• Spécifique à, de

    Avec quelle préposition spécifique se construit-il ? La question, quand elle pourrait paraître anodine, embarrasse les spécialistes de la langue, dont la plupart ne mentionnent prudemment que l'emploi absolu de l'adjectif, c'est-à-dire sans complément et donc sans préposition (différence spécifique, médicament spécifique, nom spécifique, qualité spécifique...).

    Seuls le TLFi et l'Office québécois de la langue française daignent apporter une réponse claire : selon eux, spécifique − emprunté du latin specificus (« qui est propre à une seule espèce, à une seule chose ») − peut se construire indifféremment avec à ou de. Pour preuve, ces exemples puisés, comme il se doit, aux « meilleures sources » : « Ces dernières [expressions] sont assez spécifiques au vocabulaire de Teilhard de Chardin » (Le Français moderne), « Les effets spécifiques à ces régimes » (François Perroux), « Est-ce là un phénomène momentané, local, spécifique à la Russie ? » (Michel Déon), «  Le désastre de Columbia n'est pas spécifique au système de navette construit et employé par les États-Unis » (Alain Rey), « Le point d'interrogation est le point spécifique à l'interrogation directe » (Bénédicte Gaillard et Jean-Pierre Colignon), « Ils doivent utiliser la forme spécifique à leur langue » (Marie-Noëlle Gary-Prieur), à côté de « L'âme est cet aspect de nous-mêmes qui est spécifique de notre nature » (Alexis Carrel), « [La réponse] est spécifique de chaque microbe agresseur » (Yves Pouliquen), « Mais il est un problème spécifique de la série des [Arsène] Lupin » (Jean-Paul Colin), « J’ai déjà dit que votre patronyme n’est en rien spécifique de votre famille en particulier » (Jean-Christophe Rufin).

    Grevisse lui-même, dans Le Bon Usage, hésite entre les deux constructions, sans qu'il soit possible de percevoir une réelle différence de sens : « Les problèmes spécifiques à telle ou telle catégorie » (§ 427), « Ils sont susceptibles d'avoir des compléments d'objet et d'autres compléments spécifiques au verbe » (§ 920), mais « Nous ne retiendrons ici que ce qui est spécifique de l'adjectif » (§ 563).

    Du côté du Dictionnaire de l'Académie, en revanche, aucune trace de construction avec une préposition à l'entrée « spécifique » de la huitième édition (à l'exception notable de La quinine est un spécifique contre la fièvre, où spécifique est employé substantivement au sens de « médicament propre à guérir une maladie donnée »). Renseignements pris dans la neuvième édition, deux exemples nous éclairent un tant soit peu sur la position des Immortels : « Les cartes d'État-major comportent actuellement un système de référence spécifique aux armées » (à l'entrée « état-major ») et « Une interprétation très libre des éléments ornementaux spécifiques de chacun des cinq ordres architecturaux » (à l'entrée « ordre »).

    C'est de façon tout aussi détournée que le sujet est évoqué par Hanse dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne : « Le remède spécifique d'une maladie (noter que propre se construit avec à) » − sous-entendu : spécifique, lui, se construit avec de, qui ne se rapporterait donc pas ici à remède. De quoi semer le trouble parmi des usagers persuadés, d'une part, que la préposition de, dans ce type de construction, sert à introduire le complément du nom plutôt que celui de l'adjectif ; d'autre part, que la préposition à est attestée depuis belle lurette dans cet emploi didactique. Que l'on songe à : « remède spécifique à la vérole » (1579), « Quel remède peut-on apporter spécifique à un si grand mal ? » (1676), « Ayez donc recours à la bonne pervenche, bien verte et bien amère, mais bien spécifique à vos maux » (Mme de Sévigné, 1684), « Des plantes reconnues spécifiques aux maladies des navigateurs » (Bougainville, 1771).

