• « Elle s'était laissée prendre par de vieux réflexes. »
    (Nicolas Mathieu, dans son dernier roman, Connemara, paru chez Actes Sud.)  


     

    FlècheCe que j'en pense


    Une fois n'est pas coutume, voilà un accord qui réussit l'exploit de contrevenir à la fois à la règle héritée de Marot (XVIe siècle) et à celle des réformateurs de 1990. Chapeau bas !

    Rappelons à toutes fins utiles que la grammaire traditionnelle accorde le participe passé des verbes occasionnellement pronominaux comme s'ils étaient employés à la forme active. Aussi convient-il de partir à la chasse au COD (s'il existe) en posant la question qui / quoi ? au verbe conjugué avec avoir.
    Elle a laissé... qui ? elle-même prendre par de vieux réflexes ? Cela n'a aucun sens : ce n'est pas elle qui prend, ce sont les vieux réflexes qui la prennent !
    La bonne question est bien plutôt : Elle a laissé... quoi ? prendre elle-même par de vieux réflexes (autrement dit : elle a laissé de vieux réflexes la prendre). Le pronom se, mis pour elle, est COD de l'infinitif prendre, pas du participe passé laissé, qui reste donc invariable (1).

    Mais il faut croire, de l'aveu même de l'Académie, que l'application de ladite règle au verbe laisser est « parfois malaisée, particulièrement dans les formes pronominales ». Aussi la vénérable institution s'est-elle résolue à entériner la proposition des réformateurs de 1990 dans la dernière édition de son Dictionnaire : « On pourra, comme pour le verbe faire, généraliser l'invariabilité du participe passé de laisser dans le cas où il est suivi d'un infinitif », au motif que ledit participe fait corps avec l'infinitif et forme avec lui une périphrase verbale (2). Foin des finasseries de grammairiens ! Voilà une simplification bienvenue, me direz-vous.

    Voire. Car si le résultat auquel on aboutit, dans notre exemple, est le même quelle que soit l'analyse retenue (Elle s'était laissé prendre par de vieux réflexes [3]), tel n'est pas toujours le cas, tant s'en faut. Comparez : Elle s'est laissée mourir (= elle a laissé elle-même mourir ; accord selon la grammaire traditionnelle) et Elle s'est laissé mourir (invariabilité recommandée par les réformateurs). Deux graphies considérées comme également correctes pour le prix d'une : pas sûr que la langue y ait gagné en clarté... Mais il y a plus grave : rendre laissé invariable devant un infinitif empêche de marquer des distinctions utiles. Par exemple, celle qui existe, dans la grammaire traditionnelle, entre les hommes qu'on a laissés piller (= on a laissé les hommes piller, sens actif) et les hommes qu'on a laissé piller (= on a laissé [quelqu'un] piller les hommes, d'où on a laissé les hommes être pillés, sens passif) (4).

    Mais au fait, me demanderez-vous, qu'y a-t-il de si compliqué dans l'application de la règle générale au cas particulier de (se) laisser ? Car enfin, distinguer entre le complément du participe et celui de l'infinitif qui suit ne semble pas relever d'une difficulté insurmontable, quel que soit le verbe considéré ! Il faut remonter au tout début du XIXe siècle pour tenter d'y voir plus clair. Jusque-là, deux camps s'opposaient : les tenants de l'invariabilité (Thomas Corneille, Gabriel Girard, Pierre Restaut, Noël-François De Wailly, Condillac, en tête), pour qui le verbe laisser et l'infinitif qui suit doivent être regardés comme inséparables, et les partisans de la variabilité selon la règle générale (Charles Pinot Duclos, Nicolas Beauzée, François-Urbain Domergue et quelques autres). Mais voilà que le grammairien Jean-Étienne Boinvilliers s'en mêle, au point de se croire fondé à introduire une nouvelle subtilité :

    « Une femme doit-elle dire : Ils m'ont laissé assassiner ou bien Ils m'ont laissée assassiner ? Cette phrase est encore ambiguë. Si cette femme veut dire : Ils ont laissé moi assassinant, il faut laissée. Si elle veut dire : Ils ont laissé quelqu'un m'assassinant, il faut laissé. Mais ce qui est difficile à résoudre, parce qu'aucun grammairien ne l'a proposé, est le problème qui suit. Une femme doit-elle dire : Ils m'ont laissé ou laissée assassiner par de vils bourreaux ? On ne peut pas faire l'analyse suivante : Ils ont laissé quelqu'un m'assassinant, puisqu'il y a "par de vils bourreaux". On doit analyser plutôt de cette manière : Ils ont laissé moi être assassinée par de vils bourreaux [5] ; le complément de l'attribut combiné avoir est avant le participe, donc il y a accord » (Grammaire raisonnée, 1802).

    « Toutes les fois qu'un verbe qui est à l'infinitif actif est employé réellement pour l'infinitif passif, ce qu'indique et justifie le complément [d'agent] précédé de la préposition de ou par, dans ce cas-là, dis-je, le participe passé est toujours déclinable, parce que son complément direct existe, et qu'il est placé avant lui. Ainsi l'on devra écrire : les oiseaux que j'ai laissés prendre par mes enfans, parce que l'on pourra dire : les oiseaux que j'ai laissés être pris par mes enfans » (Cacographie, 1819).

    Cette analyse insolite ne s'est pas imposée parmi les grammairiens... mais semble avoir trouvé quelques émules parmi les écrivains. Qu'on en juge : « En supposant même [qu'ils] se fussent laissés gagner par des promesses » (Mérimée, Les Cosaques d'autrefois, 1865), « Plusieurs jurés de ce tribunal se sont laissés corrompre par l'or des accusés » (Anatole France, Les Dieux ont soif, 1912), « [La nation] s'est laissée emporter par le génie d'un Napoléon » (Jules Cambon, Discours de réception à l'Académie française, 1919), « La population de Varsovie s'est laissée fusiller par les troupes de Gortchakoff » (Romain Rolland, Par la révolution, la paix, 1935), « Les meilleurs se sont laissés envahir par la peur d'être injustes » (Jules Romains, Mission à Rome, 1937), « Elle s'était laissée ruiner par un fourbe » (Henri Troyat, Tant que la terre durera, 1947), « Nous sommes-nous laissés divertir par deux choses tout à fait différentes ? » (Samuel Beckett, Oh les beaux jours, 1963), « Elle ne s'était laissée arrêter par aucun scrupule » (Françoise Mallet-Joris, Allegra, 1976), « Ils se sont laissés surprendre par ce Destrem » (Daniel Picouly, La Nuit de Lampedusa, 2011).

    À y bien regarder, les exemples d'accord contre la règle traditionnelle sont légion, avec ou sans complément d'agent de l'infinitif : « L'Inconnue qui s'est laissée vaincre » (Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, 1900), « Ma bouche s'est laissée ouvrir » (Colette, La Vagabonde, 1910), « Si l'on peut admettre que les braves gens [...] se soient laissés duper » (Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, 1915), « Je me suis souvent demandé [...] comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissée distancer » (Gide, Les Faux-monnayeurs, cité par Grevisse, 1925), « Elle s'était laissée prendre à toutes les promesses » (Eugène Dabit, L'Hôtel du Nord, 1929), « Elle s'était laissée marier docilement à un vieillard » (Mauriac, Le Nœud de vipères, 1932), « Peut-être me serais-je laissée prendre au piège » (Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire ?, 1934), « Sa femme enfant, qu'il a aimée, qui s'est laissée aimer » (Émile Henriot, Tout va finir, 1936), « Humiliée de s'être laissée surprendre » (Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943), « La population se fût laissée massacrer » (Henry de Monfreid, Ménélik tel qu'il fut, 1954), « Je me suis laissée emporter » (Michel Butor, La Modification, 1957), « Annick, séchant son cours, s'est laissée pousser dedans » (Hervé Bazin, Le Matrimoine, 1967), « Une division de réserve s'est laissée enfoncer à la trouée de Spada » (Maurice Genevoix, La Mort de près, 1972), « Trop se sont laissés prendre à ce masque » (Jean Daniélou, Le Figaro, cité par Grevisse, 1972), « Elle s'est laissée démunir » (Étienne Gilson, Inauguration du musée Pierre Loti, 1973), « Elle s'était laissée faire » (Le Clézio, Étoile errante, 1992) (6).

    Comment expliquer pareils manquements sous la plume de bons auteurs ?

    Un certain Jacques Lachappelle avance, à la suite de Boinvilliers, un argument qui ne manque pas de séduction : « Nous adopterions volontiers la manière dont M. Boinvilliers écrit ce paragraphe de Fénelon : "Ces rois avaient été condamnés aux peines du Tartare pour s'être laissés gouverner par des hommes méchants et artificieux." On voit qu'il est très possible de détacher le participe laissés pour le rapporter au pronom [se] et l'y faire accorder en nombre et en genre. Il en résulte une double image : d'abord celle de la longue inertie de ces rois abandonnant leur personne morale, leur moi tout entier à l'influence artificieuse des méchants, et de plus celle de cette influence même » (Le Moniteur, 1806). En d'autres termes − et j'espère ne pas trahir la pensée de l'auteur −, l'accord du participe se justifierait ici, non pas par la présence du complément d'agent de l'infinitif gouverner, mais par la volonté du scripteur de souligner l'implication du sujet dans le procès décrit par ledit infinitif : ces rois se sont volontairement abandonnés à l'influence des hommes méchants et artificieux. L'ennui, c'est que l'on en vient à se demander si, à cette aune, l'accord serait encore de mise dans : « Nos collègues se sont laissés involontairement aller à une opposition trop absolue » (Bulletin de l'Académie royale de médecine, 1844)...

