• Roman d'anticipation

    « Il attendrait donc sagement la parution de son [manuscrit] en se rongeant les ongles [...]. L'air de rien, il anticipait un succès intempestif. »
    (Patrice Delbourg, dans son roman Fils de Chamaille)  

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    J'entends d'ici les esprits tatillons pousser des cris d'orfraie. C'est que nombreux sont ceux qui voient dans cet emploi du verbe anticiper un anglicisme sémantique : « Le verbe anticiper signifie "exécuter avant le moment prévu" : Anticiper un paiement. Absolument : N'anticipons pas !, Respectons l'ordre de succession des faits. Employé dans le sens de l'anglais to anticipate, anticiper prend à tort le sens d’"envisager" : Anticiper un problème » (Le Français correct, Michèle Lenoble-Pinson), « Le verbe to anticipate a aussi, en anglais, les sens de "prévoir", "espérer", "s'attendre à", "appréhender". Ces emplois, critiqués en français, tendent à se répandre dans l’usage. Il demeure préférable d'employer d'autres verbes » (Office québécois de la langue française), « En français, anticiper c'est "faire avant le temps prévu", et non pas "prévoir" ou "planifier", contrairement à l'anglais anticipate. Cet anglicisme sémantique est devenu courant au Québec depuis quelques années » (Le Français du Québec, Jean Martucci, 1988), « Anglicisme : Anticiper une reprise de marché. Forme correcte : La prévoir » (Vie et Langage, 1971), « Un anglicisme (ou un américanisme) insidieux est en train de se glisser dans la langue : anticiper, dans le sens de prévoir » (Jean Dutourd, 1997).

    Renseignements pris, ce soupçon d'anglicisme ne date pas d'hier − ni d'avant-hier, pour ceux qui seraient tentés d'anticiper sur le calendrier. Il est attesté dès 1855 dans le Dictionnaire des barbarismes et des solécismes du Québécois Jean-Philippe Boucher-Belleville : « Anticiper un succès, — anglicisme — pour espérer etc. » ; en 1883 dans Anglicismes et canadianismes d'Arthur Buies : « Anticiper, to anticipate, pour présager, prévoir, augurer, devancer... Ex : j'anticipe une belle journée, pour "je prévois une belle journée" » ; et encore dans les années 1930 chez leur compatriote Narcisse Degagné : « Ce verbe [anticiper] est pris à tort dans le sens d’"escompter, augurer, prévoir". C'est ainsi qu'on dira : j'anticipe un succès, un gain, un beau voyage, etc. [...] Cet anglicisme fait rage en ce moment-ci, je ne sais pourquoi. Il faut donc le refouler de nouveau. Lorsqu'il s'agit d'un événement qu'on espère, d'un succès par exemple, qu'on prévoit comme certain, ce n'est pas anticiper qu'il faut dire pour exprimer cette assurance, mais augurer, escompter, prévoir, tenir pour acquis. Anticiper a un autre sens, qui est celui de "devancer, prévenir" » (Progrès du Saguenay, 1936-1937) (1).

    Seulement voilà, la réalité pourrait être bien différente. Mais n'anticipons pas !