    Difficile, vous l'aurez compris, de différencier les deux constructions sans être aussitôt soupçonné de partialité. J'avoue ainsi que l'avis du linguiste Jean-Paul Colin en la matière me laisse à tout le moins perplexe : « On hésite souvent, écrit-il dans son Dictionnaire des difficultés du français, entre les prépositions de et à ; il semble que la première soit préférable (comme pour caractéristique, typique) : Un médicament spécifique de la toux. La préposition à provient sans doute de l’influence des adjectifs spécial et propre, qui se construisent ainsi. » Mais enfin, je vous le demande, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer l'hypothèse inverse ? À savoir : « Il semble que à soit préférable (comme pour propre, spécial) : Un médicament spécifique à la toux. La préposition de provient sans doute de l'influence des adjectifs caractéristique, typique, qui se construisent ainsi. »

    Tout ce que l'on peut affirmer sans trop se tromper, c'est que à et de sont bien inscrits − avec contre et pour : « remède spécifique contre la colique », « [Le diamant] est spécifique contre la peste », « Le quinquina est un remède spécifique pour la fièvre » (Richelet), « Je suis le cavalier de France le plus spécifique pour la consolation des dames » (Jean-François Regnard, cité par Littré) − au générique des prépositions employées de longue date après spécifique.

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    Remarque : Le verbe spécifier a beau signifier « exprimer, déterminer en particulier, en détail », il serait abusif, à en croire certains spécialistes, d'utiliser l'adjectif spécifique comme synonyme de « spécial » ou de « particulier » (Académie, Dupré), de « précis » ou d’« explicite » sous l'influence de l'anglais specific (Office québécois de la langue française). Il n'est pourtant que de consulter le Littré ou le Grand Larousse pour constater que l'intéressé s'est employé par extension à l'époque classique au sens de « précis, déterminé » : « Un fait aussi positif et aussi spécifique que celui-là » (cardinal de Retz). Ne prend-on pas un peu vite pour un anglicisme ce qui n'est, peut-être, que la survivance (ou la reviviscence) d'un archaïsme ?

     

    Spécifique à, de

     

    « Changement de capCohabitation suspecte »

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  • Commentaires

    1
    Mardi 17 Janvier 2017 à 14:26

    En fait je ne comprends pas très bien où est le problème ici. Il me semble assez normal que ce qui suit « spécifique » dépende du contexte et donc des mots qui suivent la préposition elle-même. Là, je soupçonne fortement les spécialistes de la langue de ne vouloir qu’une règle unique plus pour la « beauté du geste » que par réelle nécessité.

     

     

      • Mardi 17 Janvier 2017 à 15:38

        La question est la suivante : doit-on dire "Nous ne retiendrons ici que ce qui est spécifique de l'adjectif", pour reprendre le dernier exemple de Grevisse, ou "Nous ne retiendrons ici que ce qui est spécifique à l'adjectif" ? "Cette odeur est spécifique du cuir" ou "Cette odeur est spécifique au cuir" ?

      • Jeudi 19 Janvier 2017 à 18:05

        J'ai bien compris, mais là, je trouve qu'on est spécifiquement dans un cas de coupage de cheveux en quatre et qu'en fait c'est une question qui n'a pas lieu d'être. smile

    2
    Michel JEAN
    Mercredi 18 Janvier 2017 à 14:15

    Bonjour M. Marc, ici en Picardie il est courant et d'usage de parler avant ou après les moissons du poids "spécifique du blé" Bye.

     

      • Lundi 11 Mai 2020 à 15:54

        Bonjour,

        il ne s'agit pas de la construction de l'adjectif spécifique mais de celle d'un simple complément du nom : en physique, le "poids spécifique" est le poids rapporté à un certain volume, il s'exprime par exemple en kg/litre, en kg/m3, en g/cm3, etc. Le complément de nom est donc normalement introduit par de. En remettant vos guillemets au bon endroit, vous parlez donc du "poids spécifique" du blé, le mot de se référant à poids et non à spécifique.