    Peut-on voir dans ces graphies irrégulières une survivance du principe de l'ancienne langue qui accordait (presque) systématiquement le participe passé des verbes pronominaux avec le sujet ? « Les vieilles règles laissent souvent des traces longtemps après qu'elles ont cessé d'être en vigueur », concède Jean Bastin dans son Étude des participes (1889). Se laisser prendre par de vieux réflexes, passe encore chez Agrippa d'Aubigné (« [Ils] se sont laissez beffler [= bafouer, berner] », avant 1620), chez Molière (« [Les cœurs] se sont laissés traîner », 1671), chez Bossuet (« Ces foibles yeux qui s'y sont laissez éblouïr », 1687), chez l'abbé Prévost (« Elle s'étoit laissée conduire à Beaulieu », 1740), voire dans les anciennes éditions du Dictionnaire de l'Académie, où règne la plus grande confusion : « Elle s'est laissée abuser », « Elle s'est laissée surprendre avec son amant » (1694) ; « Elle s'est laissé abuser » (1718) ; « Elle s'est laissé abuser », « Elle s'est laissée séduire » (1740) ; « Elle s'est laissée abuser », « Elle s'est laissé séduire », « Ils se sont laissés prévenir » (1762). Mais chez nos auteurs contemporains...

    « Ne s'agit-il pas de vulgaires fautes d'impression ? » s'interroge Grevisse dans ses Problèmes de langage (1962), avant de reconnaître que l'explication serait trop facile (7). La question mérite pourtant d'être creusée.

    1/ Prosper Mérimée.
    Pareille bourde paraît d'autant plus surprenante, de la part de l'auteur de la fameuse dictée de 1857, qu'il y avait glissé le piège suivant : « La douairière [...] s'est laissé entraîner à prendre un râteau. » On trouve par ailleurs, dans son Histoire de Don Pèdre Ier (1847), un irréprochable « Soit qu'ils se fussent laissé gagner par des présents ».

    2/ Anatole France.
    C'est la graphie « s'est laissé vaincre » qui figure dans l'extrait de Monsieur Bergeret paru dans Le Figaro du 10 janvier 1900. Quant au « se sont laissés corrompre », il n'est pas rare de le voir corrigé en laissé (par exemple, chez Gallimard). On lit par ailleurs : « Ils se sont laissé entraîner à répéter [...] » (La Vie littéraire, 1888), « Elle s'était laissé marier par son père » (Le Lys rouge, 1894), « Honteuse de s'être laissé surprendre par un mari qu'elle méprisait » (Le Mannequin d'osier, 1897), etc.

    3/ Jules Romains.
    L'option « accord du participe avec le sujet » (considérée comme irrégulière) semble avoir été retenue dans l'édition originale des différents volumes des Hommes de bonne volonté chez Flammarion, comme en témoignent les exemples suivants : « Elle s'est laissée embrasser » (Éros à Paris, 1932), « Ils ne s'étaient laissés prendre nulle part » (Les Superbes, 1933), « De plus forts que Mionnet s'étaient laissés prendre au piège » (Province, 1934), « [Ils] se sont laissés entraîner à des intrigues » (Mission à Rome, 1937), « Sa mère s'est laissée attendrir » (La Douceur de la vie, 1939), etc. − tous corrigés en laissé dans l'édition de 1958 ; mais alors pourquoi : « Ces types-là se sont laissé pincer » à côté de « Est-elle sûre de ne pas s'être laissée un peu éblouir ? » (Montée des périls, 1935) ? Citons par ailleurs : « La maison s'était laissée pétrir par cette mort » (Mort de quelqu'un, 1911), « Une certaine coloration dominante s'est laissée voir » (Discours [mal retranscrit ?] de réception à l'Académie française, 1946), « Les seuls changements qui s'étaient laissés voir » (Violation de frontières, 1951), mais « Ils se sont laissé mettre très exactement le pied au derrière » (Problèmes européens, 1933), « Les Républicains se sont laissé conduire à une attitude de conservation » (Visite aux Américains, 1936). Allez trouver une logique derrière ces accords !

    4/ Romain Rolland.
    On peine tout autant à comprendre à quelle règle s'en tient le Prix Nobel de littérature. Comparez : « Ils se sont laissé glisser comme des singes sur le mur » (Le Quatorze Juillet), « Elle s'est laissée choir » (Annette et Sylvie) et « [Ils] se sont laissé toucher par cette vague du sentiment » (Chronique parisienne).

    5/ Henri Troyat.
    Les exemples de laissé correctement accordé ne manquent pourtant pas, sous sa plume : « [Elle] s'était laissée tomber sur le lit » (La Rencontre, 1958), « Ils se sont laissé faire » (Sophie ou la Fin des combats, 1963), « Nombre d'officiers russes [...] se sont laissé gagner [...] par la contagion des idées libérales » (Alexandre Ier, 1981), « Je la méprisais de s'être laissé entortiller par un sous-fifre » (La Voisine de palier, 2011)...

    6/ André Gide.
    C'est pourtant la graphie avec laissé qui figure dans l'édition originale, parue chez Gallimard... Autres exemples d'accord considéré comme correct : « Elle s'était laissée aller à certain besoin de sermonner » (Les Faux-monnayeurs, 1925), « Tous nos porteurs libres s'étaient laissé rafler au jeu, par des miliciens habiles » (Le Retour du Tchad, 1928), « [Des personnes] qui sans doute ne se sont laissé émouvoir qu'en raison de son infirmité » (Retour de l'U.R.S.S., 1936).

    7/ François Mauriac.
    Autre exemple d'accord contre la règle : « Plutôt que de fuir, les mouches se seraient laissées écraser sur les petits fours » (Le Baiser au lépreux, 1922), corrigé ensuite en laissé. Mais on lit ailleurs : « Ils se sont laissé entraîner plus loin qu'ils n'auraient voulu » (Les Mal-aimés, 1945), « Ils n'ont rien pris, ils se sont laissé prendre » (Mémoires politiques, 1967).

    8/ Le Clézio.
    « Elle s'était laissée faire » (Étoile errante, 1992) mais « Mme Yang s'est laissé faire » (Bitna, 2018). Comprenne qui pourra !

    Etc.

    Désolant spectacle de laisser-aller, où l'on peine à savoir ce qui relève de la responsabilité des éditeurs et ce qui relève de la négligence des écrivains. Aussi Hanse semble-t-il aller un peu vite en besogne quand il affirme, à propos du participe passé des verbes pronominaux : « Quand tant d'auteurs, et de telle qualité, font l'accord avec le sujet en dépit des règles, même dans le cas où, avec laissé, la perche de l'invariabilité leur est tendue, on se demande si la règle maintenue par l'enseignement et une certaine tradition conservatrice mérite encore son crédit. Je ne me reconnais toutefois pas le droit de conseiller à chacun de s'en affranchir. Mais je demande que les grammairiens et les enseignants se rendent compte de sa fragilité et que les écrivains osent affermir la tendance incontestable de l'accord avec le sujet dans tous les cas. » La tendance incontestable de l'accord avec le sujet ? Si seulement les écrivains s'en tenaient à une position aussi nette...
    Dépouillons, pour en revenir à l'affaire qui nous occupe, le dernier livre de Nicolas Mathieu : « Elle s'est laissé faire », « Hélène s'est laissée tomber un peu trop lourdement dans le canapé du salon », « Elles se sont choisi un petit coin près de la balustrade », « Ils se sont trouvé un public plus que docile », « Elle s'en était voulu », « Des crises s'étaient succédé pour rien », etc. prouvent assez que l'auteur de Connemara maîtrise les subtilités de l'accord du participe passé... ce qui ne l'empêche pas de laisser échapper un « Elle s'était laissée prendre par de vieux réflexes » de curieuse facture.

    Vous l'aurez compris : n'en déplaise à Hanse, nous assistons moins au grand remplacement de la règle traditionnelle qu'à un grand « relâchement auquel notre syntaxe n'a sûrement rien à gagner » (dixit Grevisse).

    (1) De là l'autre formulation de la règle : quand le participe passé est suivi d'un infinitif, il s'accorde avec le complément d'objet direct placé avant lui si ce dernier fait l'action exprimée par l'infinitif.

    (2) Nombreux sont les grammairiens qui, à l'instar de Marc Wilmet, font observer que « l'assimilation pure et simple de laisser à faire est contestable sur le plan syntaxique. Comparer : Pierre a fait pleurer Marie et *Pierre a fait Marie pleurer vs Pierre a laisser pleurer Marie et Pierre a laissé Marie pleurer » (Le Participe passé autrement).

    (3) Exemples correctement accordés : « Des soldats qui se sont laissé prendre par l'ennemi » (Pierre Larousse, 1867), « Combien se sont laissé prendre au piège de ses éloges ? » (Désiré Nisard, 1888), « Elle s'est laissé prendre au piège » (Paul Bourget, 1898), « Que de femmes folles de leurs nerfs se sont laissé prendre au réalisme du fameux tableau de la Messe Noire » (Rémy de Gourmont, 1900), « À combien d'autres espiègleries ne se fussent-elles pas laissé prendre » (René Boylesve, 1902).

    (4) L'honnêteté m'oblige à reconnaître que cet argument est souvent balayé d'un revers de la main : « Le bon sens au XVIIe siècle savait de lui-même faire la différence, d'après l'ensemble du discours ou d'après le contexte de la phrase, entre : cette femme, je l'ai laissé peindre (elle peignait) et je l'ai laissé peindre (on a fait son portrait). On n'avait nullement besoin alors, comme maintenant, de faire une différence d'orthographe dans la manière d'écrire le participe, pour savoir distinguer la différence de sens entre les phrases. Et si la langue écrite peut aujourd'hui nous indiquer la différence de sens entre ces différentes phrases, la langue parlée peut-elle toujours nous épargner cette difficulté, si toutefois difficulté il y a ? Aurions-nous donc moins de bon sens aujourd'hui qu'on n'en avait au XVIIe siècle ? » (Jean Bastin, 1880).

    (5) Au risque de me répéter, il fallait analyser de la manière suivante : Ils ont laissé quoi ? assassiner moi par de vils bourreaux.
    Partant, et contrairement à ce qu'affirme Boinvilliers, « le participe est laissé invariable si l'infinitif est suivi ou peut être suivi d'un complément d'agent introduit par la préposition par » (Grevisse) : Elle s'est laissée tomber, mais Elle s'est laissé séduire (par quelqu'un).