    Emprunté du latin anticipare (« prendre par avance ; prendre les devants pour »), lui-même formé de ante (« avant ») et capere (« prendre »), anticiper s'est d'abord employé comme verbe transitif direct, avec un nom de personne au sens de « devancer l'action de quelqu'un, le surprendre » : « Le dictateur [...] les [= les adversaires] anticipa et desavança » (Pierre Bersuire, vers 1356), avec un nom temporel − et, par ellipse du mot temps, un nom désignant une action ou un fait − au sens de « devancer le temps où quelque chose doit se faire ou se dire » : « Elle vouloit anticiper Le tempz de ton povoir monstrer » (Guillaume de Digulleville, 1358), « Le juge [...] ne doit anticiper la plaidoirie des causes qui sont devant lui » (Le Coutumier bourguignon glosé, avant 1400) et avec un nom de chose concrète, au sens de « prendre, occuper par avance » : « Et quant regret anticipoit ma voix » (Octavien de Saint-Gelais, vers 1497), « Achilles [...] alla anticiper le passage par ou Hector devoit passer » (Jean-Lemaire de Belges, 1512). Ce n'est qu'au XVIe siècle, semble-t-il, que sont apparus l'emploi absolu au sens de « prendre les devants » : « Il estoit raisonnable que nous puissions anticiper quant verrions lopportunite » (Claude de Seyssel, 1527) et l'emploi transitif indirect (avec la préposition sur), lequel reprend la plupart des sens attachés à la construction directe (2) et y ajoute ceux de « compter sur ce qui n'existe pas encore et agir comme si on pouvait en disposer ; utiliser par avance » : « Anticiper sur la succession » (François de Belleforest, 1582), « Anticiper par une outrageuse despence sur son revenu » (Nicolas Pasquier, avant 1631), d'où « usurper des droits, des biens d'autrui, empiéter sur eux » : « Le juge se plaignoit de ce qu'il anticipoit sur son authorité » (Jean-Baptiste Du Tertre, 1667), « Le parlement anticipoit sur les droits de l'autorité royale » (Françoise de Motteville, avant 1689).

    L'anticipation mentale prenant le relais de l'anticipation temporelle, le verbe en est aussi venu à signifier, « depuis le XVIe siècle (1549) » selon le Dictionnaire historique de la langue française : « se représenter en esprit ce qui doit se produire ultérieurement ; imaginer, éprouver par avance (un mal, une victoire, etc.) ». Alain Rey et ses équipes auraient été bien inspirés de citer in extenso la référence à laquelle il est fait allusion. La voici : « Anticiper par esperance la victoire qu'aura aucung » (Robert Estienne, Dictionnaire français-latin, publié en fait dès 1539). Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye (ou plus vraisemblablement Georges-Jean Mouchet, son continuateur) nous en livre une glose éclairante dans son Dictionnaire historique de l'ancien langage français (vers 1790) : « L'espérance d'un bonheur est naturellement une jouissance anticipée. Ainsi l'expression figurée anticiper (le temps de) la victoire par l'espérance signifioit espérer la victoire et en jouir d'avance. » Ne s'agit-il pas précisément du sens dénoncé par nos chasseurs d'anglicismes ? Anticiper un succès, un gain, un beau voyage (sous-entendu par l'espérance) pour « espérer un succès, un gain, un beau voyage et en jouir d'avance »... Les gens d'Albion ont beau être prompts à anticiper, tout porte à croire qu'ils n'ont pas tiré les premiers sur ce coup-là. C'est que le modèle existait déjà en latin : « Spe anticipant victoriam » (saint Jérôme, 404) (3) et est naturellement passé en français, donnant lieu à de multiples variantes (avec ou sans le complément de moyen, avec ou sans la préposition sur, en contexte positif ou négatif...) (4).

