette pratique, fraîchement élaborée par des joueurs regroupés au sein d'un « consortium de banque » pour échapper à la fiscalité des gains : « Je veux parler d'un jeu nouveau qui a été introduit, il y a quelques années, dans certains casinos français et qui s'appelle le jeu de la banque ouverte à tout va. Le mécanisme de ce jeu repose sur deux principes essentiels : le montant des enjeux est théoriquement illimité et le banquier est obligé de tenir tous les enjeux proposés, quel qu'en soit le volume. » Le tour est ensuite passé dans le langage familier avec un sens sur lequel les spécialistes ont du mal à s'accorder − « sans limite, sans mesure, sans retenue » (selon Grevisse et Robert), « n'importe où, n'importe comment » (selon le Larousse en ligne), « de manière imprudente » (selon le dictionnaire de linternaute.com) :

    « Les jeunes grattent leur acné et délinquent à tout va » (François Cavanna), « Ouverte à tout va, la douche faisait un bruit d'averse tropicale » (Jean Vautrin), « La profession médicale se féminise à tout va » (Claude Duneton), « Séminaires atypiques puisque finalement ils étaient ouverts à tout-va » (Philippe Sollers), « Le système capitaliste du profit à tout va » (Régis Debray), « Ça flingue à tout va là-dedans » (Daniel Pennac), « On fait des mines devant les portraitistes de gazette qui croquent à tout-va la une du lendemain » (Daniel Picouly), « Une femme malingre [qui] manigance à tout va » (Calixthe Beyala), « Tandis que leurs collègues crânaient sur les cahiers, investis par leurs coloriages à tout va » (Yann Moix).

    Toujours est-il que notre locution n'est pas sans rappeler une autre expression empruntée elle aussi à l'univers du jeu : (faire, jouer, risquer son) va-tout. Le tour est attesté dès 1671 chez Madame de Sévigné au sens de «  coup où l'on risque tout l'argent que l'on a devant soi » : « Toujours il faisoit va tout sur la dame de pique. » D'après le TLFi, va correspond ici à la troisième personne du singulier de l'indicatif présent du verbe aller. Le doute est pourtant permis ; ne lit-on pas dans la quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie (1762) : « Aller se dit en quelques jeux de cartes [...], en parlant de ce que l'on hasarde au jeu. De combien allez-vous ? J'y vais de deux pistoles. Il y va de son reste. Va mon reste. Va tout » ? Avouez que grande est la tentation de voir dans ce va-là un impératif.

    Concernant à tout va, le TLFi se montre tout à coup plus évasif : « Composé de à, préposition, de tout et de la forme verbale va (aller). » Mais de quelle forme verbale parle-t-on au juste : de l'indicatif présent ou de l'impératif présent ? Le mystère s'épaissit encore avec la graphie vat adoptée par notre traducteur, sous l'influence probable d'une autre locution formée avec le verbe aller : à Dieu vat ! Aussi nous intéresserons-nous à cette dernière formule, qui a déjà fait couler beaucoup d'ancre, pardon d'encre. Il s'agit, en termes d'ancienne marine, du « second commandement d'un virement de bord vent devant ». « Les navires, en ce temps, avaient peu de qualités nautiques, précise Bonnefoux dans son Dictionnaire de marine à voiles et à vapeur (1859) ; ils manquaient souvent à virer de bord, et il en pouvait résulter de fréquents naufrages lorsque l'évolution avait lieu près de la côte. Aussi trouve-t-on, dans les termes eux-mêmes d'A-dieu-va ! une invocation à la divinité, dont on implorait la protection. » La locution, qui s'emploie depuis lors dans le langage commun avec un sens proche de « advienne que pourra ; à la grâce de Dieu », paraît exister sous de nombreuses formes, avec ou sans t final, avec ou sans trait d'union, avec ou sans soudure : « adieu-va » (Trévoux, Richelet, Littré), « à Dieu-va » (dans le Supplément de Littré), « à-Dieu-va » (Larousse du XXe siècle), « à Dieu va ou à Dieu vat » (Larousse en ligne), « à Dieu vat et non à Dieu va » (P.-R. Ambrogi, Particularités et finesses de la langue française), « Ni Adieu va ! Ni à Dieu va ! Mais à Dieu vat ! » (Borrot, Didier et Rispail, Code du bon français). L'Académie, quant à elle, a adopté l'orthographe à Dieu vat ! qui, à défaut d'être la plus correcte, semble être la plus fréquemment employée par les auteurs :

