• Venons-en au fait(e)

    Il faut le faire !

    « Près de Rennes, une femme enceinte s'est faite enlever. »
    (sur lefigaro.fr, le 26 septembre 2017)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    Le Figaro a beau avoir mis en ligne, au mois d'août, un article opportunément intitulé « Elle s'est fait(e) faire : ne faites plus la faute », rien n'y fait. Mauvaise compréhension de la règle, confusion phonétique (due à la liaison orale devant les infinitifs à initiale vocalique, comme dans l'affaire qui nous occupe), hypercorrection (1) ? Le faux accord continue de faire recette dans les colonnes dudit journal (comme dans celles de ses concurrents, du reste). Jugez-en plutôt : « La personne s'est faite agresser à la sortie de son domicile », « La directrice précédente s'était faite épingler par la Cour des comptes », « La reprise s'était faite sentir au dernier trimestre », « Plusieurs critiques sur la stratégie du groupe se sont faites entendre », « [Ils] se sont faits porter pâle », « [Ils] se sont faits piéger par un hackeur »... (2) On n'est décidément pro-faite, pardon prophète ni en son pays ni en son journal.

    Le fait est que l'explication avancée dans l'article du mois d'août a de quoi laisser le lecteur sur sa faim : le participe passé fait (qu'il soit employé avec avoir ou à la forme pronominale) est toujours invariable, nous dit-on, quand il est immédiatement suivi d'un infinitif. Soit... mais pourquoi ? Pourquoi l'invariabilité serait-elle de rigueur dans tous les cas où (se) faire est attelé à un infinitif ? Ne peut-on au moins envisager, comme nous l'enseigne la règle générale, d'accorder le participe passé fait avec son complément d'objet direct quand celui-ci, placé avant le participe, fait l'action exprimée par l'infinitif ? Du genre : Elle s'est fait enlever (parce que ce n'est pas se, mis pour elle, qui enlève), mais Elle s'est faite vomir (parce que c'est se, mis pour elle, qui vomit). Eh bien, figurez-vous que ce n'est ni fait ni à faire ! Et Grevisse nous en donne la raison : « Le participe fait immédiatement suivi d'un infinitif est invariable, parce qu'il fait corps avec l'infinitif et constitue avec lui une périphrase factitive [comprenez : dont le sujet fait faire ou cause l'action, mais ne la fait pas lui-même]. » Les choses vous paraissent-elles plus claires ? Je vous sens un rien perplexe... Tournons-nous vite fait vers Hanse : « Fait, suivi immédiatement d'un infinitif, doit rester invariable ; le pronom qui précède ne peut jamais être complément de fait, il l'est de l'ensemble factitif avoir fait + infinitif. » Ah ! cette fois, ça le fait ! On comprend que faire, ici employé comme semi-auxiliaire factitif, forme avec l'infinitif qu'il précède une seule et même expression, une combinaison de mots inséparables qui a la valeur d'un verbe unique, autrement dit une locution verbale (3), et, par conséquent, que se, dans les deux précédents exemples d'emploi pronominal, n'est pas complément d'objet direct de fait − sur l'accord duquel il n'a donc aucune influence −, mais de a fait enlever, a fait vomir. Même analyse à la forme active : Les personnes qu'elle a fait venir (puisqu'on ne peut pas dire : Elle a fait les personnes, mais : Elle a fait venir les personnes(4).

    On écrira donc correctement : la robe qu'il a fait faire, les femmes qu'il a fait pleurer, les peurs qu'il a fait naître, l'allocution qu'on lui a fait rédiger, il les a fait chercher partout ; elle s'est fait couper les cheveux, elle s'est fait gronder, la maison qu'il s'est fait construire, la somme qu'ils se sont fait donner, elles se sont fait entendre. Que voulez-vous, il va falloir vous y faire...


    (1) Selon Henri Frei (La Grammaire des fautes, 1929), l'accord du participe fait (par exemple dans : C'est lui qui l'a faite venir) pourrait aussi s'expliquer par le besoin, dans la langue populaire parlée, de distinguer la forme du présent (C'est lui qui la fait venir) de celle du passé (C'est lui qui l'a fait venir) quand l'objet est un féminin. De là à écrire, comme le fait le linguiste suisse, que « l'incorrect peut [ici] être considéré comme un procédé servant à réparer un déficit du langage correct »...