    (6) Le cas est plus rare avec la forme non pronominale : « Après avoir cessé toutes relations avec son épouse divorcée et spoliée, il l'a laissée entourer et caresser par nos plus cruels ennemis » (Ludovic de Colleville, 1915), « Les traces d'anciens sentiers [...] que j'ai laissés recouvrir par mille branches » (Gide, 1917).

    (7) Goosse note également « des divergences entre les éditions pour ce[s] phénomène[s], purement graphique[s] d'ailleurs » (Le Bon Usage, 2011).
    Grevisse écrit par ailleurs : « Dans l'usage, il règne en ceci une grande confusion : non seulement [...] laissé reste souvent invariable là où la règle des grammairiens demanderait l'accord, mais, par un mouvement contraire, on l'accorde fréquemment là où ladite règle le voudrait invariable » (Le Bon Usage, 1980).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Elle s'était laissé prendre par de vieux réflexes.

     


    votre commentaire
  • « Entre 250 000 et 300 000 personnes sont en risque de perdre leur pass vaccinal au 15 février. »
    (Bruno Mortier, sur ouest-france.fr, le 3 février 2022.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Voilà une information qui risque fort de déplaire à nos académiciens. Non pas qu'elle les concerne au premier chef − on se doute que les sages du quai Conti n'ont pas été les derniers à recevoir une dose de rappel, eu égard à leur grand âge qui les place d'office parmi les personnes à risque −, mais il est des formules qui sont de nature à leur faire perdre leur sang-froid. Je veux parler du tour en risque de, évoqué en termes peu amènes dans la fameuse rubrique Dire, ne pas dire de leur site Internet :

    « Le verbe risquer se construit directement, avec comme complément un nom, [...] ou indirectement, avec la préposition de et un infinitif comme complément, il risque de tomber, il risque d'échouer. La locution en danger de se rencontre dans l'expression en danger de mort ou avec un infinitif, [être en danger de mourir]. Il convient de ne pas mêler ces deux formes pour en faire le tour incorrect en risque de, que l'on se gardera bien d'employer.
    On dit : Il risque de tout perdre. Il est en danger de se noyer. On ne dit pas : Il est en risque de tout perdre. Il est en risque de se noyer.  »

    Incorrect, en risque de ? Voilà qui ne manque pas de piquant ! Car enfin, l'auteur dudit avertissement a-t-il seulement pris le temps de consulter les anciennes éditions du propre Dictionnaire de l'Académie ? Il aurait eu toutes les chances d'y croiser l'intéressé, à l'article « démanger » : « Il fait des actions qui le mettent en risque d'estre pendu » (1694) ou à l'article « non-vue » : « Nous fumes en risque de périr par non-vue » (1762-1878 ; exemple repris par Bescherelle et par Littré). La lecture de Voltaire lui aurait été tout aussi salutaire : « L'Allemagne était en risque de perdre la gloire de n'avoir jamais été subjuguée » (Essai sur les mœurs, 1756), « [Il] passa la rivière à la nage en risque de se noïer » (Histoire de Charles XII, édition de 1750)...
    Les esprits tatillons ne manqueront pas d'objecter qu'il s'agit là d'exemples anciens. Sans doute. Mais que ne s'est-on contenté, à la rigueur, de présenter ledit tour comme un archaïsme plutôt que comme une incorrection ? (1)

    Renseignements pris, en risque de est non seulement attesté sans interruption depuis le milieu du XVIe siècle, mais il a reçu la caution de plus d'un excellent auteur (dont quelques académiciens) : « Qui vin ne boit apres salade est en rizique d'estre malade » (Gabriel Meurier, grammairien et lexicographe, 1568), « Celuy qui fait si peu de conte des pechez veniels se met en risque et peril de tomber peu à peu és mortels » (Jean Benedicti, 1584), « Se mettre en risque et danger de cheoir d'un lieu hault » (César Oudin, grammairien et lexicographe, 1607), « Au bord d'un puis un enfant endormy En risque d'y tomber » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Quand on a la poitrine attaquée, [...] on se met en risque de ne pouvoir plus se rétablir » (Mme de Sévigné, 1680), « Quand vous en jureriez sur les autels, vous ne seriez point en risque de faire une fausseté » (Pierre Bayle, 1685), « Il bat tous les paysans, jusqu'à se mettre en risque de les tuer » (Fénelon, 1702), « La lanterne du cocher qui était en risque de choir » (François Millot, 1759), « On n'est pas en risque de s'ennuyer un instant avec lui » (Sainte-Beuve, 1849), « [Il] galopait sur les falaises, en grand risque de se casser les membres » (Arthur de Gobineau, 1872), « Me trouvant dans la rue [...], j'étais en grand risque d'y mourir de faim » (Anatole France, 1892), « Il s'ensuit que de quoi vit l'amitié, aussi elle meurt, ou est en grand risque de mourir » (Émile Faguet, 1909), « Sans ces témoins, notre histoire serait en risque de ne plus se comprendre » (Gabriel Hanotaux, 1913), « Cet esprit de révolte, toujours en risque de soulever les passions contre l'ordre » (Alain, 1927), « Tout cela est en grand risque de disparaître » (Gide, 1947), « À tout moment en risque de tricher » (Jean Paulhan, 1966), « [La liberté] est en risque de mourir » (Barjavel, 1981), « Elle [= la langue française] est en risque de se retrouver au XXIe siècle une langue secondaire » (Pierre Bourgeade, 1988), « En risque de chuter de mon escarpement » (Michel Serres, 2009) (2).

    De toute évidence, le tour a été formé sur le modèle, plus ancien, de en danger de (passé de « au pouvoir, à la merci de (quelqu'un) » à « en craignant la menace de (quelque chose) ») : « En risque de, en danger de » (Edmond Huguet, 1925). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de le voir construit, dans le même sens, avec un substantif comme complément : « [L'esprit] Se met en risque de folie » (Office du Sainct Ange Gardien, 1645), « La création est en risque de chute et de ruine » (Henri Favre, 1892), « En grand risque de déraison » (André Berry, 1946), « Un passé perpétuellement en risque d'oubli » (Michel Butor, 1993), « Parce que vous seriez en risque de mort » (Michel Serres, 2004), « [Des règles] qui semblent posées pour nous compliquer l'existence en nous plaçant toujours en faute ou en risque de faute » (Marie-Josèphe Berchoud, Écrire et parler le bon français, 2004), « Des humains, donc, en risque de damnation » (Alain Rey, 2013) (3), voire sans complément introduit par de : « Estre en danger, courir danger, estre en risque, courir risque » (Nathanël Duez, 1664), « Car votre vie estoit en risque » (Marivaux, 1716), « Être en danger, être en péril, être en risque » (Nicolas Beauzée, 1788), « Sa fortune n'est plus seulement en risque, elle est en péril » (Littré, 1863).

    L'exemple de Littré est intéressant à double titre. D'abord, il laisse entrevoir, si besoin était, que l'on a également dit (être) en péril de : « Tout sera en péril d'être alteré au gré des rois » (Fénelon, avant 1715), « Être en péril de la vie, de sa vie. Ce malade est en péril de mort. Il est en péril d'être ruiné » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878), « René, qui se croit en péril de mourir » (Sainte-Beuve, 1850), « Ma pauvre Hermangarde était en péril de mourir » (Barbey d'Aurevilly, 1851), « Il est en péril de succomber à la paralysie de l'intelligence » (Littré, 1861), « Comme si la cité se trouvait en péril d'être prise d'assaut » (Zola, 1896), « Serait-il vrai que ce genre d’éloquence est en péril de disparaître ? » (Henry Roujon, 1912), « Les écologistes ne se soucient jamais de la langue, si polluée pourtant, et en péril de disparaître » (Jean Dutourd, 1994). Ensuite, il nous renseigne sur le sens, et plus particulièrement sur la gradation descendante qui existe entre les mots péril, danger et risque : « Péril signifie l'espèce de danger la plus pressante, la plus extrême, la plus imminente, la plus terrible, et presque toujours celle où il y va de la vie » (Lafaye) ; « Danger paraît être le terme général [pour désigner toute sorte de malheurs, petits ou grands, dont on est menacé] » (Lafaye) ; « Risque emporte l'idée de hasard » (Lambert Sauveur) − tout en restant jusqu'à un certain point prévisible, selon Lafaye − et « indique d'une façon plus éloignée la possibilité de l'événement » (Gabriel Girard), « où l'on a lieu de craindre un mal comme d'espérer un bien » (D'Alembert) (4). Pour autant, et là est tout le nœud de l'affaire, peut-on substituer sans risque un terme à l'autre selon la gravité de la situation ? Féraud en doute : « Dit-on adverbialement au danger de comme on dit au risque de ? Je ne le crois pas » (Dictionnaire critique de la langue française, 1787) (5). Force est pourtant de constater que tel fut d'abord le cas, quand risque n'était pas encore d'usage courant : « Nous le voulons, puys qu'il vous plaist Au danger d'estre regauldis [moqués] » (Mestier et marchandise, farce datée de 1440), « Ou [= au] dangier de perdre la vie » (Le Mistere de saint Adrien, vers 1485), « Une beste [...] à qui quelques fois ne fault qu'un brin de paille pour de frayeur l'ombrager, au danger de tomber son maistre » (Charles Estienne, 1553), « Je m'efforce les faire grans au danger d'estre damné » (Henri Estienne, 1566), « Il receut un coup sur la teste [...] au danger d'estre tué ou pour le moins grièvement navré s'il n'eut esté armé » (Verslag van het Magistraet aen den Grave van Egmond, 1566), « [...] aymant mieux se mettre à leur misericorde et volunté, au danger de se tuer ou de se saulver » (Mémoires de Claude Haton, avant 1582), « Qui se precipite à son escient au danger d'estre occis » (Jean Benedicti, 1584). Et encore aux siècles suivants : « Tous les jours on s'y trompe, au danger de faire naufrage » (abbé Prévost, 1756), « [Ils] nous jettent dans de cruelles perplexités sur ce que nous avons à faire, au danger de nous détourner quelquefois des sentiers de la justice » (Louis de Bonnaire, 1758), « [Il] grimpa jusqu'au Capitole au danger de se casser mille fois le col » (Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, 1764), « Lord Byron, au danger de sa vie, gravit la colonne » (Amédée Pichot, 1819), « Le cantonnier, qui, au danger d'être écrasé, se place résolument au milieu du chemin » (journal L'Indépendant des Basses-Pyrénées, 1880), « Au danger de paraître intuitif et prétentieux, c'est un résultat que nous pressentions » (Guy Lagorce, 1992). Est-il besoin de préciser, au risque de froisser Féraud, qu'il en va de même pour péril : « Au péril de tout perdre, il met tout à mon choix » (Racine, 1650), « Plus d'une fois, au péril de ne pas vaincre lui même, on l'a vu solliciter l'affoiblissement de ses forces, pour faciliter des conquêtes à des armées qu'il ne commandoit pas » (abbé Houtteville, 1734), « Ils furent laissés en un lieu désert, au péril d'être dévorés par les bêtes sauvages » (Léon Pagès, 1869), « S'il veut inviter d'autres à le suivre, au péril de se voir incompris par tous les inaptes » (Henry Corbin, 1977), « C'est sa récompense, mais il ne l'obtient qu'au péril de ne l'avoir jamais désirée » (Alain Badiou, 2012) ? Sans doute les ouvrages de référence eux-mêmes ne sont-ils pas étrangers à ce phénomène, tant il est vrai que certaines de leurs définitions entretiennent la confusion entre nos trois substantifs : « Au risque de, en courant le danger de » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Au risque de, en s'exposant au danger de » (Larousse), « Au péril de, aux périls de, aux dépens de, au risque de » (Littré), « Au péril de, en faisant courir des risques à » (Robert), « Au péril de ma tranquillité, de ma liberté, de ma vie, en prenant le risque de la perdre » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Risquons une conclusion. L'usage s'est établi, dans la langue courante, d'employer en risque de ou en danger de + substantif selon la gravité ou l'imminence de la menace (Un enfant en risque d'échec scolaire. Un otage en danger de mort), à côté de au risque de + infinitif (Il s'est obstiné au risque de tout perdre) et de au péril de + substantif précédé d'un adjectif possessif (Défendre quelqu'un au péril de sa vie). De là à considérer comme incorrectes les constructions en risque de, en péril de + infinitif, pourtant attestées de longue date sous les meilleures plumes, il y a un fossé que je vous laisse franchir... à vos risques et périls !
     