    « "À Dieu vat !" cria le jeune capitaine » (Jules Verne), « Pare à virer ! À Dieu vat ! » (Alfred Jarry), « Après tout [...], j'aurai le temps de déjeuner avec eux… À Dieu vat !... » (Lucie Delarue-Mardrus), « On tiendra pendant x jours. Et puis après ? Après, à Dieu vat ! » (René Dumesnil), « À Dieu vat ! Si je m'endors, il le verra bien » (Pierre Benoit), « Il déclarait sa guerre, lui aussi, inexpiablement : À Dieu vat ! » (Jean de La Varende), « Quel autre recours ? À Dieu vat ! » (Maurice Genevoix), « Je vais faire ma toilette, et à Dieu vat ! » (Marcel Pagnol), « À Dieu vat, bonhomme ! » (Claude Lucas).

    « Le nom du navire ? de quel port ? le nom du capitaine ? d'où vient-il, combien de jours de traversée ? la latitude et la longitude ? à Dieu va ! » (Chateaubriand), « Au beau milieu d'un acte, il sait changer tout à coup sa voilure et virer de bord avec un art infini : À Dieu-va ! comme disent les matelots » (Alphonse Daudet), « J'arrache le cœur compact [d’un chou], je jette à la Seine le trognon. À Dieu va ! » (Alexandre Arnoux).

    Reste à expliquer cette bizarrerie que constitue la graphie vat. C'est qu'il ne vous aura pas échappé que, si va est une forme commune à l'indicatif et à l'impératif, vat ne figure pas dans le tableau de la conjugaison du verbe aller. Du moins, pas en français moderne. Renseignements pris (à la va-vite), la variante vat (ou vait, veit, vet) a bel et bien existé jusqu'au XVIIe siècle à côté de va : « Tut s'en vat remanant (tout va en déclinant) [...] tut bien vait remanant » (La Vie de saint Alexis, vers 1040), « Et puis s'en vat a la royne » (Antoine de La Sale, 1456). Ce t, qui se fait entendre d'ordinaire à la fin de notre locution, serait donc caractéristique de la troisième personne du singulier de l'indicatif présent (2) : À Dieu il (marin ou navire) va(t), d'où « il s'en remet à Dieu ». Mais voilà : selon Grevisse et Colignon, tout porte à croire que nous avons affaire, en l'espèce, à un impératif − qui s'entendrait plutôt comme « Pars (partons, partez), et à la grâce de Dieu ! », si l'on en croit Colignon − et non à un indicatif ; l'auteur du Bon Usage considère en outre que « le t de vat paraît bien être le même que celui qui s'ajoute, dans la langue populaire, à va (indicatif ou impératif) suivi d'une voyelle », comme dans « Malbrough s'en va-t-en guerre ». Selon d'autres sources, vat serait plutôt une ancienne forme du subjonctif (mode propre à exprimer un souhait, une prière)... dont on ne trouve pourtant nulle trace ailleurs ! D'autres encore évoquent une interjection bretonne, sans plus d'argument (3). Vous l'aurez compris : en la matière, les spécialistes de la langue naviguent à vue...

    (1) Grevisse fait toutefois observer que ledit tour est « parfois écrit à tout-va ».

