• Tous les coups sont-ils permis ?

    « [À Besançon,] deux jeunes se sont acharnés à coups de poings et de couteau sur un troisième âgé seulement de 17 ans. »
    (Dimitri Imbert, sur francebleu.fr, le 10 juin 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Employé au sens propre de « en donnant ou en recevant plusieurs coups de », le tour à coups de s'écrit logiquement − et, pour le coup, tragiquement − avec coups au pluriel pour exprimer l'idée d'une action répétée. Comparez : Il a été blessé à coups de couteau (= il a reçu plusieurs coups de couteau) et Il a été blessé d'un coup de couteau. Mais quid du nombre du nom complément : doit-on écrire se battre à coups de poing ou à coups de poings ? Et c'est là que les ennuis commencent...

    Il n'est que de jeter un coup d'œil sur la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser de la coupable inconséquence dont les ouvrages de référence font preuve en la matière. Jugez-en plutôt : à coups de poing (aux articles « battre », « boxe », « boxer », « casser », « dauber », « pugilat » et « pugnace ») mais à coups de poings (aux articles « expliquer » et « gourmer ») ; à coups de coude (à l'article « coup ») mais à coups de coudes (à l'article « coude ») ; à coups de pierre (à l'article « pierre ») mais à coups de pierres (aux articles « assaillir », « attaquer » et « lapider »), etc. Avouez que tout cela ne fait pas très sérieux (1).

    Renseignements pris, l'hésitation ne date pas d'hier. Au XVIIe siècle, déjà, le grammairien Gilles Ménage avait cru frapper un grand coup en prenant nettement position en faveur du singulier : « Il faut dire à coups de bâton, à coups d'épée, à coups de flèche, à coups de pique, à coups de canon, etc. » (Observations sur la langue française, 1675). Ce fut un coup d'épée dans l'eau : « Monsieur Ménage est allé trop vite, quand il a condamné le pluriel dans ces locutions, lui répondit Louis-Augustin Alemand dans ses Nouvelles Observations sur la langue (1688). On peut [user du singulier ou du pluriel], puisque nos auteurs s'en servent indifféremment ; la raison voudroit mesme qu'on se servit plutôt du pluriel puisque à coups est en ce nombre, outre que ce n'est pas avec un seul trait, avec une seule flèche ou avec une seule pique qu'on attaque et qu'on frappe [...]. C'est bien assez qu'on dise à coups de bec, à coups d'épée et de bâton, quand on ne frappe ou qu'on n'est frappé que par une seule épée ou par un bâton seul, et ainsi des autres choses uniques. » Le sujet fut de nouveau débattu en 1831, au sein de la Société grammaticale et littéraire de Paris, sans faire l'objet d'un plus grand consensus : « Dans toutes ces locutions [à coups d'épée, de poignard, de bâton, de poing, de pied, de pierres], le mot coups doit désigner la pluralité. Il y a eu plusieurs coups. Mais quant à l'instrument dont on s'est servi, il n'y a que le mot pierres qui doive prendre le signe du pluriel. On ne suppose pas que chacun se soit servi d'une seule pierre, on s'en est lancé plusieurs, tandis qu'on s'est battu avec le pied, avec le poing, avec le bâton, avec le poignard, avec l'épée. Tous ces mots doivent rester au singulier », argumenta Pierre-Alexandre Lemare ; « Chacun des combattans n'a-t-il pas pu faire usage de ses deux pieds, de ses deux poings ? Pourquoi préférer ici le sens générique ? Je mettrais ces mots pieds et poings au pluriel. Je ne vois pas sur quoi serait fondé le reproche qu'on pourrait m'en faire », lui rétorqua à coups à peine retenus un certain A.-J. Sabatier. Ne manquait plus que Louis-Nicolas Bescherelle pour porter le coup de grâce : « À coups de pied, à coups de pieds. À coups de poing, à coups de poings. À coups de bâton, à coups de bâtons » (Dictionnaire national, 1845). Gagnerait-on vraiment à tous les coups ?

    Dans cette affaire, vous l'aurez compris, plusieurs logiques sont à l'œuvre pour décrire une même réalité. Quand la pluralité des coups résulte de l'usage répété d'un unique instrument (bâton, matraque, gourdin, barre, bélier, boutoir, couteau, épée, hache, marteau, maillet, pelle, pic, cravache, fouet, crosse, bec, langue...), elles s'accordent d'ordinaire sur le singulier après coups : des coups de couteau, à coups de couteau. Mais les divergences se font jour dès lors que l'instrument en jeu peut se décliner (si l'on me permet ce tour néologique) en plusieurs exemplaires discernables, décochés coup sur coup (pied, poing ; pierre, boule de neige, flèche, bombe, torpille et autres projectiles) voire en même temps (griffe, dent). Les uns, s'attachant à la nature de chacun des coups, mettront après à coups de le même nombre qu'après un coup de : à coups de poing comme un coup de poing, avec poing logiquement au singulier (essayez donc de frapper avec les deux poings à la fois !). Enchaînerait-on les crochets du gauche et du droit que cela n'y changerait rien : il s'agit à chaque fois d'un coup de poing, d'un coup donné avec le poing, un poing c'est tout. C'est l'interprétation générique de Ménage. « Dans l'usage général, confirme Hanse, le complément déterminatif de coup reste au singulier, même après les coups [...]. On écrit même, au sens propre et au sens figuré : un coup de griffe, des coups de griffe [alors qu'il] ne serait pas illogique de mettre griffes au pluriel. » Les autres, sensibles justement à la pluralité des instruments employés (fussent-ils de même nature) pour porter l'ensemble des coups, opteront spontanément pour le pluriel : à coups de pierres, de flèches, puisqu'il en faut d'ordinaire plusieurs pour donner des coups ; à coups de griffes, de dents, car il est rare de n'en solliciter qu'une à la fois ou de solliciter la même à chaque coup. C'est l'interprétation détaillée, laquelle permet de distinguer entre :

    • Il l'a frappé d'un coup de poing (un coup, un poing) ;
    • Il l'a frappé à coups de poing (plusieurs coups assénés avec un seul poing) ;
    • Il l'a frappé à coups de poings (plusieurs coups assénés avec les deux poings).


