• Valse-hésitation

    « Un nombre croissant de régions en Allemagne, pays très décentralisé, s'affranchissent des consignes de prudence d'Angela Merkel et font cavalier seul. »
    (paru sur lefigaro.fr, le 6 mai 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    L'expression faire cavalier seul doit-elle varier en nombre ? me demande en substance un correspondant. Eh bien, figurez-vous que nos habituels ouvrages de référence, toutes écuries confondues, sont désespérément muets sur la question : pas la moindre mention « locution invariable » ni le moindre exemple avec un sujet pluriel à se mettre sous la dent...

    Dans son analyse des locutions du type verbe + substantif objet direct sans article, le linguiste Hervé Curat nous met toutefois sur la voie : « Faire bande à part, faire cavalier seul, comme faire équipe, renvoient à des comportements qui, certes, sont en principe des comportements d'être animés, mais ces comportements, pris en eux-mêmes, ne sauraient être considérés comme des être animés » (La Locution verbale en français moderne, 1982). Et il ajoute : « On notera un certain parallèle entre le fait que tous les substantifs en locution sont invariables en nombre et tendent à être au singulier, et le fait qu'ils soient tous invariables en genre et ne renvoient plus en français moderne qu'à des inanimés. » Autrement dit, nous aurions ici affaire à une locution figée au masculin singulier.

    Rien que de très conforme à l'étymologie, me direz-vous. Car enfin, le cavalier seul désigne depuis le début du XIXe siècle (1) une figure de danse propre au quadrille français, où l'homme (le cavalier de bal) danse seul : « Cette figure fournissait aux cavaliers l'occasion de faire montre de leur talent. [Il s'agissait d'un] solo de cavalier, qui n'était pas toujours exempt d'une certaine prétention » (Henri Cellarius, La Danse des salons, 1847) (2). De là l'idée de se détacher du groupe, de se mettre en avant, qui est passée par figure, dans la langue populaire puis courante, de danser, pincer, exécuter, improviser, esquisser, faire un (ou le) cavalier seul (proprement « exécuter une figure de danse ») (3) à faire cavalier seul (sans article), au sens de « avoir le comportement du cavalier seul, de celui qui exécute un (le) cavalier seul », à savoir « agir isolément, de façon indépendante » (4) : « La pluie redouble, le vent commence à faire cavalier seul... » (Paul Siraudin, 1855), « Les Pays-Bas font cavalier-seul dans le quadrille européen » (journal Gil Blas, 1882), « Nous aussi, nous gravitons les uns autour des autres, sans nous rencontrer, sans nous fondre. Chacun faisant cavalier seul » (Roger Martin du Gard, 1940), « Les chevaliers d'Arthur, quand ils ne sont pas réunis à la cour d'Arthur, font cavalier seul » (Jean Markale, 1985), « Dans l'espace ouvert par le traité de Schengen, n'est-il pas inopérant de faire cavalier seul ? » (Jean-Marie Rouart, 2017).

    Au demeurant, le singulier se justifie d'autant plus, dans cette affaire, que cavalier seul, comme terme de danse, était souvent tenu pour invariable, parfois même orthographié avec un trait d'union : « Je vais me désosser à faire des cavalier seul » (Victor Hugo, 1866), « [Ils] exécutaient des "cavalier-seul" qui arrachaient à l'assistance d'unanimes applaudissements » (Ernest d'Hervilly, 1875), « [Il] risquait des "cavalier seul" sur les mains » (Alphonse Daudet, 1876) (5). Aussi ne peut-on que s'étonner de trouver la locution figurée orthographiée au pluriel, jusque sous les sabots de pur-sang de la langue : « Certes, notre conjugaison est difficile, au troisième groupe surtout, où les verbes font presque cavaliers seuls » (René Georgin, Guide de la langue française, 1969), « Les Tchétchènes [...] décident de faire cavaliers seuls » (Hélène Carrère d'Encausse, Victorieuse Russie, 2014). Distraction ? fièvre de cheval ? coquille d'éditeur ? ou bien influence de la variante jouer les cavaliers seuls, formée sur le modèle de jouer les (naïfs, victimes, justiciers...) « feindre un sentiment, simuler une attitude » : « Une fracture a commencé à s'esquisser au sein du parti, où Jean-Pierre Raffarin a joué les cavaliers seuls » (Jean-Marie Rouart, 2015), d'où, par télescopage avec le tour familier (se) la jouer perso, « Il m'a semblé que Xavière et toi la jouiez cavaliers seuls » (Yann Queffélec, 2002) ?

    Dans le doute, mieux vaut encore réserver l'expression faire cavalier seul à un sujet au singulier. Histoire d'éviter tout faux pas chorégraphico-grammatical...

    (1) « Le chef d'orchestre dit à diverses reprises d'une voix forte. La camargo... le moulinet... en avant quatre... un cavalier seul... la queue du chat... (la contredanse finit.) » (Joseph Aude, 1813), « La figure du cavalier seul » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1869).

    (2) Ceux qui sont persuadés que l'expression est née sur un champ de courses hippiques se consoleront en apprenant l'existence de quadrilles équestres : « Dans son quadrille équestre, M. François Baucher admet toutes les figures de l'ancienne contredanse [...], mais il en bannit la plus difficile, un cavalier seul en avant », lit-on dans le Nouveau Manuel complet d'équitation (1860) d'Armand-Denis Vergnaud.

    (3) « Gens [...] qui toute leur vie ont l'air de danser le cavalier seul » (Eugène Sue, 1843), « [Il] excellait à faire le cavalier seul » (Flaubert, 1845), « On grimpait sur les chaises [...] pour lui voir exécuter le cavalier seul » (Xavier de Montépin, 1853), « Il fut incapable de danser le "cavalier seul" de la pastourelle » (Champfleury, 1853), « Je me serais mis à danser un cavalier seul, grisé que j'étais par un certain quadrille guerrier d'Arban » (Ernest Blum, 1861), « Il exécuta un cavalier seul échevelé » (Émile Gaboriau, 1868), « Il a fait un cavalier seul très brillant » (Louis Veuillot, 1876), « [Il] tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumière » (Alphonse Daudet, 1884), « Le tout se termine par un petit quadrille folichon, où les femmes exécutent le cavalier seul » (Richard O'Monroy, 1890).

    (4) Il est à noter que les expressions cavalier seul et faire cavalier seul ont été reprises dans le jargon sportif (d'abord cycliste), où l'idée de supériorité, de domination l'a emporté sur celle d'indépendance : « La seconde série [d'un championnat de cyclisme] n'a été qu'un walk-over, [comprenez :] épreuve où un coureur court tout seul. Le malin public parisien a caractérisé d'un mot la course fournie par M. de Vasselot : Cavalier seul ! » (journal Le Vélo, 1893), « Cette belle course fut marquée par un cavalier seul de Stablinski qui fit ce qu'il voulut tout au long de l'épreuve » (Philippe Godard, 1979), « Faire cavalier seul, en parlant d'un concurrent ou d'une équipe, montrer sur les autres une grande supériorité et gagner sans être inquiété » (Larousse en ligne).

    (5) À côté de : « [Un danseur], qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour remplacer une célébrité absente, [...] exécutait des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du public » (Guy de Maupassant, 1890).

     

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