    (2) Ci-après quelques témoignages recueillis à ce sujet : « En certains lieux, il est d'usage d'ajouter la lettre t [...], en particulier dans at et vat, comme il at ouy et il vat où j'ay dict » (Henri Estienne, Hypomneses de gallica lingua, 1582), « Je vais, tu vas, il va. C'est ainsi que ce verbe se doit conjuguer. Et non pas je va, tu vas, il vat, comme le conjuguent les Bourguignons, selon le témoignage de [Théodore de Bèze], et comme le conjuguent aussi les Bretons » (Gilles Ménage, Observations sur la langue françoise, édition de 1675), « D'autres disent il vat à la messe, il vat aux champs, il vat au palais, pour dire il va à la messe, il va aux champs, il va au palais, faisant sonner un t à la fin du mot va [...]. Quelques-uns m'ont dit que c'étoit pour éviter la rencontre des deux voyelles qu'ils prononçoient ainsi, mais l'usage est contraire à cette raison » (Jean Hindret, L'Art de bien prononcer et de bien parler la langue françoise, 1687), « Dans la Vie des Saints de Bretagne, par le P. Albert, imprimée en 1637, on voit souvent le mot va écrit vat par un t final, devant les voyelles comme devant les consonnes [...] : Saint Hervé vat à l'escolle, il vat trouver son oncle, vat voir sa mère [...]. Ce t est la caractéristique de la troisième personne singulière. Donc c'est pour cela que le peuple le prononce encore devant une voyelle et dit, par exemple, il vat en ville » (Éloi Johanneau, Mélanges d'origines étymologiques, 1818), « Les anciens auteurs d'arts et métiers ont pu écrire vat-et-vient, parce qu'autrefois on disait : il vat à la cave ; il vat au spectacle ; etc. » (Benjamin Legoarant, Nouvelle Orthologie française, 1832).

    (3) « M. Philipot observe qu'il existe une locution ouat (avec t prononcé), qui exprime une idée de résignation et équivaut à "tant pis, allons donc, etc." Peut-on penser à une influence de ce mot pour expliquer le t final de vat ? » (Historisk-filologiske meddelelser, 1923).

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les voilà maintenant qui le baragouinaient avec elle à tout va.

     


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  • « Celui qui était parfois présenté comme un rival de Michael Jackson était une véritable bête de scène, au style dandy et jouant sur l'androgynie sexuelle » (à propos du chanteur Prince, photo ci-contre, récemment décédé).
    (paru sur lejdd.fr, lefigaro.fr, lavoixdunord.fr, parismatch.com, europe1.fr, lexpress.fr, huffingtonpost.fr, etc., le 21 avril 2016)  
    (photo Wikipédia sous licence GFDL par penner)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Le mécanisme est, hélas ! bien connu : un journaliste de l'Agence France-Presse commet une bourde, laquelle est aussitôt relayée par la plupart des sites d'information, faute d'une relecture attentive.

    Rappelons à toutes fins utiles que l'adjectif et nom androgyne − notez le y − est emprunté, par l'intermédiaire du latin, du grec androgunos, composé de anêr, andros (« homme ») et gunê (« femme »). Il se dit notamment d'une personne qui présente des caractères sexuels des deux sexes et, par extension, d'un être qui, par son allure, son comportement, etc., semble tenir des deux sexes. Autant dire que la formule androgynie sexuelle fleure bon... l'accouplement tautologique.

    Allez, je n'insiste pas ; il faut savoir se montrer bon prince à l'occasion.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une véritable bête de scène, jouant sur l'androgynie (ou sur l'ambiguïté sexuelle).