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    3
    Chambaron
    Samedi 29 Avril 2017 à 01:13

    Lorsque plusieurs constructions ou graphies sont reconnues, il n'est pas inutile de jeter un coup d'œil curieux sur ce que donne leur usage. J'utilise personnellement l'outil Ngram de la société Google permettant de chiffrer la fréquence dans les écrits sur une période de plusieurs siècles. Cet outil demande quelques précautions, tant dans la rédaction des requêtes que dans l'interprétation des résultats, mais livre souvent des clés inédites pour certaines questions.

    En l'occurrence, on peut consulter ici une requête faite sur le sujet du billet. Elle montre clairement que la préposition « à » est de développement plus tardif et surtout moins fréquente que « de » avec les formes de « spécifique ». On en tirera les conclusions que l'on veut…

    Admirateur de vos rubriques, j'aimerais par ailleurs savoir ce que vous pensez de cet outil — après l'avoir « acclimaté » si ce n'est encore le cas.

      • Roméo
        Dimanche 21 Mai 2017 à 14:08

        Le Grand Robert de la langue française cite de nombreux exemples (forgés pour la circonstance ou littéraires) ; tous sont suivis de de (ou de du).

    4
    Didier Fourcot
    Jeudi 17 Mai 2018 à 13:02

    Et si on raisonnait sur la phrase en enlevant le terme qui pose problème ou question? Jakobson nous suggère de nous intéresser à l'axe de la sélection, quel terme l'auteur aurait-il pu employer ou omettre à la place de celui qui nous interroge?
    Comment la phrase pourrait-elle être tournée en déplaçant l'adjectif pour lui rendre sa valeur absolue? -

    - Les effets (spécifiques) à ces régimes
    j'aurais plutôt vu les effets de ou sur ces régimes (qui leur sont spécifiques)? Une attraction de "particuliers à"? On peut remarquer que la formulation ici est ambiguë, "effet de" ou "effet sur" permet de lever cette difficulté, à moins que l'auteur n'ait voulu inclure les deux interprétations.

    - un phénomène momentané, local, (spécifique) à la Russie
    Je parierais bien que pour l'attraction de "local à"?

    - Le désastre de Columbia n'est pas spécifique au système de navette
    n'est pas (précisément, seulement) dû au?

    - Ils doivent utiliser la forme spécifique à leur langue
    adaptée à leur langue, convenant à leur langue?

    - est spécifique de chaque microbe agresseur
    caractéristique impliquerait "de", particulière plutôt "à", il se trouve que "spécifique de" est une expression scientifique, particulièrement adaptée ici étymologiquement à une espèce de microbe

    - Les problèmes (spécifiques) à telle ou telle catégorie
    Je dirais plutôt "les problèmes de telle ou telle" (pour spécifiques qu'ils soient), d'ailleurs la citation suivante dit "spécifique de l'adjectif".

    Voyons comment l'ambiguïté vient de la phrase elle-même:
    - Le remède (spécifique) d'une maladie
    On peut hésiter entre "le remède à une maladie" et "le remède d'une maladie" ("spécifique ou non", "plus ou moins spécifique" si on veut remanier la phrase)
    Mais comme vous le soulignez la préposition peut être interprétée comme introduisant le complément du nom ou celui de l'adjectif: Quel remède peut-on apporter (spécifique) à un si grand mal?
    Ce qui dans le même registre fait tomber à plat l'argument de Colin:
    Un médicament (spécifique) de la toux.
    Tout simplement parce que personne n'écrirait un "médicament à la toux"

    Et j'inclus dans ce raisonnement vos exemples avec contre et pour: un remède contre la colique ou pour la fièvre, les troubles des apprentissages.

    Si on veut une rule of thumb, je suggère de mettre "spécifique" entre parenthèses après pour donner une idée de la phrase sans lui.
    Cette méthode résout assez bien la plupart des questions, et c'est souvent "de" qui gagne, mais c'est peut-être plus un effet de fréquence de cette préposition par rapport à "à" que d'usage de l'adjectif "spécifique".

    On peut noter que Termium prend clairement parti, comme la statistique textuelle Google: https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/clefsfp/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_s&page=98IdtfTgu9qE.html

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