    (1) Il est intéressant de noter que en danger de + infinitif ne trouve guère plus grâce aux yeux du TLFi : « Expression vieillie ou figée. Être (se trouver) en danger de + infinitif. Risquer de. » Peu importe le nom (danger, risque, péril, menace...), c'est la construction avec un infinitif qui tend à sortir de l'usage.

    (2) On peut encore citer les ouvrages didactiques suivants : « Sans cette précaution, elle [la charge de poudre] seroit en risque de crever ou de s'éventer » (Thomas Corneille, Dictionnaire des arts et des sciences, 1694), « Le malade est en risque de perdre le bras » (Diderot, Encyclopédie, 1751), « I am like to lose, Je suis en risque de perdre » (Jean-Baptiste Lefebvre de Villebrune, Dictionnaire des particules angloises, 1774) « Leur signification est si différente, qu'on n'est pas en risque de les confondre » (Pierre Restaut, Traité de l'orthographe françoise, 1775), « De grosses pièces peu en risque de se tourmenter » (Élie Bertrand, Encyclopédie méthodique, 1783), « Dangereux. Qui est périlleux, qui met en risque de souffrir quelque perte ou quelque dommage » (Maurice Lachâtre, Nouveau Dictionnaire universel, 1869), « Foutu de (ne pas être à l'heure), en grand risque de » (Grand Larousse encyclopédique, 1960).

    (3) On distinguera ces exemples de ceux où le nom complément, précédé d'un déterminant, indique non plus le risque encouru mais ce qui est exposé à un risque : « Le marchand [...] se met en risque du corps et de l'ame à sillonner tant de mers » (Jean Blancone, 1604), « [Il] fut renversé par terre à coups de pique en grand risque de sa vie » (Eudes de Mézeray, 1651), « Ils étaient évidemment en risque de leur salut » (Voltaire, 1759).

    (4) Et aussi en menace de : « Il ny a pas la cinquième partie de ceux qui y dussent et soloient être et encore est en menace de moins y en avoir » (Charte d'affranchissement des habitants de Branches, 1379), « [...] et ne se doutant qu'elle [= l'intelligence d'Alphonse Daudet] était en menace de s'éclipser » (Henry Céard, 1899), « Les systèmes morphologiques sont constamment détériorés, ou en menace de l'être, par les changements phonétiques » (Marcel Cohen, 1955).

    (5) De même, Féraud croit qu'« on dit en danger, et non pas en péril de mort, quand il s'agit de maladies », contre l'avis de l'Académie : « Un malade en péril de mort » (Dictionnaire, 1798-1935).


    Remarque : Pour l'étymologie du mot risque, voir ce billet.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou risquent, sont sur le point de perdre...

     


    2 commentaires
  • À la grâce d'adieu !

    « Le producteur de musique Pascal Nègre a également commenté la publication [de Florent Pagny annonçant être atteint d'un cancer du poumon] : "Tu as une bonne étoile et elle brille encore malgré ce nuage gris !!! Courage et à très vite." »
    (lu sur parismatch.com, le 27 janvier 2022.)  
    (photo Wikipédia sous licence CC BY-SA 4.0 par Guy Delsaut.)

    FlècheCe que j'en pense


    La langue française ne manque pas de formules pour exprimer, à la fin d'une conversation, d'une lettre ou d'une publication sur les réseaux sociaux, l'espoir − que l'on ne peut ici que croire sincère − de revoir la personne dont on prend congé : au revoir (celui de Giscard, en mai 1981, est dans toutes les mémoires), à bientôt, à plus tard, à tout à l'heure (et leurs raccourcis familiers à plus, à tout'), à la prochaine (fois), etc. Parmi elles, il en est une, popularisée en son temps par la voix grave et suave de feue Macha Béranger (elle aussi aux prises avec un cancer du poumon), qui s'attire régulièrement les foudres des spécialistes : « À très vite est un monstre grammatical dont la présence étonne dans la bouche et sous la plume de personnes qui ne sont ni ennemies de la logique ni esclaves des bourdes en vogue » (Mission linguistique francophone, 2017), « À très vite. Ellipse à jeter à la poubelle » (Alfred Gilder, 2018), « Que dire de ce désinvolte "À très vite !" qui, à l'écrit et plus encore à l'oral, clôt nombre de conversations d'aujourd'hui, sinon que, chez lui, l'incorrect le dispute au familier ? » (Bruno Dewaele, 2021).

    Mais que lui reproche-t-on au juste ? Sa syntaxe bricolée à la va-vite : « En effet, la préposition à a vocation à être suivie d'un complément circonstanciel de temps (à bientôt, à demain, à la semaine prochaine, à plus tard), et non, comme c'est le cas ici, d'un complément circonstanciel de manière : imaginez seulement l'impression que produirait la tournure contraire, "À très lentement !"... », résume Bruno Dewaele. Voilà qui est vite dit. Car enfin, il faut croire que je ne suis pas seul à observer que vite lorgne plus souvent qu'à son tour du côté des adverbes de temps : « En tant qu'adverbe vite s'emploie dans des sens divers, marquant simultanément des rapports de manière et de temps : [...] Elle oubliera vite sa déconvenue (= bientôt). Débarrassez-moi vite le plancher (= immédiatement) ! » (Jean-Paul Jauneau), « Elliptiquement, vite ! équivaut à "sans plus attendre, sans délai" (1659 [1]) et, par extension, à "immédiatement" » (Dictionnaire historique de la langue française), « Avec un adverbe de rapidité ambivalent, tel que vite, l'accent peut être [mis sur] l'immédiateté ("Partez vite", au sens de "Partez immédiatement") ou sur la vélocité ("Il est parti très vite", au sens de "Il est parti en courant") » (Robert Guého).
    Et quand bien même notre formule aurait des airs d'attelage contre nature grammaticale, Claude Duneton n'y verrait jamais qu'un innocent « jeu de langue » : « Soit la question : "Quand reviendras-tu ?" La réponse la plus rassurante sera : "Je reviendrai très vite." La locution adverbiale indique ici la manière : le retour en urgence. Mais l'interlocuteur/trice, qui est languissant(e), réclame un engagement décisif : "Oui, très vite, très vite !" Et le désir s'accroît quand l'effet recule, c'est classique ; l'autre répond : "Alors à très vite", ce qui est une blague et un mot d'amour... Il se produit un léger décrochage grammatical, la locution devient alors adverbiale de temps [...]. Voilà l'expression créée ; elle porte des guillemets mentaux sur son acte de naissance, qui signifient : faisons comme si très vite était une date fixe. Très vite, c'est demain, ou ce soir, peut-être. Ce sont là des créations aimables, qui sont internes à la langue et ne doivent rien à personne. » Encore convient-il de ne pas brûler les étapes de la démonstration...