     


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  • « Assénée de coups de tête par une vache dans le nord de l'Angleterre, une promeneuse de 61 ans est décédée des suites de ses blessures deux jours plus tard. »
    (paru sur bfmtv.com, le 19 avril 2016)  
     
     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Nul doute que mon propos paraîtra bien dérisoire en regard de ces tragiques circonstances. Il n'empêche, le chroniqueur de langue doué de quelque sensibilité accuse doublement le coup : car enfin, il est d'usage de dire assener des coups (des injures, des vérités...) à quelqu'un et non pas assener quelqu'un de coups (d'injures...). Pour preuve, s'il en est besoin, ces quelques exemples, que je vous livre d'une traite : « Il lui a assené un coup sur la tête » (Robert illustré), « Asséner un coup de bâton à un agresseur » (Larousse en ligne), « Donner, asséner, décocher un coup de poing à quelqu'un » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Assener une raclée, des injures à quelqu'un » (TLFi), « Quand on disait doucement la vérité à Pierre, il se méfiait, il fallait la lui asséner avec violence, pour étourdir et paralyser les soupçons » (Sartre, cité dans le TLFi), « Il ne déployait le peu de vigueur qui lui restait que pour lui asséner de soigneuses raclées » (Huysmans, cité dans le TLFi), « Quand je voulais plaisanter, j'assenais aux autres, sans l'avoir voulu, des coups qu'ils ne me pardonnaient pas » (Mauriac, cité dans le Grand Larousse)

    Et pourtant, renseignements pris, il me faut bien reconnaître qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Ne lit-on pas dans le Thresor (1606) de Jean Nicot : « Le Roy [...] assena un veneur de son espieu et l'abbatit roide mort » ? C'est que, nous apprend Jean-François Féraud dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787), le verbe assener possédait autrefois deux acceptions principales : « donner, porter (un coup violent) » − sens qui s'est maintenu jusqu'à nous − et « frapper, viser (quelqu'un) » (1) ; partant, « il régit ou le datif de la personne et l'accusatif de la chose : Il lui assena un coup de massue ; ou l'accusatif de la personne et l'ablatif (la préposition de) de la chose : Il l'a assené d'un coup de pierre entre les deux yeux. [Selon l'Académie,] ce dernier régime est moins usité que le premier : il est relatif au second sens d'assener » − gageons que notre journaliste aura bu là du petit-lait...

    Mais ça, c'était il y a longtemps. De nos jours, les dictionnaires usuels ne broutent plus cette herbe-là : ils n'ont d'yeux que pour la première construction. Aussi s'étonne-t-on de voir la seconde perdurer sur la Toile, sous l'influence probable de l'expression rouer de coups : « asséner de coups les dirigeants » (Le Figaro), « il ne m'a pas asséné de coups avec violence » (L'Obs), « les hommes mariés [sont] assénés de coup poing [sic] en plein visage » (RFI), « assénés de coups de pieds » (TF1), « [Les averses] nous assènent de coups de tonnerre et de rafales de vent » (France 3). Et que dire encore de la définition que le Wiktionnaire donne de « rouer de coups », précisément : « Asséner de coups ; battre » ? Pis (de vache), cette phrase dénichée sur le site tvmag.lefigaro.fr : « Il l'aurait assennée [resic] de coups de couteau, blessant la femme dans le dos, sur le bras et sur la jambe. »

    Pour le coup, mieux veau, pardon mieux vaut encore changer de crèmerie...

    (1) On lit dans le Dictionnaire historique (1894) de l'Académie française : « Assener quelqu'un, l'atteindre après l'avoir visé. Cette expression [était] déjà hors d'usage du temps de Joachim du Bellay. »

    Remarque 1 : Dérivé de ad (« vers ») et de l'ancien français sen (« direction de la marche ; raison »), le verbe assener, qui signifiait primitivement « diriger (un coup) vers, sur », doit en principe s'écrire sans accent aigu, si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française. Telle fut, au demeurant, la graphie retenue par l'Académie... jusqu'en 1975, date à laquelle la docte assemblée admit les deux formes, assener ou asséner. Après avoir longuement ruminé sa décision, elle fit machine arrière en 1987, en cherchant à imposer la graphie ancienne non accentuée. Nouvelle volte-face dans la neuvième édition de son Dictionnaire, où seule est désormais mentionnée la graphie asséner, plus conforme à la prononciation réelle. De là à soupçonner les Immortels d'être atteints du syndrome de la vache folle...

