• Un escroc de haut vol

    « Celui qui se présente comme un "mercenaire" [...] est accusé d’avoir extorqué un homme d’affaires à sa descente d’avion de Dubaï. Des faits rocambolesques qui remontent à juin 2015, à l’aéroport de Roissy. »
    (Jeanne Cassard, sur leparisien.fr, le 26 février 2019)  

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Rocambolesque ? Si j'osais, je dirais que la syntaxe de notre journaliste l'est tout autant que cette affaire de peu glorieuse mémoire. Car enfin, le verbe extorquer − emprunté du latin extorquere (« déboîter ; arracher ; obtenir par force »), lui-même dérivé de torquere (« tordre ») − ne se construit-il pas régulièrement avec un nom de chose pour complément d'objet direct ? « Obtenir par la violence, la menace, la contrainte ou la ruse. Extorquer de l'argent à quelqu'un. On lui a extorqué des aveux sous la torture. Il a fini par m'extorquer cette promesse. Un consentement extorqué », lit-on dans la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie. Autrement dit, on extorque quelque chose à quelqu'un (1).

    Force est pourtant de reconnaître qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Les dictionnaires d'ancienne langue nous apprennent par exemple que la forme populaire estordre a pu s'employer autrefois avec un objet direct de personne au sens de « opprimer, accabler » selon Godefroy, de « torturer, secouer, priver » selon le Dictionnaire du moyen français : « Desespoir qui m'estort » (Eustache Deschamps, avant 1406), « Les povres gens ne veuillez trop estordre » (Jacques Millet, vers 1450). Même constat avec la graphie moderne extorquer : « Extorque des gens de charrue » (Dom Galeo, 1700), « Extorquer quelqu'un » (Le Grand Dictionnaire français et flamand, 1739), « Je mourrois de faim plutôt dix mille fois, Que d'extorquer ainsi d'honnêtes villageois » (Barthélémi-Ambroise Planterre, 1779), « [L'amant] qu'elle caressoit, servoit, trompoit, extorquoit » (lettre d'Isabelle de Charrière à Benjamin Constant, 1791), « Il était un usage, autorisé par l'habitude d'extorquer le peuple » (Antoine-Jean-Marie Thévenard, 1799), « [Les] victimes extorquées par cette aimable intrigante » (La Belgique judiciaire, 1856), « Je suis ce que les hommes appellent un bandit, un voleur, soit ! mais si j'extorque les riches, je ne prends rien aux pauvres » (Alexandre Dumas, 1863), « Extorquer les gens naïfs et cupides » (Journal des économistes, 1873), « Dreyfus se défend d'avoir extorqué personne » (Le Grand Écho du Nord, 1895). Citons encore Victor Hugo, qui ne rechignait pas à employer le participe passé extorqué comme substantif au sens de « personne qui est victime d'une extorsion » (2) : « Les extorqués faisant cortège aux extorqueurs » (Les Quatre jours d'Elciis, 1857).
    Ces exemples, qui ont tendance à se multiplier de nos jours, suffisent-ils à légitimer la construction extorquer quelqu'un ? Les ouvrages de référence actuels ne l'entendent pas de cette oreille. Avec un complément direct de personne, mieux vaut encore recourir à dépouiller, détrousser, escroquer (3), spolier... histoire d'éviter de se faire voler dans les plumes !

    (1) On a aussi dit autrefois extorquer quelque chose de quelqu'un : « Acuns tyrans extorquent et trayent pecunes des populaires » (Nicole Oresme, XIVe siècle).

    (2) Cecil Patrick Courtney, professeur d'histoire de la civilisation française à l'Université de Cambridge, écrivait à ce propos : « Puisqu'on extorque quelque chose à quelqu'un, l'emploi de ce verbe avec un régime direct animé ne semble pas justifié, et les lexicographes et grammairiens de l'époque semblent exclure cette possibilité. Cependant, depuis le XIXe siècle, un extorqué est bien une personne qui est victime d’une extorsion » (Benjamin Constant, Correspondance générale, 1993). Edmond Huguet se montrait plus sévère : « Cette dérivation [un extorqué] n'est pas régulière, le verbe extorquer ayant toujours comme complément direct un nom de chose » (Notes sur le néologisme chez Victor Hugo, 1895).

    (3) Il y a fort à parier, au demeurant, que ledit paronyme ne soit pas étranger à notre affaire, dans la mesure où il se construit aussi bien avec un nom de chose (au sens de « s'approprier indûment le bien d'autrui ; soutirer par la ruse et la fourberie ») qu'avec un nom de personne (au sens de « voler quelqu'un en ayant recours à la ruse ») : Il m'a escroqué mille euros sous prétexte de les emprunter. Il réussirait à escroquer le plus méfiant des hommes.

      

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il est accusé d’avoir détroussé un homme d’affaires.

     

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  • Commentaires

    1
    Didier
    Vendredi 1er Mars 2019 à 23:49

    Euh... n'est-il pas plausible que la journaliste ait simplement confondu, dans le feu de l'action et en raison de leur proximité phonétique, "escroquer" et "extorquer"?

      • Samedi 2 Mars 2019 à 08:48

        Cf. renvoi (3).
        Il n'empêche, le phénomène est de nos jours trop fréquent pour relever de la seule confusion paronymique.

    2
    Michel Jean
    Mercredi 6 Mars 2019 à 10:26

    Bonjour M. Marc, ce qui me chagrine avec les comptes rendus de telles affaires judiciaires c’est le manque d'âme: [...] accusé d’avoir (avec prudence) extorqué un «homme d’affaires» imprudent. Merci. Bye. Mich.

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