    À l'origine est l'interjection adieu (en un ou, plus souvent, en deux mots [2]), attestée dès la fin du XIIe siècle comme formule de congé (3) après avoir été préparée par des phrases comme je vous commande (= confie) à Dieu, allez à Dieu, soyez à Dieu... (sous-entendu : pendant ce temps qui nous sépare) : « Je m'an vois, a Deu vos comant », « Alez donc a Deu, biaus sire » (Chrétien de Troyes, vers 1170-1180) ; « Et dit li rois : Adeu, sire cosin » (La Mort de Garin le Loherain, fin du XIIe siècle) ; « A Deu remain [= demeure] ! » (Jean Bodel, avant 1210) ; « A Deu, dame, a Deu soiez vos ! » (Moniot d'Arras, vers 1225) ; « Sire, dist ele, a dieu » (Adenet le Roi, vers 1270). Le XIVe siècle, soucieux de fixer un terme à la séparation, donna naissance à la construction adieu + jusqu'à, suivi d'un adverbe, ou plus souvent jusqu'au, suivi d'un nom (retour ou revis « fait de se revoir ») ou d'un infinitif substantivé (revoir, mais aussi revenir), pour « je vous recommande, je vous dis à Dieu jusqu'à ce que l'on se revoie, jusqu'à ce que je revienne » : « A Dieu, chier filz et ami doulx, Vous conmant jusqu'au reveoir » (Miracle de l'enfant donné au diable, vers 1339) ; « A Dieu vous vueil je conmander Jusques a ja [= un moment proche] » (Miracle de un pape qui vendi le basme, 1346) ; « A Dieu jusqu'au retour », « A Dieu jusqu'au revoir », « A Dieu vous commant jusques au revenir » (Jean Froissart, avant 1400) ; « Adieu vous dy jusqu'au revoir », « Adieu, seigneurs, jusqu'au revis » (Le Mystère de la Passion d'Arras, avant 1440) ; « A Dieu soiez vous commandé, Jucques a ce que vous revoye » (Jean du Prier, 1456). Le succès fut tel que la formule fut bientôt accommodée à toutes les sauces temporelles : adieu jusqu'à demain, jusqu'à ce soir, jusqu'à tout à l'heure, jusqu'à bientôt, etc. (4) De là, par ellipse de adieu puis de jusque, les raccourcis modernes au revoir, à demain, à ce soir, à tout à l'heure, à bientôt...

    Mais revenons à la thèse de Duneton. Ce que notre spécialiste oublie de préciser, c'est que tout porte à croire que l'on a d'abord formé à bien vite (par analogie plaisante avec à bientôt ?) avant à très vite. J'en veux pour preuve les dates de première attestation que j'ai pu réunir à ce jour : « Au revoir, ma bonne, mon excellente mère, à bientôt ! » (André-Joseph Grétry, 1806), « − À bientôt, mes amis... − À bien vite, ma tante » (Pierre, auteur dramatique, 1857), « À très vite, ma toute belle » (Philippe Jullian, 1959). Sans doute me rétorquera-t-on avec quelque apparence de raison que à bien vite reste rare, à l'écrit, avant la fin du XXe siècle (5), mais enfin l'innovation n'a en soi rien de bien extraordinaire quand on songe que bientôt résulte de la soudure de l'adverbe bien, employé au sens intensif de « très », et de l'adverbe tôt, d'abord pris au sens ancien de... je vous le donne en mille... « vite, promptement » (encore vivant dans la locution avoir tôt fait de) ! Toujours est-il que à bien vite annonce sans surprise la formation de à très vite, un siècle plus tard.
    L'ennui, c'est que dans l'intervalle très s'est également invité devant bientôt, au grand dam de plus d'un observateur : « En principe, un adverbe pouvant modifier un autre adverbe, rien n'empêche de dire très bientôt, comme on dit très souvent ou très soigneusement. Mais on s'aperçoit vite qu'il s'agit d'un cas particulier, car l'adverbe est lui-même formé de deux adverbes, l'un modifiant l'autre : "bien tôt", comme on aurait "fort tôt" ou même "très tôt", de sorte que très bientôt apparaît soit comme un renforcement qui frise le pléonasme soit comme une suite d'adverbes malvenue et déplaisante. Aussi convient-il d'abandonner très bientôt au langage familier et de continuer à l'exclure du bon style » (Auguste Hersay, 1969), « Cet adverbe [bientôt] est formé de deux adverbes, dont le premier joue le rôle de très, comme dans : "il est bien tard". C'est pourquoi très bientôt est souvent considéré comme pléonastique et condamnable. Mieux vaut donc l'éviter et se contenter de bientôt, en un seul mot » (Jacques Capelovici, 1992) (6). Il faut croire que la nuance d'empressement manquait à la gamme des revoyures, tant ces réserves furent impuissantes à empêcher la diffusion à la vitesse grand V de à très bientôt (et, en Suisse, de la variante à tout bientôt) dans l'usage courant : « Adieu, Saint-Servais, au revoir, et à très bientôt... » (Joseph Méry, 1855), « Pardon de tout cet anglais de cuisine et à très bientôt » (Paul Verlaine, 1893), « À très bientôt » (Abel Hermant, 1900 ; Henri Barbusse, 1916 ; Maurice Druon, 1948), « Au revoir, Vincent. À tout bientôt » (Jacques Chessex, 1990) (7), et jusque dans les colonnes de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie (fût-ce au prix d'une mention « familier »). De là à à très vite, il n'y avait qu'un pas, d'autant plus rapidement franchi que bientôt « signifie aussi quelquefois "vite" », du propre aveu des Immortels (huitième édition de leur Dictionnaire).

    Vous l'aurez compris : que le bien de bientôt soit ou non encore perçu comme un adverbe marquant le degré, à bientôt finit tôt ou tard par être déformé en à très vite. On peut bien sûr s'en émouvoir, mais on gardera à l'esprit que la plupart de ces formules de congé furent d'abord considérées comme familières avant de conquérir leur légitimité. En témoignent les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie : « On dit en style familier Adieu jusqu'au revoir » (1694-1878), « Adieu jusqu'au revoir, ou, plus habituellement et plus simplement, Au revoir » (1935) ; « À bientôt. Façon de parler elliptique et familière » (1835-1935), « À bientôt ! et, familièrement, À très bientôt ! » (1992). Gageons qu'il en ira (très) bientôt de même pour à très vite.

    Un mot encore, même si cela va sans dire, pour souhaiter à notre Florent national de se rétablir... très vite !
     

    (1) « Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose » (Molière, Les Précieuses ridicules).

    (2) Encore au XVe et au XVIe siècle : « Adieu or a Dieu vous commant » (Jehan Regnier, 1432), « Puisque prenant entre nous congé de nos amis de bouche, nous usons de ce mot, A Dieu, aussi me plaist-il de le mesnager à la fin et conclusion de mes lettres » (Étienne Pasquier, 1586).

    (3) Si adieu semble de nos jours réservé aux séparations définitives (hormis peut-être dans le Sud de la France et en Suisse, où l'intéressé est parfois encore employé comme formule de salutation pour dire bonjour ou au revoir), il n'en a pas toujours été ainsi. « Adieu comme simple synonyme de au revoir a appartenu à l'usage général jusqu'à la fin du XIXe siècle », précise Goose. La distinction entre les deux formules s'instaure au début du XIXe siècle, adieu n'étant plus perçu comme une recommandation au Seigneur mais comme une promesse de se retrouver au ciel. Comparez : « Adieu, mon oncle ; vous viendrez dîner dimanche » (Balzac, 1837), « Adieu, à tout à l'heure » (Colette, 1900) et « Adieu, ou plutôt au revoir ; sans doute on nous permettra bientôt de nous embrasser » (un certain J.-P.-R. Cuisin, 1806), « Adieu donc, ou plutôt adieu n'est pas le mot, puisqu'après un long jour je vais te revoir » (Hugo, 1822), « Vous voyez que je vous dis à revoir, et que je ne vous dis pas adieu » (Dumas, 1851).

    (4) « A Dieu jusques à demain » (Christine de Pizan, 1403) ; « [Ils] prindrent congié de l'ung à l'aultre par ung gracieux adieu, jusques à bientost qu'ils se redevoient entreveoir » (Georges Chastellain, vers 1421) ; « A Dieu, mon cher frere amyable, Vous dy jusque a une autre fois » (Le Mistére du Viel Testament, vers 1450) ; « Adieu jusques à l'autre sepmaine » (Farce de Pernet qui va a l'escolle, 1532) ; « A Dieu jusques à ce soir », « A Dieu jusques au retour » (Pierre de Larivey, 1579) ; « Adieu jusques alors » (Nicolas Pasquier, avant 1631) ; « Adieu Mademoiselle, jusques à la reveuë » (Le Courtisan parfait, 1640) ; « Adieu jusques à tantost » (Thomas Corneille, 1654) ; « Adieu jusqu'au souper » (Scarron, 1656) ; « Adieu jusqu'au printemps » (La Fontaine, 1687) ; « Adieu, jusqu'à la premiere ocasion » (Eustache Le Noble, 1690) ; « Adieu jusqu'à tout à l'heure » (traduction d'un roman de Samuel Richardson, 1756) ; « Adieu jusqu'à la première rencontre » (François Marlin, 1789) ; « Adieu, jusqu'au jour » (Olympe de Gouges, 1792) ; « Adieu jusqu'à bientôt » (Louis Vivien, 1840).

    (5) « À bien vite de tes nouvelles, chère Marguerite » (Paul Lasserre, commis voyageur, 1867), « Avec quelle joie je vous dis : à bien vite ! » (Marthe Bibesco, 1939), « Et à bien vite, là-haut ! » (Francis Lamy, 1959).

    (6) D'autres se montrent un peu moins sévères : « Très bientôt s'entend très souvent dans la langue parlée : À très bientôt. Ce tour, sans être incorrect, est seulement familier et forme un léger pléonasme » (Jean-Paul Colin, 2002), « À très bientôt, formule de la langue familière, [est] à éviter dans le style surveillé » (Jean Girodet, 2008).

    (7) Et aussi en moyen français : « Mas je vuilz tres bien tost la vérité savoir Que j'ai perdus de gens » (Girart de Roussillon ; attestation isolée en 1316 ou en 1334, selon les sources).