    Remarque 2 : Selon Littré, le verbe assener (qu'il préconisait de prononcer a-sse-né) n'est que la forme ancienne et vulgaire de assigner.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Rouée de coups de tête par une vache...

     


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  • « François Bayrou conteste avoir passé un accord avec François Fillon. L'ancien Premier ministre avait affirmé que le président du MoDem lui avait déclaré : "Si tu gagnes les primaires, je ne me présenterais pas contre toi." »
    (Dominique de Montvalon, sur lejdd.fr, le 17 avril 2016)  
     
    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Guermonprez)

     

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    Décidément, tout fout le camp... à commencer par la concordance des temps !

    Sans doute est-il besoin de rappeler à notre journaliste que c'est le futur simple (ou le présent) de l'indicatif − et non le conditionnel présent − qui est requis dans la proposition principale quand la subordonnée de condition (introduite par si) est au présent. Comparez : S'il fait beau, je sors ou je sortirai et S'il faisait beau, je sortirais. Encore faut-il être en mesure de distinguer le futur du conditionnel, notamment à la première personne du singulier : je me présenterai (nous nous présenterons) ; je me présenterais (nous nous présenterions). Avouez que l'oreille, en la matière, ne nous guide plus guère, depuis que le é fermé du futur et le è ouvert du conditionnel se confondent plus souvent qu'à leur tour dans le même phonème [ε].

    Il n'empêche, les mauvaises langues ne manqueront pas de faire remarquer qu'il s'agit là d'un point de grammaire (et de conjugaison) que l'élève est censé maîtriser en fin de... primaire !


    Voir également les billets Futur ou conditionnel ? et Si.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Si tu gagnes les primaires, je ne me présenterai pas contre toi.

     


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  • Ce n'est pas du luxe !

    « Les mêmes experts [du marché de l'art] attribuent cette soudaine désaffection aux mesures anticorruption prises par le gouvernement de Pékin, qui prohibent notamment les cadeaux somptuaires, au premier rang desquels figurent les œuvres d’art. »
    (paru sur lemonde.fr, le 8 avril 2016)  
     

    FlècheCe que j'en pense


    Emprunté du latin sumptuarius (« relatif à la dépense »), lui-même dérivé de sumptus (« coût, dépense, frais »), l'adjectif somptuaire est à l'origine un terme de droit qui se dit des lois et des règlements encadrant certaines dépenses. Ainsi, dans l'Antiquité, les lois somptuaires (leges sumptuariae) avaient pour objet de régler les dépenses des citoyens et plus particulièrement de combattre le luxe excessif (dans les toilettes, les banquets, les funérailles, etc.). En France, l'édit somptuaire de 1660 interdisait de porter « aucune étoffe d'or ou d'argent, fin ou faux ».