    Bref, tout cela est affaire de perception ou d'intention... mais aussi de sens. Et il va sans dire que le pluriel s'impose, après à coups de, avec des noms qui prennent au pluriel un sens particulier ou qui s'emploient uniquement au pluriel :

    • « L'accusé [...] avait tué à coups de ciseaux un autre aveugle » (Bertrand Poirot-Delpech), mais « Autrefois, on écrivait à coups de ciseau l'histoire sur les murailles sacrées » (Maxime Du Camp, faisant allusion au ciseau de sculpteur) ;
    • « [Les sangliers fouillaient] le sol à coups de défenses » (Jules Verne, considérant que chaque coup dans le sol est donné avec les deux défenses en même temps), mais Les narvals se battent à coups de défense (chacun n'en a qu'une) ;
    • « Autrefois, on châtiait les écoliers à coups de verges » (Dictionnaire de l'Académie) ; avec le singulier, on verserait dans le scabreux ;
    • « Ils bâtissoient le monde à coups de dés » (Rousseau) ;
    • « [Il] n'avançait plus qu'à coups de reins » (Courteline) ;
    • « Ces fleurs qui semblent annoncer à coups de cymbales dorées le printemps » (Jean et Jérôme Tharaud).


    Et voilà qui nous amène à l'emploi figuré de notre locution : « à coups d'écu [= la monnaie] » (Charles Loyseau, avant 1627), « à grands coups d'épigrammes » (Scarron, 1650), « à coups de volonté » (Louis Bertrand Castel, avant 1757), « à coups de billets de banque » (Balzac, Leblanc, Duhamel), « à grands coups de sentences » (Frédéric Soulié), « à coups de décrets » (Viollet-le-Duc), « à coups de logique » (Ernest Renan), « à coups de punitions » (Émile Boutroux), « à coups de raisonnements » (Paul Bourget), « à coups d'injures » (Romain Rolland), « à coups de proverbes et de lieux communs » (Jean Paulhan), « à coups d'articles de presse » (De Gaulle), « à coups de statistiques et d'ordinateurs » (Jean Mistler), « à coups de remarques aigres-douces » (Patrick Lapeyre). Le retour en force du pluriel (au complément du nom) ne vous aura pas échappé. C'est qu'il n'est plus tant question de déterminer la nature de coups à proprement parler que de préciser le ou les moyens − fussent-ils « expéditifs, inefficaces ou répréhensibles », selon l'Académie − auxquels on a systématiquement recours (2). Mais voilà que Girodet vient semer le trouble : « Au sens figuré, indique-t-il sans plus d'explication, on écrira traduire un texte à coups de dictionnaire (en se servant souvent du dictionnaire), mais acquérir quelque chose à coup [sic] de billets de banque, à coup [resic] de dollars. » Vous parlez d'un coup de théâtre ! Que faut-il comprendre ? Que le pluriel coups se maintient, au figuré, seulement quand prévaut l'idée de répétition (« en se servant souvent du dictionnaire ») ? Celle-ci ne paraît pourtant pas absente de l'expression à coups de billets, qui donne à voir les coupures jetées coup sur coup au visage de l'interlocuteur ou alignées les unes à côté des autres sur la table des négociations... Que dans ses emplois figurés, la locution s'écrit avec coups au pluriel quand elle est suivie d'un complément au singulier et avec coup au singulier quand elle est suivie d'un complément au pluriel ? Tel n'est pas l'avis des autres spécialistes de la langue qui, à l'exception notable de Robert (3), n'envisagent notre expression, au propre comme au figuré, qu'avec coups au pluriel. Sans doute m'objectera-t-on que la graphie à coup de est attestée (peut-être sous l'influence de à grand renfort de ?) chez de bons écrivains, parfois même dans des emplois au sens propre ; mais, là encore, comment faire le tri entre ce qui relève de l'intention de l'auteur et ce qui ressortit au lapsus ou à la coquille ? « À coup de maillet », mais « à coups de billets de banque » (Huysmans) ; « J'avais beau m'efforcer dans l'idéal à coup de suprêmes énergies », mais « On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses » (Céline) ; « Les avocats se battent à coup de citations », mais « Ce bonheur [...] édifié à coups de de clichés » (Jacqueline de Romilly) ; « à coup de citations bibliques », mais « à coups de souvenirs approximatifs » (Frédéric Vitoux) ? Bien malin qui peut percevoir une logique derrière pareille ca-coup-phonie...

    Dans le doute, mieux vaut encore aller au moins compliqué :

    1. On s'en tiendra à coups au pluriel dans tous les emplois de à coups de.
    2. Concernant le nom complément :
      • lorsque l'expression à coups de est employée au sens propre, le choix du nombre se fera selon l'interprétation générique ou détaillée, quand il ne s'impose pas par le sens ;
      • dans les emplois figurés, le nombre sera le même qu'après à grand renfort de.


    Pas si simple, me direz-vous. De là à accuser le coup... de tous les maux de la langue !

    (1) Le constat est, hélas ! le même chez la concurrence : [Littré] à coups de poing (aux articles « boxer », « combattant », « dauber », « délivrer », « grenier », « pelauder », « poing », « pomme », « pugilat » et « pugiliste ») mais à coups de poings (aux articles « battre », « ceste », « daubé » et « gourmer ») ; [Larousse en ligne] à coups de poings (à l'article « se battre ») mais à coups de poing (partout ailleurs). Et que dire du TLFi, qui n'hésite pas à recourir aux deux graphies au sein du même article (« pugilat », en l'occurrence) : « Exercice, jeu de lutte à coups de poings [...]. Bagarre à coups de poing » ?

    (2) N'allez pas croire pour autant que l'hésitation sur le nombre du nom complément soit levée à coup sûr dans les emplois figurés : « Un thème fait à coups de dictionnaire » (à l'article « dictionnaire » de celui de l'Académie), mais « Faire une version latine à coups de dictionnaires » (à l'article « coup »). Décidément, il y a des coups de pied au c... qui se perdent !

    (3) Et encore, pas de toutes ses publications : « à coup(s) de, à l'aide de » (Petit Robert), mais « à coups de, à l'aide de » (Robert illustré).