     

    Remarque 1 : À côté de (adieu) jusqu'au revoir est attestée, dès la fin du XIVe siècle et surtout sous des plumes étrangères, une variante avec à revoir : « A Dieu vous comande jusques à revoir » (La Manière de language qui enseigne [aux Anglais] a parler et escrire doulcz françois, 1396), « A Dieu jusques à reveoir » (Gérard de Vivre, enseignant flamand, 1597), « Adieu donc Mademoiselle jusques à revoir : jusque a une autre fois » (Le Courtisan parfait, manuel anonyme publié à Amsterdam, où figurent pourtant quatre exemples avec au revoir, 1640). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de retrouver les deux graphies concurrentes, dès la fin du XVIIe siècle, comme formule de congé abrégée − à revoir précédant même au revoir d'une cinquantaine d'années, en l'état actuel de mes investigations : « A revoir au soupper », « A revoir, donc », « A revoir un de ces jours » (Nathanaël Duez, 1639) ; « Je vous attens là-bas, au revoir » (L'Esprit d'Ésope, 1694). À revoir est depuis l'objet d'opinions divergentes : condamné par Bescherelle (« Dans le vers suivant, Casimir Delavigne a confondu à revoir avec au revoir [...] : À revoir dans le ciel, mon vieux compagnon d'armes », 1851), par Littré (« Il ne faut pas confondre à revoir et au revoirÀ revoir indique qu'il faut revoir, corriger une chose. Au revoir est une formule d'adieu exprimant l'espoir qu'on se reverra bientôt », 1869), par Éman Martin (« [Jusqu'à revoir] signifie non pas "jusqu'au moment de vous revoir", comme le croient ceux qui emploient cette formule de politesse, mais bien "au point de vous revoir" [à l'instar de Il s'emporta jusqu'à me menacer], ce qui est certainement fort loin de leur pensée. C'est donc au revoir qu'il faut dire, et pas autrement », 1873) et, dans une moindre mesure, par Le Robert (« Cette forme est inusitée dans la langue commune, sauf comme corruption populaire de au revoir ») ; plébiscité par de bons auteurs du XIXe siècle (Jules Janin, George Sand, Edgar Quinet, Pierre-Paul Royer-Collard, Eugène Sue, Alphonse Daudet, les frères Goncourt...), et pas seulement pour imiter la langue du peuple ; toléré par l'Académie (quoique dans la seule huitième édition de son Dictionnaire : « On dit aussi : À revoir. Il m'a dit à revoir », 1935), il est considéré comme « affecté » (par Wartburg), « vulgaire » (par Dupré), « vieilli » (par Hanse et par le TLFi) et « sorti de l'usage » (par le Grand Larousse et par le Dictionnaire historique).
    Signalons enfin les formules elliptiques et vieillies jusqu'à (ce que j'aie) l'honneur, l'avantage, le plaisir de vous revoir, dont la dernière a connu, sous sa forme abrégée au plaisir, une certaine fortune dans les milieux petits-bourgeois : « Au plaisir de vous revoir » (Nolant de Fatouville, 1683), « Adieu, Monsieur, jusqu'à l'honneur de vous revoir » (Claude Mauger, 1686), « Adieu, mon chou, au plaisir » (Jean-Baptiste Artaud, 1767), « Adieu, Messieurs, jusqu'au plaisir de vous revoir » (Arnaud Berquin, 1782), « À l'avantage ! » (Charles-Jacob Guillemain, 1783), « Jusqu'à l'avantage de vous revoir ! » (Eugène Grangé et Lambert-Thiboust, 1860).

    Remarque 2 : Apparues au début du XIXe siècle, les constructions du type à bientôt + une autre lettre (Flaubert, Rolland, Éluard), une autre affaire (Alexandre Dumas), de plus longs détails (Théophile Gautier), de vos nouvelles (Proudhon), d'autres nouvelles (Rimbaud), etc. sont sujettes à diverses interprétations. Selon le TLFi, à bientôt y aurait le sens de « dans un bref délai ». C'est, me semble-t-il, aller vite en besogne et faire bien peu de cas de la préposition à : car enfin, pourquoi recourir à à bientôt quand un simple bientôt suffirait ? Cela oblige, en outre, à supposer l'ellipse d'un substantif dans les exemples construits avec un infinitif : « À bientôt [l'occasion ?] de revenir sur cette question » (Timothée Coutet, 1862), « À bientôt [le plaisir ?] de vous lire » (Paul d'Ivoi, 1904), sur le modèle de « À bientôt le plaisir de mettre de nouveau ma vie en commun avec vous » (Zulma Carraud, 1867). D'autres observateurs, persuadés que à bientôt s'entend bien plutôt ici au sens de « dans l'attente, dans l'espoir (de) », oublient que la personne qui est dans l'attente de nouvelles n'est pas toujours celle que l'on croit : « [...] je me dépêche de fermer cette lettre. À bientôt une plus longue » (Hugo). Aussi me paraît autrement pertinente l'analyse qui consiste à voir dans ces constructions la combinaison, par la mise en commun de l'adverbe bientôt, de la formule de congé à bientôt et d'un tour elliptique de la forme (je vous écris ou j'espère) bientôt une autre lettre, (j'ai hâte, je suis impatient) de vous voir bientôt.
    Cela dit, il est des innovations syntaxiques que l'on peine à justifier : « À bientôt à vous parler de [...] » (Louis Chevalier, 1864), « À bientôt à vous lire » (Céline, 1933). Et des raccourcis qui, à force d'ellipses, perdent en intelligibilité : « À vous voir », « À vous lire » (pour à bientôt de vous voir, de vous lire ?). À quand une formule de salutation qui se résumerait à un simple... À ! ?

    Remarque 3 : L'usage moderne distingue bientôt « dans peu de temps » de bien tôt, en deux mots, qui signifie « très tôt, trop tôt » et s'oppose à bien tard. Comparez : Mes amis m'ont écrit, ils viendront me voir bientôt et Il est à peine midi, vous êtes venus bien tôt !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Courage et à (très ?) bientôt.

     


    2 commentaires
  • « "Jean-Luc Mélenchon insulte Jean-Michel Blanquer de "crétin". »
    (vu sur la chaîne CNews, le 14 janvier 2022.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Après le bras d'honneur de Zemmour, voici l'insulte verbale de Mélenchon. Pas sûr que la langue française sorte grandie de ces échanges d'amabilités. C'est que le stagiaire de CNews − vous savez, cette main anonyme et souvent mal assurée qui rédige à la va vite les bandeaux de la chaîne d'information − ajoute inutilement le solécisme à l'insulte, en s'emmêlant les pinceaux entre les constructions des verbes insulter et traiter. Je laisse à l'Académie française le soin de ramener le contrevenant dans le droit chemin : « La phrase Il m'a insulté d'abruti est incorrecte grammaticalement. On doit écrire Il m'a traité d'abruti, abruti étant attribut du complément d'objet direct me », « Traiter signifie aussi par extension "insulter", mais, dans ce cas, il doit obligatoirement être construit avec un nom attribut du C.O.D. : Il a traité son voisin de cafard. La construction sans attribut est incorrecte avec ce verbe. Rappelons que, à l'inverse, le verbe Insulter ne doit pas être suivi d'un attribut du C.O.D. On dit : Il me traite d'idiot, de lâche, d'assassin, etc. Il m'a insulté. On ne dit pas : Il me traite. Il m'a insulté de voleur, de voyou, etc. » (rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet).

    Las ! la langue adolescente et insoumise s'est persuadée du contraire, comme en témoigne François Bégaudeau dans son roman Entre les murs (2006) : « Un matin, deux élèves ne cessent de pouffer en conseil de classe. Il [= le professeur] leur déclare au cours suivant qu'elles se sont comportées comme des pétasses. "C'est bon, c'est pas la peine de nous traiter", dit l'une. "Ça s'fait pas monsieur d'nous traiter", ajoute l'autre. "On dit pas traiter, on dit insulter", corrige le prof. "C'est pas la peine de nous insulter de pétasses", reprend l'une. "On dit insulter tout court, ou traiter de", corrige le prof. » Il est vrai que se faire traiter de pétasses passe tout de suite beaucoup mieux...

    Mais revenons plus sérieusement aux propos de l'Académie, lesquels appellent plusieurs remarques. D'abord, traiter ne signifie pas ici « insulter » mais « appeler, qualifier », comme il est indiqué dans la huitième édition de son propre Dictionnaire : « Traiter quelqu'un de fat, de fou, d'impertinent, L'appeler fat, fou, impertinent » ; de là la nécessité d'un attribut du complément d'objet pour préciser ladite qualification (le plus souvent péjorative, de nos jours). Ensuite, et quand bien même l'information serait de nature à semer la confusion dans les esprits, il convient de ne pas oublier qu'il est un cas où insulter quelqu'un (plus couramment que quelque chose) se construit correctement avec la préposition de : quand celle-ci, mise pour par, introduit non pas un attribut du complément d'objet mais un complément circonstanciel de moyen spécifiant ce qui constitue une insulte. Je n'en veux pour preuve, là encore, que ces exemples empruntés au Dictionnaire de l'Académie : « Insulter quelqu'un de paroles [= l'attaquer par des paroles blessantes] » (1694-1878), « Insulter une femme par des propositions offensantes, par des propos grossiers » (1935-2005) (1). L'auteur de la rubrique Dire, ne pas dire va donc un peu vite en besogne quand il affirme, péremptoire, qu'« on doit écrire Il m'a traité d'abruti » en lieu et place de Il m'a insulté d'abruti. Car enfin, vous l'avez compris, il est une autre construction, certes un rien plus lourde, qui permet d'associer le dernier verbe au terme d'injure... sans risquer d'insulter la grammaire : « On les insulte par le mot d'exaltés » (Joseph Ferrari, 1848), « Quand Voltaire insulta du terme de faquins Les Rousseau, les Gresset et d'autres écrivains » (Jean Faure du Serre, 1860), « Rien ne permet de l'insulter par l'épithète de courtisane » (journal L'Univers israélite, 1876), « Elle aurait la joie [...] de l'insulter d'un bravo » (Jean-Louis Dubut de Laforest, 1888), « Une colère cependant montait en moi, qui me fit l'insulter du mot de : misérable ! » (Georges Maldague, 1903), « [Des Américains] vous insultent du mot de foreigner » (Théodore Bost, avant 1920), « Des soldats [...] les insultent du mot de toutes les défaites : "Traîtres !" » (René Arnaud, 1929), « [...] après l'avoir insulté du qualificatif espagnol de "veillaque" » (Edmond Lablénie, 1964), etc. (2)

    De là à voir dans insulter de l'ellipse de insulter (du mot) de, il y a un pas que je ne vous ferai pas l'injure de franchir.