    Lorsque les lois somptuaires ne furent plus de rigueur dans notre pays, l'adjectif conserva l'idée de luxe qui leur était attachée (mais, curieusement, pas celle de limitation...) en passant dans le langage général avec le sens étendu − et critiqué ! − de « de luxe, qui présente un caractère de luxe inutile ». Que l'on songe aux expressions arts somptuaires (pour « arts décoratifs de luxe », par opposition aux arts utilitaires) et, surtout, dépenses somptuaires, ravalée au rang de pléonasme (Capelovici, Cerquiglini, Colignon, Girodet, Hermant, Julaud, Thomas, Larousse en ligne) ou de tautologie (Georgin) par tous ceux qui considèrent que ledit adjectif ne peut se payer le luxe de frayer avec des noms autres que loi, édit, mesure, ordonnance, réforme, règlement, taxe, etc. ! « Il n'en reste pas moins, fait observer Dupré non sans quelque apparence de raison, que somptuaire amène avec lui l'idée de luxe, de superflu qui n'est pas dans dépense et l'idée de dépense excessive qui n'est pas dans somptueux. » C'est qu'il ne vous aura pas échappé que la confusion entre les paronymes somptuaire et somptueux − qui ont l'étymon sumptus en commun − n'est pas étrangère à ce glissement de sens : « C'est sous l'influence de somptueux que, par ignorance et par abus, certains emploient erronément somptuaire quand il faudrait dire et écrire fastueux, luxueux, somptueux, de luxe, de prestige, d'apparat, dispendieux, excessif, etc. », s'emporte Jean-Pierre Colignon. Paul Valéry (« La capitale [...] voluptuaire et somptuaire d'un grand pays »), Édouard Herriot (« Prélever un tant pour cent sur nos dépenses somptuaires »), André Siegfried (« On parle de dépenses somptuaires »), André Maurois (« Une lettre indignée de Mrs Byron blâma ces dépenses somptuaires »), Georges Duhamel (« Jusqu'au jour où il ne songera plus au bas de laine, mais à des dépenses somptuaires »), Jules Romains (« L’on doit s’astreindre […] à des frais somptuaires »), Pierre-Henri Simon (« [les] dépenses somptuaires de ce comédien de lui-même »), Marguerite Yourcenar (« Il avait médité sur l’imagination de l’insecte dans ses transformations somptuaires ou terrifiantes ») et quelques autres de leurs collègues en habit vert apprécieront...

    Il faut dire que la position de l'Académie sur ce sujet est pour le moins fluctuante. On lit partout qu'elle a fermement condamné l'extension de sens de somptuaire dans sa mise en garde du 2 octobre 1969. Cinquante ans plus tard, tout porte à croire que les Immortels sont fin prêts à l'accueillir dans la neuvième édition de leur Dictionnaire, depuis que figure sur le site Internet de ladite Académie cette recommandation : « On dit des dépenses somptuaires. On ne dit pas des dépenses somptueuses. » Il n'empêche, je m'interroge : pourquoi condamnerait-on l'attelage dépenses somptueuses − sous le prétexte implicite qu'il s'agirait d'une tautologie, puisque le sens en serait : « dépenses de grande dépense » − mais pas dépenses somptuaires, pourtant frappé du même défaut ? Deux poids, deux mesures. Après tout, le tour dépense somptueuse − dûment consigné, au demeurant, dans les quatre premières éditions du fameux Dictionnaire (« faire une dépense somptueuse ») − se rencontre également sous quelques bonnes plumes : « Ne faites point de dépenses somptueuses pour les obsèques » (Pierre-Charles Levesque), « Tous ses revenus lui sont plus que jamais nécessaires pour ses dépenses somptueuses » (Auguste Nougarède de Fayet), « La vanité des dépenses somptueuses » (Gabriel-André Pérouse), « Une ambiance de folie et de dépenses somptueuses souvent jamais réglées » (Joseph Joffo), « Il est des achats de routine et des dépenses somptueuses qui entraînent un fort afflux de jouissance » (Pascal Bruckner), « Ces dépenses somptueuses et somptuaires » (Alexandre Adler), « Ce ne sont que fêtes, dépenses somptueuses » (Le Français tout simplement, Jean-Pierre Colin, avec la participation de Marie-France Claerebout). On trouve même dans Rédiger avec succès lettres, e-mails et documents administratifs, de Roselyne Kadiss et Aline Nishimata, la recommandation inverse de celle de l'Académie : « Faire des dépenses somptuaires [...]. On dit faire des dépenses somptueuses. » Comprenne qui pourra !

    En attendant d'y voir plus clair, on se réconfortera à peu de frais en constatant que l'unanimité paraît toujours acquise parmi les spécialistes sur le fait de dire : un décor, un palais, un repas, un cadeau somptueux... et non pas somptuaire. C'est déjà ça !

    Remarque : C'est sans sourciller que TLFi donne de luxe la définition suivante : « Pratique sociale caractérisée par des dépenses somptuaires [...]. »

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Des mesures qui prohibent les cadeaux somptueux (ou de luxe).

     


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