    Remarque 1 : D'après Girodet (encore lui !), « on écrit à coup de revolver ou à coups de revolver ». Selon le nombre de balles tirées ? Gageons que l'on dira plus couramment d'un coup de revolver en cas de tir unique... Autrement pertinente paraît à André Jouette la distinction entre à coups de revolver, de fusil, de canon (plusieurs coups tirés avec la même arme) et à coups de revolvers, de fusils, de canons (plusieurs coups tirés avec plusieurs armes) : « C'est le contexte qui détermine le nombre du complément de coups. »

    Remarque 2 : Avec deux traits d'union, coup-de-poing désigne une arme de main faite d'une masse de métal percée de trous où l'on introduit les doigts : un coup-de-poing américain, des coups-de-poing américains.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    À coups de poing et de couteau (selon Joseph Hanse, Jean-Paul Colin, Jean Girodet, André Jouette, Irène Nouailhac), mais la graphie à coups de poings et de couteau ne saurait être considérée comme fautive.

     


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  • « Le président Trump a décidé [de se rendre] à pied jusqu'à l'église Saint-John [...]. Pour parcourir la quelque centaine de mètres jusqu'à l'édifice, la police a dû faire dégager les manifestants. »
    (Adrien Jaulmes, sur lefigaro.fr, le 2 juin 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Repéré sur le site du Figaro, au cœur d'un article consacré aux rassemblements en hommage à George Floyd, mort étouffé dans les circonstances que l'on sait : « la quelque centaine de mètres ». Voilà une formule qui n'aura pas manqué de susciter quelque interrogation chez des lecteurs déjà passablement troublés. Car enfin, que nous disent les grammairiens ? Quand quelque, adjectif indéfini, qualifie un nom singulier, il indique une indétermination portant sur l'identité ou la quantité, alors que, avec un nom pluriel, l'indétermination porte sur le nombre, toujours petit. Comparez : (avec le sens de « un certain, un quelconque ; un peu de » devant un nom singulier) Connaissez-vous quelque personne qui soit de cet avis ? Il a montré quelque agacement. Il y a de cela quelque temps ; (avec le sens de « plusieurs, un petit nombre de » devant un nom pluriel) Nous avons quelques amis communs. Il a commis quelques erreurs. Partant, est-on fondé à écrire, au singulier : quelque centaine de mètres comme on écrirait : « Je me trouvais à quelque distance [= à une certaine distance peu importante] de lui » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ? J'avoue ne pas bien en voir l'intérêt, dans la mesure où le nom centaine, qui a pris par extension le sens courant de « environ cent unités », exprime déjà une approximation. Mais enfin, il faut croire que l'on faisait moins la fine bouche, autrefois : « À quelque centaine de pas » (Paul-Émile Piguerre, 1582), « Quelque centaine de gens » (Élie Benoît, 1695) et, avec d'autres noms numéraux, « Votre marché à quelque cinquantaine de pistoles » (Voltaire, 1724), « Vous me survivrez de quelque quarantaine d'années » (Chateaubriand, 1827), « Depuis quelque vingtaine d'années » (frères Goncourt, 1852), « Un trajet de quelque soixantaine de millions de lieues autour du soleil » (Hector Berlioz, 1859) (*). Rien que de très régulier, même, selon Régnier-Desmarais, pour qui sait lire entre les lignes de son Traité de la grammaire française (1705) : « Avec les noms collectifs de nombre, comme dixaine, centaine, [quelque est adjectif indéfini] et il se construit en genre et en nombre avec le substantif. » Pour autant, précise Bénédicte Gaillard, « quelque avec un nom au singulier ne peut jamais être précédé d'un autre déterminant » (Pratique du français de A à Z), contrairement à quelques se rapportant à un nom pluriel. Autrement dit, pour en revenir à l'exemple qui nous occupe, Trump peut parcourir les quelques centaines de mètres (qui le séparent de l'église) ou la centaine de mètres (la distance est alors un peu plus courte), mais pas la quelque centaine de mètres.

    Qu'à cela ne tienne ! Des voix s'élèveront par centaines pour objecter, avec quelque apparence de raison, que quelque sans s peut être précédé d'un déterminant quand, devant un adjectif numéral, il est adverbe (et invariable) au sens de « environ, à peu près, approximativement » : Les quelque cent mètres qui séparent la Maison-Blanche de l'église Saint-John. Sauf qu'il ne vous aura pas échappé, même à cette distance, que centaine est − je vous le donne en cent − un nom numéral, pas un adjectif numéral ! Ce qui vaut pour dix, douze, vingt, cent, mille, etc. ne vaut donc pas pour dizaine, douzaine, vingtaine, centaine, millier, etc.

    Vous l'aurez compris, tout porte à croire que notre journaliste n'a pas su discriminer entre les constructions suivantes : les quelque cent mètres, les quelques centaines de mètres et la centaine de mètres. L'ennui, c'est qu'il n'est apparemment pas le seul : « La quelque centaine de radicaux qui font l'appoint de sa chancelante majorité » (Charles Le Goffic, futur académicien, 1919), « La quelque cinquantaine de politiciens » (Léon Daudet, 1926), « Il lui indiqua la quelque vingtaine d'hommes » (José Giovanni, 1969), « Mon regard balayait la quelque centaine de mètres de mon champ de vision » (Yves Simon, 2011), « La quelque centaine de clients » (traduction d'une nouvelle d'Arthur Miller, 2011), « Dans la quelque vingtaine de secondes » (Marc Trillard, 2016). De là à soumettre tous les contrevenants à quelque quarantaine...

    (*) On observe toutefois assez souvent une hésitation (ou une confusion) entre le singulier et le pluriel. Comparez : « quelque centaine de louis par mois » (Joseph Marie Piccini, Le Faux Lord, 1783) et « quelques centaines de louis par mois » (Ibid., édition de 1787) ; « à quelques centaines de toises de la terre » (Journal encyclopédique, 1790) et « à quelque centaine de toises de la terre » (L'Esprit des journaux, citant le Journal encyclopédique, 1790) ; « à quelques centaines de pas de la maison » (Jules Verne, Kéraban-le-Têtu, 1883) et « à quelque centaine de pas de la maison » (Ibid., édition de 1889).


    Remarque 1 : Centaine est emprunté du bas latin centena (« groupe de cent hommes »), forme féminine substantivée de l'adjectif centenus, d'abord attesté au pluriel comme distributif au sens de « chacun(e) cent », puis « cent ».