    De même que l'expression anticiper la victoire (par l'espérance) a ouvert la voie à anticiper un succès (fût-il intempestif...), anticiper l'avenir a favorisé l'emploi de notre verbe au sens étendu de « prévoir ». Hanse, au demeurant, n'y trouve rien à redire : « On dit aussi anticiper sur l'avenir (le prévoir), plutôt qu'anticiper l'avenir, qui est le tour classique. » De là, dans le jargon économique et financier : « La bourse de Berlin a anticipé la hausse des prix du froment » (Recueil consulaire belge, 1872), dans le langage sportif : « Pronostiquer, mot grec, peu euphonique, est supprimé et remplacé par anticiper » (Essai sur la formation du vocabulaire du skieur français, 1939), « [Tel gardien de but] sait se placer, il prévoit ce qui va se passer, il "anticipe" » (Le Miroir des sports, 1941) (5) et dans l'usage courant : « Anticiper les besoins » (Charles Pinot Duclos, 1751), « Anticiper les risques » (Pierre-Jean Grosley, 1770), « Anticiper les problèmes » (Petit Robert, Petit Larousse), etc. Pour autant, il convient de ne pas faire du verbe anticiper un simple synonyme élégant de prévoir. Dans ses Mémoires (1994), Bernard Tricot nous rapporte une anecdote édifiante à ce sujet : « Le doute venait d'un mot qui fut beaucoup discuté à l'époque : [...] "prévoir et anticiper les actions de Greenpeace". Sur l'original que Charles Hernu me montra le mot anticiper était souligné deux fois. Quel sens donner à ce verbe ? Pour Charles Hernu, il s'agissait seulement de se renseigner afin de prévoir. Mais pourquoi répéter ainsi ce qui était déjà exprimé par le verbe précédent ? [...] Sans doute le rédacteur de la note avait-il voulu exprimer à la fois "prévoir" et, comme dit mon Larousse, "supposer ce qui va se passer et adapter sa conduite à cette supposition". » Confirmation du Grand Larousse : « Anticiper sur l'avenir, et, absolument, anticiper, prévoir ce qui va arriver et, généralement, adapter sa ligne de conduite à cette prévision » et du TLFi : « Avec une idée d'action commandée par une telle représentation : prévoir, escompter, attendre ».

    Alors, anglicisme ou pas ? Entendons-nous bien : je ne dis pas que l'influence anglaise est totalement étrangère à notre affaire. Je constate simplement que les héritiers du latin anticipare ont suivi le même parcours sémantique de part et d'autre de l'Atlantique (et de la Manche). Pour preuve, ces deux témoignages : « Many warriors attack those who say ‘anticipate’ when they mean no more than ‘expect’. They are right, and will receive medals » (Sir Alan Patrick Herbert, 1936), « The use of this word [anticipate] as a synonym for ‘expect’ is now so common that it may be a waste of time to fight longer. [...] in its correct sense [anticipate conveys] the idea of forestalling an event » (Sir Ernest Gowers, 1948). Là est le piquant de l'histoire : l'emploi critiqué le fut tout autant en anglais qu'en français...
    Il faut croire, n'en déplaise à certains, que cette évolution était d'autant plus irrésistible dans les deux langues... qu'elle se trouvait en germe dans la syntaxe latine !

    (1) À cette époque, pourtant, le prétendu anglicisme avait droit de cité dans le Glossaire du parler français au Canada (1930) : « Entrevoir, prévoir, se promettre, s'attendre à. Ex. : Anticiper un bon résultat = s'attendre à un bon résultat. Anticiper de grands bénéfices = se promettre de grands bénéfices. J'anticipe que… = je prévois que. »

    (2) Comparez : « Anticiper le terme prefix par la loy » (François de Belleforest, 1579) et « Anticiper sur le terme prefix pour leurs sacres et couronnements » (Étienne Pasquier, avant 1615) ; « Sa mort, de laquelle parlerons cy apres pour n'anticiper sur les dates » (François de Belleforest, 1579) et « Pardonnez-moi si j'ai un peu anticipé les dates et les tems » (François-Bernard Lépicié, 1752) ; « L'Archiduc [...] anticipoit sur l'advenir » (Joseph de la Pise, 1639) et « Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir » (Pascal, avant 1662).

    (3) On disait aussi : « Praesumo aliquid spe (Virgile), s'attendre à quelque chose, l'espérer » (dixit le Dictionnaire universel français et latin, 1704), les deux verbes ayant des sens très proches : « Praesumo est animo et spe anticipo » (Panegyrici veteres, 1828).