    (2) Ce genre d'accord, fréquent jusqu'au XVIe siècle − « Et les portes a faites ovrir » (Première Continuation de Perceval, XIIIe siècle), « Il l'avoit faicte venir à la cour » (Brantôme, XVIe siècle), − était déjà considéré comme irrégulier au XVIIe siècle. Ainsi Malherbe, à la lecture de ce vers de Philippe Desportes : « Qui ma flamme a nourrie et l'a faite ainsi croistre », ne manqua-t-il pas de faire observer qu'« il faut dire fait et non faite ; on ne dit pas je l'ai faite venir ». Des exemples fautifs perdurent toutefois chez quelques écrivains : « L'ignorance de l'écriture les [= les Wisigoths] a faits tomber en Espagne » (Montesquieu, 1748), « Un homme [...] qui n'a jamais expliqué sa pensée, mais qui vous l'a faite deviner » (Jean-Pierre Louis de Luchet, 1785), « Je l'ai faite inscrire depuis longtemps » (George Sand, 1840), « [Ces professeurs qui] se sont faits naturaliser » (Joseph Arthur de Gobineau, 1859), « Il l'avait faite inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir » (Émile Zola, 1891), « La joie l'a faite changer de couleur » (Charles Ferdinand Ramuz, 1926), « Je l'ai faite taire » (Jean Giono, imitant le parler populaire, 1929), « C'est lui, qui t'a faite, qui t'a faite partir » (Jacques Audiberti, 1942), « Une autre [...] s'est faite engrosser » (Yves Navarre, 1978, cité par Grevisse).

    (3) « Le participe fait [...] forme toujours un sens indivisible avec l'infinitif, tellement qu'on ne saurait, sans changer entièrement le sens de la phrase, mettre immédiatement après ce participe le substantif dont le régime pronom tient la place », observait déjà Girault-Duvivier dans sa Grammaire des grammaires (1811).

    (4) Fait est également invariable à la forme impersonnelle : Quelle chaleur il a fait aujourd'hui ! Une maison où il a fait bon vivre.


    Remarque 1 : Il va sans dire que (se) faire, quand il n'est pas immédiatement suivi d'un infinitif, suit les règles d'accord habituelles : les erreurs que j'ai faites, elle s'est faite belle.

    Remarque 2 : On peut lire çà et là sur la Toile que le participe passé de faire ou se faire est toujours invariable devant un infinitif, parce que « ce n'est jamais le sujet de fait qui fait l'action exprimée par l'infinitif ». Au risque de me répéter, cet argument n'est pas recevable (cf. Elle s'est fait vomir). Fait immédiatement suivi d'un infinitif est invariable − même quand le pronom antéposé ou réfléchi fait l'action de l'infinitif −, parce que ledit pronom n'est pas complément d'objet direct du participe seul, mais de fait + infinitif.

    Remarque 3 : Le verbe laisser a pu être lui aussi assimilé à un semi-auxiliaire quand il est suivi d'un infinitif, avec lequel il donne l'impression de former une périphrase analogue à fait + infinitif. Comparez : Ils se sont laissé rattraper et Ils se sont fait rattraper. C'est pourquoi le Conseil supérieur de la langue française a proposé, en 1990, de rendre invariable le participe de laisser suivi immédiatement d'un infinitif, sur le modèle de celui de faire. Pour autant, l'accord de laissé selon la règle traditionnelle (évoquée plus haut) ne saurait être considéré comme fautif : Elle s'est laissé(e) mourir. Elle s'est laissé séduire. (Voir également l'article Accord du participe passé, § Participe passé suivi d'un infinitif.)

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une femme enceinte s'est fait enlever.

     

    « Grand oral, petit écrit ?De quoi s'agi(ssen)t-il(s) ? »

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  • Commentaires

    1
    Michel wJean
    Mardi 3 Octobre 2017 à 10:30
    • Bonjour M. Marc, Malherbe à inauguré l'ère classique en frappant l'hiatus d'anathème. D'où le célèbre avertissement de Boileau: Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
    2
    Patrick
    Lundi 18 Février 2019 à 18:43

    Bonjour,

    Dans «Mignonne, allons voir si la rose» de Ronsard, n'est-il pas possible d'écrire «elle a dessus la place [...] ses beautés laissées choir» au lieu de "laissé choir" comme on le trouve partout ? Hormis l'autorisation du CSLF de 1990 (que Ronsard ignorait ! ), je ne peux justifier cette seconde version qu'en considérant les beautés COD du tout laisser choir ; pourtant ce sont les beautés qui choient et qui me semble-t-il sont COD de laisser et ici placées avant.

    Merci pour votre réponse et votre analyse.

      • Lundi 18 Février 2019 à 19:26

        Je vous invite à lire la remarque 1 à la fin de cet article.

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