    Remarque 2 : Voir également le billet Quelque.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Pour parcourir la centaine de mètres (ou les quelque cent mètres) jusqu'à l'édifice.

     


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  • « La maladie guérit en général en quelques jours avec du repos, mais si les signes s'aggravent, que vous avez des difficultés importantes à respirer et que vous êtes essoufflé, appelez le 15. »
    (Campagne nationale d'information sur la COVID-19, printemps 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Je suis tombé, au hasard de mes recherches pour un précédent billet, sur un papier intitulé « La Langue française mise à mal pendant la crise sanitaire », dans lequel l'auteur (Michel Kohn) ausculte la communication gouvernementale à l'ère du coronavirus : « Ce n'est pas la maladie qui guérit mais les malades [qui] sont guéris de la maladie (par des traitements, des médicaments...) ! s'emporte-t-il. Le verbe guérir est soit transitif, signifiant "débarrasser d'une maladie, redonner la santé", soit intransitif, son sens étant alors "se remettre d'une maladie". »

    Mais quelle mouche a donc piqué notre homme ? Car enfin, vous savez déjà, vous, qu'un tel diagnostic ne repose sur aucun fondement. Le verbe guérir présente, en effet, la particularité d'accepter pour sujet aussi bien le malade (Il guérit peu à peu), le médecin (Le professeur Raoult l'a guéri de la COVID-19), le remède (La chloroquine m'a guéri) que la maladie (La grippette guérit en quelques jours [1]). Cette dernière construction ne date pas d'hier, au demeurant. Elle est attestée depuis la fin du XIIe siècle, en parlant d'une plaie, d'une blessure, puis, plus généralement, d'un mal, d'une maladie : « Cos d'espee garist » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « Ladite playe commançoit à garir » (Philippe VI de Valois, 1342), « Ce mal guerissoit par l'attouchement de quelques reliques » (Jacqueline Pascal, 1656), « La maladie guerit tres rarement » (Pierre Duverney, 1703), « Si la blessure guérit, la cicatrice restera » (Diderot, 1778) et figure désormais dans tous les ouvrages de référence modernes : « Cesser, se dissiper, s'arrêter dans son cours, en parlant du mal lui-même. Une maladie qui ne guérit point » (Bescherelle, 1846), « [Guérir] se dit des maladies qui s'en vont. Cette blessure est légère et guérira bientôt » (Littré, 1863), « Par métonymie. Une blessure qui tarde à guérir » (Dictionnaire de l'Académie, depuis 1878), « En parlant du mal lui-même, cesser, être supprimé : Une plaie qui guérit mal » (Grand Larousse de la langue française, 1971), « Mon rhume ne veut pas guérir » (Robert illustré, 2013).

    Mais notre auteur ne s'arrête pas là : « SI... QUE ! Le mot que n'est pas une conjonction de subordination qui peut suivre la première proposition commençant par si. Il aurait fallu répéter si ou utiliser une locution conjonctive telle que dans le cas où ou au cas où. » Il suffit, là encore, de consulter le premier spécialiste venu depuis Vaugelas (2) pour se convaincre du contraire : « Quand deux circonstancielles sont coordonnées, on utilise que [dit « vicariant »] au lieu de répéter la conjonction ou la locution conjonctive [de subordination]. Si tu arrives à l'heure et qu'il nous reste un peu de temps... » (Bénédicte Gaillard, Pratique du français de A à Z). Girodet confirme : « Toute conjonction de subordination peut être remplacée par que pour éviter la répétition. » Est-il besoin de préciser qu'il n'y a là aucun caractère d'obligation ? Quand certains lui trouveraient un léger parfum d'archaïsme, la répétition du si conditionnel (voire temporel ou concessif) reste évidemment possible, surtout − précise Goosse − « si les propositions sont senties comme nettement distinctes » (comprenez : sans que l'une puisse être considérée comme la conséquence ou la circonstance de l'autre) : « Si j'étais toujours professeur et si je siégeais dans un jury » (Pierre Gaxotte) ou − selon Dupré − par souci de clarté, quand la seconde proposition est trop éloignée de la première ; elle est même nécessaire avec le si de l'interrogation indirecte : « Sans bien savoir s'il était secouru ou si au contraire il portait secours » (Marguerite Yourcenar). Il est pourtant encore un cas, semble-t-il oublié par nos grammairiens modernes, où la répétition de si pourrait bien être de rigueur : « Il s'agit des [phrases] où, par une sorte de redoublement oratoire, la même idée se trouve exprimée plusieurs fois de suite sous des formes plus ou moins différentes, ou encore détaillée, pour ainsi dire, trait par trait, au moyen d'une série de propositions toutes introduites par si : "Il tomberait à tes pieds, si tu t'expliquais à lui, s'il te comprenait et s'il savait ce que tu es" (George Sand), observait finement Pierre Horluc en 1903. Du reste, en pareil cas, et manque très souvent, pour plus de vivacité, avant le dernier si : "Si l'on écrit comme l'on pense, si l'on est convaincu de ce que l'on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même [...] lui [= au style] fera produire tout son effet" (Buffon). » Autrement dit, la reprise de si par que, pour élégante qu'elle soit, ne se justifie pas quand une seule condition est exprimée par une série de propositions, sans que l'une puisse être, par la pensée, subordonnée à l'autre (3). Mais revenons à notre affaire de coronavirus. Il ne vous aura pas échappé qu'une même idée (l'aggravation des signes) y est déclinée en plusieurs symptômes : les difficultés respiratoires et l'essoufflement, celui-ci pouvant être considéré comme la conséquence de celles-là. Bel exemple, s'il en est, de construction hybride ! La stricte application des principes que nous venons de rappeler conduit donc à écrire : Si les signes s'aggravent, si (parce que l'on s'apprête à détailler l'idée précédente) vous avez des difficultés importantes à respirer et si (ou et que, pour insister sur le lien de causalité) vous êtes essoufflé. L'honneur de notre auteur est sauf... sans que celui du gouvernement soit réellement entaché.