    (1) Autres exemples de construction avec de ou par : « Les auteurs séditieux qui l'avoient insulté par des libelles » (Claude-François-Xavier Millot, 1769), « Quelquefois ils se retournoient pour insulter par des gestes et des paroles de mépris la ville de Toraxène » (Jean de Pechméja, 1784), « On emploie la préposition de et non avec après le verbe insulter, pour exprimer une idée de moyens, comme dans Insulter quelqu'un de paroles » (Alexandre Boniface, 1816), « Insulter quelqu'un de ou par des paroles » (Pierre-Claude-Victor Boiste, 1819 ; Louis-Nicolas Bescherelle, 1846), « Garde donc d'insulter d'un sourire moqueur » (Alexandre Dumas, 1842), « [Il] m'a insulté de gestes et de paroles » (Mme Massart, 1854), « Qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire ? » (Baudelaire, 1857), « Un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire » (Id., 1859), « Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste » (Jules Vallès, 1879), « Et le petit Farou les insulta du regard » (Colette, 1929). On notera au passage que insulter, contrairement à traiter de, ne concerne pas seulement la parole, mais aussi l'attitude, les gestes, les actes...

    (2) Ces exemples sont à distinguer des formes passives être, se croire, se sentir... insulté par : « J'ai été témoin de la colère d'un député wallon, qui se croyait insulté par le mot susceptible » (Gérard de Nerval, 1852).


    Remarque 1 : Les emplois transitifs indirects de insulter insulter à (au sens de « constituer un défi, un outrage à ; manifester du mépris pour »), insulter contre (au sens de « s'emporter, se révolter contre »), insulter sur (au sens étymologique de « sauter sur ») − sont aujourd'hui considérés comme archaïques ou littéraires : « Insulter sur les gens de bien persecutez » (Michel de Marolles, 1656), « Le second [médecin] insultant contre le premier, qui s'opposait à son avis » (Pascal, 1657), « Insulter aux Dieux » (Fénelon, 1699), « Je ne capitule pas devant un enfant qui insulte à mon autorité » (Hervé Bazin, 1948).

    Remarque 2 : Selon Dominique Lagorgette, l'emploi critiqué de traiter sans attribut de l'objet (Il m'a traité) « [fait] porter tout le poids de l'injure sur l'action même, c'est-à-dire sur le fait d'injurier et non plus sur le contenu de l'injure [...] qui passe en réalité au second plan. La formule banale traiter de tous les noms, qui, elle, est syntaxiquement correcte, va dans le même sens, car si c'est "de tous les noms", peu importe au fond lesquels ». Le piquant de l'affaire, c'est que traiter (sans de) pourrait bien être attesté dès l'ancien français au sens de... « insulter », si l'on en croit Walther von Wartburg. Le Dictionnaire historique n'est pas loin de partager cet avis : « Le sémantisme du "mauvais traitement" a réapparu au XXe siècle (se faire traiter) », y lit-on à la suite de l'expression traiter comme un chien. Assisterions-nous, médusés, à la reviviscence d'un archaïsme dans les cours de récréation ?

    Remarque 3 : Le verbe insulter est emprunté du latin classique insultare (formé de in et de saltare « sauter, bondir »), proprement « sauter sur, dans, contre » et par figure « se démener avec insolence, être insolent ; braver, attaquer, insulter ».
    Quant à crétin, il s'agit, selon le Dictionnaire historique de la langue française, d'un « terme originaire des régions alpines de Suisse romande où existait à l'état endémique un syndrome d'hypothyroïdie (crétinisme) parmi des populations carencées en iode. Ce mot régional est issu du latin christianus avec un traitement de la finale caractéristique du franco-provençal. L'évolution sémantique s'explique par euphémisme, le mot ayant dû être employé par commisération au sens de "innocent" et par référence au caractère sacré et protecteur des simples d'esprit [...]. Il est devenu usuel au sens péjoratif de "personne stupide", par l'intermédiaire de l'usage moqueur des expressions crétin des Alpes, crétin du Valais, comme nom et comme adjectif ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Mélenchon insulte Blanquer du mot de crétin ou, plus simplement, Mélenchon traite Blanquer de crétin.

     


    votre commentaire
  • Le bonheur n'est pas dans le pré-

    « "J'ai un ami de la famille qui vient de m'envoyer un message pour me prévenir qu'il avait le covid [...]", explique un sexagénaire. »
    (paru sur ladepeche.fr, le 28 décembre 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    L'Académie française en est pourtant déjà à sa deuxième piqûre de rappel : « Le préfixe pré- de prévenir indique nettement que ce verbe sert à informer d'un fait à venir et non d'un fait passé », lit-on dans sa fameuse rubrique Dire, ne pas dire.
    Autant vous prévenir d'emblée : voilà un raccourci bien rapide ! Car enfin, le préfixe pré- de prévenir indique surtout... que l'étymon latin praevenire, composé de prae (« devant, avant ») et de venire (« venir »), signifie littéralement « venir le premier, aller au-devant », d'où « prendre les devants » et, au figuré, « devancer, surpasser ». Certes, le moyen français a repris la plupart de ces acceptions étymologiques, mais il n'aura échappé à personne que prévenir, au sens courant moderne qui nous intéresse ici, ne se laisse plus aussi facilement analyser comme un préfixé de venir ! (1)
    L'auteur de la rubrique Dire, ne pas dire conclut sa mise en garde en ces termes : « On veillera donc bien à ne pas employer ce verbe pour annoncer ce qui est déjà advenu. On pourra donc dire Il m'a prévenu qu'il arriverait demain, mais non Il m'a prévenu qu'il était déjà allé en Angleterre. » Et pourtant... Il n'est que de consulter les écrits de la vénérable institution pour être saisi d'un doute : « On m'avait prévenu qu'elle était très susceptible » (à l'article « prévenir » de la neuvième édition de son Dictionnaire), « Le cardinal de Richelieu fit prévenir l'Académie que Granier s'était rendu coupable du détournement d'un dépôt d'argent » (sur son site Internet). Est-ce à dire, sans rire, que l'information, dans ces deux exemples, porte sur un fait à venir ?... Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.

    Prévenir quelqu'un, c'est proprement « venir avant lui », d'où, figurément, « le devancer (dans l'accomplissement d'une action) ; le secourir en venant à son devant » et, spécialement, « le citer en justice » (sens hérité du latin juridique « accuser le premier » ?). Ces acceptions, courantes dans l'ancienne langue, ne se rencontrent plus guère de nos jours que par archaïsme littéraire : « Il convient d'agir le plus tôt possible pour prévenir l'ennemi » (Jules Romains), « Elle voulut s'empoisonner ; quelqu'un la prévint, l'obligea à vivre » (Émile Henriot). Mais voilà que l'emploi moderne de prévenir quelqu'un voit le jour, au tournant du XVIIe siècle si l'on en croit le TLFi : « L'Empereur Tybere [...] ja prevenu de ladicte nouvelle » (Noël du Fail, 1585) ou du XVIIIe siècle si l'on en croit Wartburg : « Prévenu des malheurs d'une tête si chere » (Crébillon, 1709). L'Académie attendit 1798 pour l'accueillir dans les colonnes de la cinquième édition de son Dictionnaire : « On dit, Prévenir quelqu'un de quelque chose, sur quelque chose, pour dire, L'en instruire, l'en avertir par avance. Il m'a fait prévenir de son arrivée. Je l'ai prévenu sur les piéges qu'on vouloit lui tendre. Je vous préviens que vous aurez demain une visite qui vous surprendra. On vous en avoit prévenu. » Cette définition appelle plusieurs remarques.

    On notera, tout d'abord, que notre verbe pouvait alors introduire son complément au moyen de la préposition sur : « C'est ma mère […] qui a voulu que je vous prévinsse sur tout ceci » (Marivaux), « Le supérieur parut à l’instant. Il était prévenu sur mon arrivée » (abbé Prévost). Cette construction, aujourd'hui abandonnée au profit de prévenir de ou que, est précisément au cœur de notre affaire. Je n'en veux pour preuve que cette diatribe de Jean-Nicolas Jouin de Sauseuil contre Rivarol : « [Rivarol écrit] que ces prospectus ont donné lieu à une petite erreur sur laquelle il doit prévenir le public. Cette erreur étant un fait passé et arrivé, ainsi qu'il paroît par son expression ont donné lieu, le terme prévenir, dont il se sert ensuite, est impossible et déplacé. On ne prévient point sur un fait passé, mais sur un fait à venir. Le mari d'une femme doit être arrêté demain ; il faut l'en prévenir, et lui aussi, afin qu'ils évitent ce malheur. Mais il vient d'être arrêté, et elle l'attend encore tranquillement chez elle pour dîner : il faut vite aller l'en instruire, l'en informer ; il n'est plus tems de l'en prévenir... » Vous l'aurez compris, la critique qui nous occupe aujourd'hui ne date pas d'hier... mais de 1784 ! L'argument, fût-il implicite, n'en demeure pas moins le même : le préfixe pré-, hérité du latin prae-, exige que l'information porte sur un fait postérieur au moment où l'on parle (3). De là la précision « par avance » du Dictionnaire de l'Académie, unanimement reprise par les lexicographes du XIXe siècle.