    (4) « [Il] anticipe la preuve et conviction de ceste menterie par telles raisons » (Jacques Amyot, 1572), « Comme s'il n'estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe par fantaisie » (Montaigne, 1580), « Quel acquest y a-il d'anticiper les maux qui ne viendront que trop tost ? » (Guillaume Bouchet, 1584), « La presence de leur Roy leur faiso[it] anticiper la victoire et la tenir comme acquise » (Friedrich Spanheim l'Ancien, 1634), « Anticipez cette perte par vostre pensée, comme si elle vous devoit arriver » (Pierre Bardin, 1634), « [Les] felicitez eternelles qu'ils anticipent par l'esperance » (Guillaume Girard, 1661), « Le chimérique excés [...] Devance le bonheur, anticipe la gloire » (Jacques Le Vasseur, 1661), « La mort [...] anticipoit déjà cette belle conqueste » (Philippe Le Noir, 1673), « J'anticipois déja sur le plaisir de voir de mes yeux ces isles si fameuses » (Dralsé de Grand-Pierre, 1718), « Les hommes [...] anticipent par la pensée ces éloges futurs » (Pierre Brumoy, 1741), « Dans la vieillesse, on anticipe les besoins par la crainte [...]. Dans la jeunesse, on ne soupçonne guère les besoins par la prévoyance » (Charles Pinot Duclos, 1751), « [Le peuple] anticipoit par l'espérance sur une vie meilleure » (Antoine-Louis Séguier, 1770), « On anticipe les risques de la mort » (Pierre-Jean Grosley, 1770), « Ces plaisirs suffisoient sans doute à l'homme. Leur jouissance, que l'espérance anticipoit, [...] pouvoit lui rendre son existence agréable » (Louis-Gabriel Du Buat-Nançay, 1773), « Le cœur s'arrête à peine dans le présent, et anticipe les maux qui le menacent » (Chateaubriand, 1802), « Présager, anticiper par la pensée sur les événements futurs » (Dictionnaire étymologique de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, 1829), « Un acte [...] dont il anticipait en pensée l'accomplissement » (Henri de Régnier, 1909), « Toute mon imagination s'employait à anticiper mon destin de femme » (Simone de Beauvoir, 1958).

    (5) Il ne s'agit là que d'une ellipse de il anticipe (le mouvement, l'action de l'adversaire).
     

    Remarque 1 : D'aucuns reprochent à cette extension de sens l'ambiguïté qui peut en découler : anticiper un voyage, « l'avancer de quelques jours » ou « s'y attendre » ? anticiper un bénéfice, « l'entamer » ou « l'escompter » ? C'est oublier un peu vite que le phénomène s'observe de longue date. Comparez : « Il nous faudra contre-garder et anticiper le mal [= le prévenir, empêcher qu'il ne se produise, en prenant certaines précautions, certaines mesures] qui en pourroit advenir » (Jacques Amyot, 1572) et « Comme s'il n'estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe [= l'imagine, l'éprouve par avance] par fantaisie » (Montaigne, 1580) ; « Faire dans votre esprit une légère transposition de temps, et anticiper sur l'avenir [= le devancer] de quelques minutes » (Rousseau, 1761) et « Anticiper l'avenir [= le prévoir] par des inquiétudes et des soucis superflus » (Jean Barbeyrac, 1706), « Anticiper l'avenir [= se le représenter] par l'imagination » (Abel Hermant, 1918).

    Remarque 2 : Girodet (à la suite du TLFi ?) restreint au seul domaine financier l'emploi du verbe anticiper au sens de « escompter, prévoir » (anticiper une hausse en Bourse). Sans l'ombre d'un argument...

    Remarque 3 : Quelle mouche a donc piqué les correcteurs du monde.fr pour qu'ils en viennent à considérer que, dans la phrase « les élections qu'il pourrait anticiper », « anticiper, déjà mis à toutes les sauces, est employé indûment pour avancer » ? N'est-ce pas là son sens premier ? 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou Il escomptait un succès).

     

    « Un escroc de haut volUn accord contestable »

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  • Commentaires

    1
    Michel Jean
    Mercredi 20 Mars 2019 à 08:23

    Bonjour M. Marc, superbe article, mais est entendue fréquemment à la radio: anticiper le danger sur la route fera de vous un bon chauffeur. Merci. Bye. Mich.

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