    Une subtilité reste encore à éclaircir : le mode du verbe après que remplaçant une conjonction de subordination. Selon Hanse, ce doit être le même que celui employé après ladite conjonction... à une exception près, imposée par la grammaire normative : « Que remplaçant le si conditionnel ou comme si doit, en principe, être suivi du subjonctif : S'il vient me voir et qu'il se plaigne... (à côté de : s'il vient me voir et s'il se plaint). » En effet, confirme Léon Clédat, « l'ancienne langue employait le subjonctif même après si ; puis, le doute étant considéré comme suffisamment marqué par la conjonction si, l'indicatif a pris la place du subjonctif, mais seulement après si, et non après que, qui ne marque aucun doute par lui-même » (4). Force est toutefois de constater avec Hanse que, dans la langue courante, que est plus souvent qu'à son tour « perçu avec la valeur de la conjonction qu'il remplace » ; aussi ne s'étonnera-t-on pas de la haute contagiosité de l'indicatif après que remplaçant si, jusque dans l'usage littéraire. Comparez : « Si jamais vous allez à Rome et que vous puissiez y faire un petit séjour, je vous donnerai des adresses » (Jules Romains), « Si parfois ils se trouvaient seuls et qu'elle l'embrassât, il frissonnait de la tête aux pieds » (Émile Gaboriau) (5) et « S'il faisait froid et que la bonne montait lui allumer du feu, il attendait que le feu ait pris » (Marcel Proust), « Si elle vous quitte et que vous savez pourquoi, je vois mal ce que je peux ajouter » (Françoise Sagan). Et Hanse d'ajouter avec quelque apparence de raison : « À vouloir imposer le subjonctif après que remplaçant un si conditionnel, on a provoqué des emplois analogiques, mais peu justifiables, du subjonctif après que remplaçant un si qui n'a pas cette valeur, soit qu'il signifie "chaque fois que" [valeur temporelle itérative], soit qu'il ait le sens de "s'il est vrai que" [valeur concessive]. » Reste donc à déterminer la valeur de si dans l'exemple qui nous occupe : hypothétique (« en supposant que ») ou temporelle (« quand, lorsque ») ? Dans le doute, l'usager pourra s'en tenir prudemment au subjonctif prescrit après que « selon l'usage le plus soigné » (dixit Goosse). Ou se réclamer de Hanse pour justifier un indicatif qui « ne peut être considéré comme fautif » − quand bien même Jean-Paul Colin affirmerait le contraire (6).

    Vous l'aurez compris : il n'y a pas plus d'unanimité sur ce sujet que sur celui de la chloroquine. Pourvu qu'on n'en fasse pas une maladie !
     

    (1) Et aussi à la forme pronominale, sans différence de sens : La grippette se guérit en quelques jours. Dupré perçoit toutefois « une nuance d'intervention personnelle » dans Il s'est guéri (surtout au sens figuré), qui n'est pas dans Il est guéri.

    (2) « Cette particule [si] estant employée au premier membre d'une periode peut bien estre employée au second joint au premier par la conjonction et, mais il est beaucoup plus françois et plus elegant, au lieu de le repeter au second membre, de mettre que », « La conjonction si peut recevoir une mesme construction aux deux membres d'une mesme periode, comme on dira fort bien : si vous y retournez et si l'on s'en plaint à moy, vous verrez ce qui en sera. Mais la façon de parler la plus ordinaire et la plus naturelle est de dire : si vous y retournez et que l'on s'en plaigne à moy, etc. » (Remarques sur la langue française, 1647).

    (3) Des contre-exemples existent, me rétorquera-t-on, mais ils sont rares, comme le laisse indirectement entendre Goosse dans Le Bon Usage : « [La conjonction est] plus rarement [reprise par que] quand la coordination est implicite. »

    (4) L'indicatif est pourtant attesté après que représentant si au XVIIe siècle : « Si je n'ai pas eu des sentimens humbles et que j'ai élevé mon âme, Seigneur, ne me regardez pas » (Bossuet). À la fin du siècle suivant, Féraud écrivait encore : « Celui-ci [l'indicatif] peut se dire, mais l'autre [le subjonctif] vaut mieux. »

    (5) Notez, dans ces deux premiers exemples, la concordance des temps : si + indicatif présent... et que + subjonctif présent, à côté de si + indicatif imparfait... et que + subjonctif imparfait (souvent remplacé dans la langue courante par le subjonctif présent). Et, dans celui de Gaboriau, l'emploi du subjonctif même après un si à valeur temporelle (« parfois »).

    (6) « L'emploi de l'indicatif après que, dans ces tours, est incorrect » (Dictionnaire des difficultés du français).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La maladie guérit en général en quelques jours avec du repos, mais si les signes s'aggravent, si vous avez des difficultés importantes à respirer et que vous soyez (ou êtes ?) essoufflé, appelez le 15.

     


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  • Juste ciel !

    « [Les élèves] ont redécouvert les récréations, les copains de classe et les cours en présentiel [...]. Certains enseignants, comme Xavier, tentent de recréer un esprit de classe malgré les absents : "Je me sers de ce que je propose en distanciel et je le fais en classe avec les présents." »
    (Delphine Bancaud, sur 20minutes.fr, le 26 mai 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Présentiel, distanciel : deux mots désormais plus contagieux que le coronavirus lui-même, persiflent les langues pestilentielles. Il faut bien reconnaître qu'ils sont omniprésents dans les conversations de travail (et pas q... seulement !), à l'ère du numérique sous COVID-19 : « On se voit en présentiel ou en distanciel ? » − comprenez : physiquement, en personne (1) (fût-ce avec un masque et à un bon mètre de distance) ou virtuellement, par écran interposé. En vérité, le duo faisait déjà un malheur depuis quelques années sur la scène jargonnante de l'Éducation nationale et de la formation professionnelle : « L'enseignement distanciel implique, pour être efficace, un certain degré de présentiel » (Alain Obadia, 1997), « Développer un nouveau type de formation, reposant à la fois sur du "présentiel" et du "distanciel" » (Rapport annuel de l'Inspection générale de l'Éducation nationale, 2013) − il est vrai que la formulation adoptée cinquante ans plus tôt dans le Journal officiel : « l'enseignement en présence des élèves et l'enseignement à distance » (1969) fait tout de suite moins sérieux...

    Toujours est-il que ce succès auprès d'un public grandissant est diversement apprécié par les observateurs de la langue. Les uns crient au délire verbal : (à propos de présentiel) « Quel affreux barbarisme ! » (Laurent Lemoine), « L'horrible mot présentiel » (Thomas Legrand), « Terme parfaitement inutile » (Michel Kohn), « L'anglicisme présentiel, calque maladroit et peu satisfaisant de l'anglais presential » (site Internet de l'Académie) ; (à propos de en présentiel) « C'est une horreur » (Bruno Dewaele) ; (à propos de présentiel et de distanciel) « Ces expressions de novlangue que l'on ne peut déjà plus voir en peinture » (groupe Jean-Pierre Vernant). Les autres s'empressent de s'en faire l'écho dans leurs ouvrages et didacticiels : « Présentiel, adjectif et nom masculin. Qui nécessite la présence des personnes concernées (par opposition à à distance). Enseignement présentiel. — nom masculin Formation en présentiel » (Robert en ligne), « Présentiel, adjectif et nom masculin. Se dit d'un enseignement à suivre sur place et non à distance : S'inscrire en présentiel » (Larousse en ligne). Curieusement, seul présentiel a droit (depuis 2017) aux honneurs des dictionnaires usuels. Le privilège de l'âge, sans doute. C'est que le bougre, probablement issu du latin tardif præsentialis (« qui implique une présence réelle, qui existe »), est attesté comme adjectif depuis... la fin du XVIe siècle ! (2) D'abord dans le domaine théologique, où l'on cherchait à distinguer entre connaissance intuitive et connaissance représentative : « Un presentiel, vray tesmoignage vif establi et confermé en la saincte essence de Jesus-Christ » (traduction d'un texte flamand, vers 1581), « Assistance corporelle et presentielle du Sauveur » (Pierre Perez, 1643), puis dans le domaine juridique : « Comment se doivent faire les réponses présentielles, preuves, visitations [et autres comparutions devant le juge] » (Recueil des édits du pais de Liège, 1727) et dans le domaine médical : « Consultations personnelles ou présentielles [par opposition aux "consultations littéraires" (= par lettres) !] » (Caractères des médecins, 1760). Distanciel, de son côté, apparaît dans notre lexique à la fin du XIXe siècle, semble-t-il, et avec le sens premier de « relatif à la distance » : « [Un graphique] avec divisions distancielles » (Bulletin de la Société d'histoire naturelle de Toulouse, 1879), « Ci et tendent à confisquer toute la force d'indication distancielle qui avait appartenu d'abord à cist et à cil » (Georges Le Bidois, 1933).

    Vous l'aurez compris : les critiques contre l'adjectif présentiel, correctement formé et attesté de longue date, et contre distanciel, qui en est venu à lui servir de pendant, n'ont aucun fondement. C'est bien plutôt la (récente) construction des intéressés avec la préposition en qui paraît éminemment suspecte. De deux choses l'une : ou bien nous avons encore affaire à des adjectifs, et en présentiel, en distanciel s'analysent comme des ellipses de en (mode ?) présentiel, en (mode ?) distanciel, ce qui n'est pas sans évoquer le cas épineux de la locution au final ; ou bien présentiel et distanciel sont ici employés comme substantifs, ainsi que l'affirment Larousse et Robert, et les choses se compliquent. Car enfin, quel besoin impérieux y avait-il de créer des doublons à présence et à distance pour former des locutions concurrentes à en présence et à à distance ? Cela est tellement vrai que l'on a commencé par dire : « Enseignement "présentiel" [ou] à distance » (Jacques Perriault, 1989), puis, pour la symétrie de la construction, « Enseignement "en présentiel" [ou] à distance » (Revue française de pédagogie, 1991) et enfin « en présentiel [ou] en distanciel » (40 ans d'aménagement du territoire, 2003). L'hésitation, on le voit, a surtout porté sur en présentiel : ne pouvait-on simplement parler d'enseignement « en présence ou à distance » ? Eh bien, figurez-vous que la commission générale de terminologie et de néologie a tranché la question en 2009 : « En présence (locution adjective). Se dit d'un enseignement ou d'une formation qui met en présence enseignants et apprenants. Note : L'enseignement en présence se distingue de l'enseignement à distance. Équivalent étranger : presential. »

    Oserai-je l'avouer ? Cet avis ne laisse pas de me surprendre. D'abord, il sous-entend que présentiel est un anglicisme, alors que ledit adjectif, n'en déplaise aux académiciens, est attesté en français depuis plus de quatre siècles sans rien devoir aux sujets de Sa Gracieuse Majesté. Ensuite, la formule préconisée (« enseignement en présence ») n'est pas conforme à la construction régulière de la locution adjectivale en présence qui, à en croire les ouvrages de référence, ne peut qualifier que des personnes ou des choses qui sont physiquement présentes (face à face, en vue les unes des autres) ou, figurément, qui s'opposent : « Les deux équipes en présence. Les parties en présence (dans un procès) » (Robert) ; avec enseignement (formation, cours, activité, atelier...), le sens impose de recourir à la locution prépositive : enseignement en présence des élèves (ou du professeur) ou à l'adjectif présentiel (3). La donne est différente quand il s'agit de préciser non plus un nom, mais un verbe : on a alors le choix entre la locution prépositive (enseigner en présence des élèves) et la locution adverbiale (enseigner en présence). D'aucuns m'objecteront que cette dernière est plus couramment employée avec être, demeurer, rester, se trouver, mais enfin il faut croire que les anciens ne se privaient pas de l'atteler à d'autres verbes, à l'occasion : « Se corps que veés [= voyez] en presence » (Le Mystère de saint Clément de Metz, XVe siècle), « Chefs et instituteurs des peuples, vous êtes venus en présence pour la recherche de la vérité » (Volney, 1791), « Il me loue en présence et me déchire en arrière » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878). Aussi se demande-t-on, finalement, ce qui a bien pu pousser les membres de la commission à passer ledit emploi adverbial sous silence...

    Récapitulons les possibilités qui s'offrent à l'usager soucieux de la langue :

    • enseignement en présence des élèves ou à distance,
    • enseignement présentiel ou distanciel,
    • enseigner en présence ou à distance.


    Force est toutefois de convenir que la proposition avancée par la commission générale de terminologie et de néologie, quand elle serait mal fondée et incomplète, a le mérite de la simplicité : enseignement (ou enseigner) en présence ou à distance.

    Mais là n'est pas le seul écueil que nous réservent les adjectifs présentiel et distanciel. Pourquoi écrire le premier avec un t et le second avec un c, me demanderez-vous, alors que tous deux dérivent d'un nom terminé par -ce (respectivement présence et distance) ? On ne peut que constater l'embarras des grammairiens à formuler une règle qui rende exhaustivement compte de cette alternance. Selon l'Office québécois de la langue française (ainsi que Sandrine Blondet), la graphie -tiel, qui est la plus fréquente, suit le groupe en (concurrentiel, confidentiel, essentiel, potentiel, etc.), quand -ciel suit le groupe an (circonstanciel, tendanciel) et la voyelle i dans les dérivés de mots se terminant en -ie, -ice ou -ique (artificiel, logiciel, officiel, etc.) ; mais les exceptions sont nombreuses : révérenciel, interstitiel, partiel, substantiel. Selon le TLFi, « les adjectifs qui correspondent à des noms en -ance, -ence s'écrivent généralement -tiel : différentiel (différence), démentiel (démence), sauf circonstanciel (circonstance) et révérenciel (révérence) [tendanciel a été oublié dans la précipitation] ». Allez vous étonner, après cela, de la tendance des Français à prendre leurs distances avec la grammaire... Il n'empêche : dans la mesure où le t étymologique de la famille de distance (issu du latin distantia) est toujours rendu par c (distancer, distancier, distanciation), la cohérence plaide en faveur de la graphie distanciel, à côté de présentiel. Voilà pour... l'essentiel.

    (1) La locution en personne ne paraît toutefois pas pleinement satisfaisante, dans la mesure où l'idée qu'elle exprime n'est pas tant celle de présence que celle d'identité (« soi-même et non autrui »).

    (2) À en croire Walther von Wartburg, un adjectif presential est même attesté dès 1420 en ancien provençal, puis en moyen français (chez Jean Lemaire de Belges, en 1512), avec le sens de « personnellement présent ». S'agit-il du même mot ?

    (3) Mais on dira très bien : un enseignement à distance.


    Remarque 1 : En présence s'est dit autrefois pour « à l'instant présent, pour le moment, aussitôt ».

    Remarque 2 : On voit apparaître de nouveaux adjectifs en -tiel formés sur un nom en -ment (évènementiel). 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les cours en présence du professeur ou les cours présentiels ou les cours en présence (selon la commission générale de terminologie et de néologie).

    Je me sers de ce que je propose dans mes cours à distance.

     


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  • Joyeux pas que !

    « Cinq mots de la langue des signes bien utiles quand on porte un masque (mais pas que). »
    (Pierre-Louis Caron, sur francetvinfo.fr, le 15 mai 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Le phénomène ne vous aura pas échappé : il ne se passe pas une journée sans qu'un (mais ou et) pas que vienne ponctuer, à l'oral mais aussi désormais à l'écrit, un message publicitaire, un article de presse, le propos d'un chroniqueur de radio ou de télévision, voire d'un ministre. Jugez-en plutôt, et sans rire : « Sport 2000, le sport… mais pas que ! » (slogan publicitaire), « Leerdammer. Le fromage c'est sérieux… mais pas que ! » (slogan publicitaire), « Les artistes bretons soutiennent les soignants (et pas que...) » (France bleu), « C'est vrai que des transports en commun sont très fortement impactés, en Île-de-France mais pas que » (Julien Denormandie). Mais pas que quoi, me direz-vous ? Là est toute la question... Cet emploi de pas que au sens de « pas seulement, pas uniquement » suscite de vives critiques : c'est « une grave incorrection qu'il convient de proscrire » (selon le site Internet de l'Académie), « un tic de langage aussi laid qu'incorrect » (selon Quentin Périnel, chroniqueur au Figaro), un raccourci humoristique dont « l'usage sérieux [...] est une erreur de registre » (selon la Mission linguistique francophone). La formule, à y regarder de près, présente en effet l'inconvénient de cumuler pas moins de trois défauts !

    D'abord, celui de s'affranchir de l'adverbe ne. « La locution ne... que équivaut à "seulement" », lit-on dans Le Bon Usage. Partant, il ne saurait y avoir de que qui tienne au sens de « seulement » sans ne. Et c'est là que les ennuis commencent : car enfin, la locution adverbiale rien que a bien réussi, elle, à se passer occasionnellement des services dudit adverbe pour exprimer la restriction en français standard. Comparez : Il ne boit rien que de l'eau et « On le reconnaît rien qu'à sa démarche » (Grammaire méthodique du français, 1994), « Rien que, seulement. Rien que d'y penser. Nous serons seuls, rien que vous et moi. Dire toute la vérité, rien que la vérité » (Dictionnaire de l'Académie, 2017). Pourquoi n'en serait-il pas de même pour que seul ? Eh bien, figurez-vous que la langue commerciale ou régionale n'a pas attendu la bénédiction de l'Académie pour s'engager dans cette voie : « [Que] se libère du ne en parlure relâchée, confirme le linguiste Gérard Moignet [1], d'où des formules comme, en style publicitaire : Que du beau ! Que des occasions ! [puis Que du bonheur !] ou, en français régional : j'arrive que ("j'arrive seulement maintenant"), attendez que ("attendez seulement"), je l'ai vu que ("je n'ai fait que le voir, sans plus"). » Même constat dans le discours familier, où les exemples d'omission de l'adverbe ne sont légion : « J'ai bu qu'un verre de coco » (Courteline, 1897), « Les dames s'occupent que du sérieux » (Céline, 1957). Et Moignet de conclure : « Ce n'est plus le syntagme ne... que mais le simple que qui est senti comme synonyme de "seulement". » Les observateurs les plus avisés ne manqueront toutefois pas de remarquer que la formule qui nous intéresse n'est pas strictement identique aux constructions précédemment citées. En effet, s'il est possible de rétablir ne dans tous les cas (Ce n'est que du bonheur ! Je ne fais que d'arriver. Ne faites qu'attendre ! Je n'ai fait que le voir. Je n'ai bu qu'un verre. Elles ne s'occupent que du sérieux), (mais ou et) pas que est le résultat d'une ellipse supplémentaire : celle du mot ou de l'élément sur lequel porte la restriction (de façon générale : mais ce n'est pas que cela, mais il n'y a pas que cela, où cela reprend ce qui vient d'être dit). Et c'est là son deuxième défaut : « [Comment peut-on] se montrer suffisamment sourd à sa propre langue pour ne pas comprendre qu'en l'absence de complément que n'est plus le moins du monde synonyme de "seulement" ? » s'emporte la Mission linguistique francophone. Comparez : « Elle tient ma vie entre ses mains, et pas que ma vie » (Robert Merle, 1974) et Elle tient ma vie entre ses mains, et pas que... On peut s'attendre, sans trop se tromper, que les esprits sourcilleux s'accommoderont plus aisément de l'infidélité faite à ne dans la première formulation que dans la seconde. À la réflexion, je n'en mettrais pas ma main à couper, car il y a encore un détail à prendre en considération : aux yeux des puristes, le tour ne... pas que, jadis dénoncé comme incorrect par l'Académie et par Littré, reste marqué du sceau de la suspicion, même si l'usage littéraire a fini par l'admettre pour servir de négation à ne... que (2). Alors (mais ou et) pas que, pensez donc ! Et voilà pour le troisième défaut.

    (Mais ou et) pas que employé absolument (sans ne, sans complément et le plus souvent en fin de phrase) ne serait donc que l'aboutissement (le cas extrême ?) de la tendance, profonde et ancienne, de la langue orale à faire passer sur le second élément de la locution (que en l'espèce, mais cela vaut également pour tous les auxiliaires de négation) la valeur négative qui appartient de droit à ne. André Thérive fait remonter à 1756 l'emploi, à l'écrit, de que seul au sens de « seulement » : « [La loi divine donnée] à un peuple grossier, qu'à ce seul peuple » (Jacques-Georges Chauffepié) (3). Mais, si l'on excepte les simples cas d'omission de ne en phrases restrictives − attestés dans les cahiers de doléances de la Révolution : « L'on nous donne du sel qu'à 6 heures du soir » −, c'est surtout à partir de la fin du XIXe siècle que se multiplient les exemples : « C'est un peu le sang qui lui manque, à cette génération atone, mais pas que le sang » (Henry Fèvre, 1891), « C'est le "Montjoye et Saint-Denys !" des modernes chevaliers. Et pas que d'eux ! » (journal Gil Blas, 1892), « Que lui manque-t-il [à Jésus pour être notre frère] ? que le péché ! » (Louis Dimier, 1901), « Sans qu'on puisse Même lui dire adieu, fût-ce que du regard » (Robert de Montesquiou, 1915), « Que des chefs-d'œuvre consacrés ! » (réclame de La Petite Gironde, 1919), « D'ici : que de bonnes nouvelles aussi à te donner » (lettre citée par Damourette et Pichon et datée de 1925), « Attendez que, pauvre » (Joseph Malègue, 1933), « Que du bonheur importé comme ces cigarettes » (Michel Flayeux, 1992), « Car il devenait évident que pantalon et Panthéon, par manière de plaisanterie, mais pas que, étaient deux approches complémentaires d'une seule et même triomphalité » (Hervé Marengoni, 1997), « Lui, il connaissait l'usage du clitoris, et pas que » (Roland C. Wagner, 2011). Par badinerie (selon Goosse), provocation, mode, recherche d'expressivité ou souci de faire peuple, (mais ou et) pas que est désormais repris par des auteurs (ou dans des ouvrages) réputés sérieux : « Pédantisme mais pas que... » (Marie-Dominique Porée, La Grammaire française pour les nuls, 2011), « J'aime rire au théâtre, mais pas que » (Éric-Emmanuel Schmitt, interviewé en 2013), « Ces acteurs des seconds et troisièmes rôles (mais pas que, pour certains !) » (Jean-Pierre Colignon, 2016). Même le philosophe Michel Serres, avant de tirer sa révérence, s'est fendu d'un singulier plaidoyer en faveur de la formule incriminée : « Pas seulement est la forme du bon usage ; pas que est d'usage courant. Non seulement je suis favorable à l'usage, que j'entends souvent avec plaisir et que j'utilise avec gourmandise, mais j'aurais aussi de la joie à entendre ce pas que adopté par mes amis de l'Académie. » Gageons que les intéressés, tout ouïe, n'auront pas manqué de se dire qu'il vaut toujours mieux entendre ça que d'être sourd.

    (1) Les Signes de l'exception dans l'histoire du français (1959) et Systématique du mot "que" (1968).

    (2) L'absence de tout exemple de la tournure négative dans l'article « ne » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie nous met la puce à l'oreille : « Ne s'emploie en liaison avec que pour marquer la restriction. Il ne s'occupe que de lui. Il ne lit que des auteurs étrangers. Ils ne font que ce qui leur plaît. » Un ne... pas que s'est toutefois glissé (par inadvertance ?) dans l'article « avoir » : « Cet emploi n'a pas que des avantages. »

    (3) L'exemple paraît toutefois ambigu, dans la mesure où qu' pourrait aussi se relier à ne fut donnée : « [La première loi divine] ne fut donnée que 2 500 ans après la création du monde, dans un désert, à un peuple grossier, qu'à ce seul peuple. »

    Remarque : Selon Dupré, « on ne tolérera [l'omission de ne] que si que est précédé d'un autre auxiliaire négatif, comme personne ou rien : on peut accepter de lire sur un calicot : ici, rien que des affaires ! mais non : ici, que des affaires ! » Aussi est-on fondé à se demander si la formule (mais ou et) pas rien que ne serait pas de meilleure langue que (mais ou et) pas que. Surprise : la variante avec rien est bel et bien attestée, quoique très rarement et hors de France. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples trouvés sur la Toile : « C'est majoritairement une activité d'adulescents, mais pas rien que » (intervenant suisse sur un forum de langue, 2006), « Ce sont principalement les spectacles de Scène 1425 qui sont à l'affiche à l'Annexe 3 (mais pas rien que) » (site canadien, 2018), « Sa cuisine est faite de tout ça, mais pas rien que » (blog de cuisine belge, 2019).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Cinq mots de la langue des signes bien utiles quand on porte un masque (mais pas seulement, mais aussi dans d'autres situations, etc.).

     


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