    Seulement voilà : l'usage de l'époque nous enseigne une tout autre histoire. Jugez-en plutôt : « On a ignoré jusqu'ici si le roi avoit été prévenu que le cardinal avoit voulu attenter à sa vie » (Paul de Rapin de Thoyras, 1724), « Il est bon de vous prévenir que dans l'intervalle de sa dénonciation sa femme s'est séparée d'avec lui » (Jacques Morabin, 1745), « Le marquis l'avoit prévenu que son ami n'étoit venu chez lui par aucune raison d'intérêt » (Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, 1754), « J'ai l'honneur de vous prévenir que j'ai donné ordre [...] » (Victor-François de Broglie, 1760), « Je suis obligé de vous prévenir, monsieur, que par la Suisse il faut affranchir jusqu'à Pontarlier » (Rousseau, 1763), « Je commence par vous prévenir, Madame, que je n'ai rien obtenu de la marquise » (Restif de La Bretonne, 1772), « Je lui ai donné une lettre pour vous, et je vous préviens que je ne vous trompe pas dans cette lettre, quand je vous dis que [...] » (Voltaire, 1776), « Je viens vous prévenir que je lui ai dit que vous le demandiez » (Félicité de Genlis, 1780), « Je dois même prévenir que c'est pour ce vocabulaire que j'ai réservé la définition de la plupart de ces termes » (Encyclopédie méthodique, 1784), « Il nous prévient qu'il avait une folie romanesque » (Antoine Joseph Barruel-Beauvert, 1789), « Il commença par nous prévenir que quelques-uns de nous avaient été reconnus » (Jean-Baptiste Louvet, 1793), « Je vous préviens que nous avons eu une affaire générale aujourd'hui » (Napoléon Bonaparte, 1796). Les rares spécialistes et lexicographes du XVIIIe siècle à évoquer le sens nouveau ne sont, du reste, pas d'accord entre eux : nulle mention de la restriction « par avance » chez Féraud, par exemple, qui indique seulement dans son Dictionnaire critique (1788) que prévenir se construit avec la préposition de « dans le sens d'instruire ». Plus intéressante encore est cette définition trouvée dans le Dictionnaire universel de l'Écriture sainte (1715) de Charles Huré : « Praevenire. Prévenir quelqu'un, lui parler le premier. » Remontons une dernière fois le temps : pour Furetière (1690), prévenir quelqu'un, c'est « preoccuper [son] esprit, luy donner les premieres impressions ». On le voit : l'idée d'agir le premier a ici précédé celle d'agir par avance.

    Est-il possible de retracer un cheminement sémantique entre ces différentes acceptions ? Tout ce que l'on peut dire sans trop se tromper (4), c'est qu'à l'idée étymologique de « venir le premier au-devant de quelqu'un » s'est associée, dans la seconde moitié du XVIe siècle, celle de « occuper l'esprit, influencer, persuader », d'abord − l'esprit humain étant ce qu'il est − défavorablement : « Chacun, en cette cause, estoit prevenu contre moy » (Étienne Pasquier, 1572), puis favorablement : « J'ay pris la hardiesse de vous écrire ce compliment, non pas afin de vous prevenir en faveur du petit travail que je vous envoye [mais....] » (Pierre Costar, avant 1657), « On estoit si mal prevenu pour elle qu'elle n'obtint pas seulement d'attention » (Gautier de Costes de La Calprenède, 1661). Mais étaient également en usage à cette époque des formulations neutres − « Je ne prétens pas vous prévenir sur la lecture de ce petit ouvrage, puis que c'est de vous que l'auteur et moy devons en attendre le jugement » (Antoine Dezallier, 1688), « On le prévient de mille faussetés contre vous : on vous fait passer en son esprit pour un superbe, pour un hipocrite, pour un homme dangereux » (Claude Masson, 1694) −, dont certains emplois tendent à se confondre avec le sens moderne « instruire, avertir, informer » : « Il n'est plus besoin ny que j'instruise les lecteurs de mes intentions ny que je les previenne sur la nature de mon travail » (Denis Amelote, 1657), « Le roi était prévenu que ["c'est-à-dire était prévenu de cette pensée que", précise Ernest Havet] les jansénistes n'étaient pas bien intentionnés pour sa personne et pour son État » (Racine, avant 1699). Prévenir « avertir » a-t-il précédé prévenir « occuper l'esprit », comme le croit le TLFi, ou lui a-t-il succédé, comme le pense Wartburg ? Je ne saurais être catégorique sur ce point (5). Toujours est-il que la composante de mouvement « venir au-devant » s'est progressivement effacée au profit de celle d'information, d'avertissement.

    Mais laissons là ces querelles de spécialistes et contentons-nous d'observer que la définition qui semble la plus conforme à l'étymologie (« venir le premier au-devant de quelqu'un dans le but de l'informer, de l'avertir ») est compatible avec une information portant le plus souvent sur un fait futur, mais aussi − n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent à la relecture « informer, avertir d'avance » − sur un fait passé ou présent que l'interlocuteur ignore et qui le concerne ou qu'il a intérêt à savoir (6). Les écrivains ne s'y sont pas trompés : « Il arriva le premier pour la prévenir des idées que M. Edgermond avait conçues sur elle » (Mme de Staël, 1807), « [Elle] t'a écrit pour te prévenir qu'elle s'était procuré les Méditations du père Médaille » (Félicité de La Mennais, 1810), « Je te préviens qu'il a commandé ta calèche » (Eugène Scribe, 1820), « Cet homme [...] vint le prévenir qu'il avait été dénoncé par son concierge » (Frédéric Soulié, 1841), « [Il] était venu [...] le prévenir qu'il avait eu une altercation violente avec un homme » (Eugène Sue, 1841), « On m'avait prévenu qu'il n'était pas causeur » (George Sand, 1843), « Vous m'avez fait prévenir qu'un courrier partait de Chanteloup » (Alexandre Dumas, 1846), « Je te préviens que nous avons quitté Passy » (Pierre-Jean de Béranger, 1850), « Ce ne sont pas ces gens-là qui iront chez le commissaire de police pour le prévenir qu'un meurtre a été commis » (Ponson du Terrail, 1859), « Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce » (Flaubert, 1869), « Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame » (Maupassant, 1882), « Préviens cette visiteuse que le comte [...] la salue » (Villiers de L'Isle-Adam, avant 1889), « Je dois vous prévenir que dans ce temps, baiser n'avait pas le sens obscène qu'on lui prête aujourd'hui » (Goncourt, 1890), « Prévenez-moi si vous avez d'autres cas, dit Rieux » (Camus, 1947), « Elle le prévint que son père était dans un camp » (Beauvoir, 1972), « La femme de ménage le prévient qu'elle a terminé son repassage » (Virginie Despentes, 2010) et, parmi les plumes académiciennes : « Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore » (Hugo, 1862), « M. Esquier prévient madame que la consultation est finie » (Marcel Prévost, 1893), « Il nous prévient qu'il a "examiné seulement les marges de quelques milliers de livres" » (Georges Grente, 1937), « On vint vous prévenir que votre collègue des classes supérieures était souffrant » (Jérôme Tharaud, 1947), « Je vous préviens qu'il avait toutes les qualités » (Sacha Guitry, 1951), « Elles ont décidé récemment, de nous prévenir qu'elles avaient les pieds sur la terre » (Marcel Achard, 1967), « On oublie de vous prévenir que les mots ont changé de sens » (Jean Dutourd, 1983), « Il faudrait le prévenir que les montres ne parlent pas ! » (Erik Orsenna, 2002).

    Le cas de prévenir quelqu'un d'avance (ou par avance, à l'avance...) est un peu plus délicat à justifier au regard de l'étymologie : « venir le premier d'avance au-devant de quelqu'un (dans le but de l'informer) » a d'indéniables allures pléonastiques (7), que plus d'un spécialiste s'est empressé de dénoncer (8). Force est pourtant de reconnaître que la critique n'a plus lieu d'être depuis l'effacement de la composante de mouvement de notre verbe : « Prévenir, signifiant avertir (et l'on peut avertir − informer − par avance), n'est pas senti comme ajoutant pré à venir » (Hanse), « Prévenir est devenu synonyme d'informer, et s'emploie couramment pour des faits présents ou passés. Il est donc difficile de considérer que prévenir d'avance est un pléonasme patent » (Goosse). Du reste, là encore, le tour a pour lui l'usage des auteurs : « L'accusateur [se doit] de prévenir préalablement le coupable » (Rousseau, 1777), « Je vous préviens d'avance que [...] tout sera de fantaisie » (Casimir Delavigne, cité par Littré, 1820), « Mais il faut nous prévenir d'avance, afin de préparer [...] » (Sand, 1832), « Je vous en préviens à l'avance » (Balzac, 1843), « Sans doute Miron était prévenu d'avance, car il ne parut aucunement étonné » (Alexandre Dumas, 1844), « Je vous préviens à l'avance que vous ne jouerez pas sur du velours » (Barbey d'Aurevilly, 1851), « Il exige qu'il [...] ne vienne jamais même à Paris, sans l'en avoir prévenu d'avance » (Louis de Loménie, 1874), « Voilà ce que je ferai, et je vous en préviens à l'avance » (Hector Malot, 1877), « Mais il est rare que l'on soit prévenu d'avance » (Jules Verne, 1899), « Papa ayant émis l'idée ingénieuse de la prévenir d'avance de notre visite » (Colette, 1900), « Mais je vous préviens, à l'avance, qu'ils [...] » (Octave Mirbeau, 1903), « Mais je préviens d'avance M. Jean Cocteau [que...] » (Duhamel, 1912), « J'ai de la chance d'être ainsi prévenu d'avance » (Martin du Gard, 1913), « Donnant au sentiment du malaise sa virulence indispensable en prévenant d'avance qu'on va trembler » (Gracq, 1938), « N'oubliez pas de me prévenir d'avance » (Claude Lévi-Strauss, 1950), « Fais-moi prévenir à l'avance [de ton retour] » (Pagnol, 1964), « Dans dix minutes, nous abordons tout autre chose [...], je préviens à l'avance » (Roland Barthes, 1980), « Moi, je le préviens à l'avance si je dois m'absenter » (Katherine Pancol, 2014) (9). On le trouve même dans le Dictionnaire grec-français (1843) de Joseph Planche, dans le Dictionnaire national (1845) de Bescherelle et jusque dans la sixième édition (1835) du Dictionnaire de l'Académie : « Je vous préviens d'avance que... » [10].

    Vous le voyez, rien ne justifie les restrictions que d'aucuns veulent imposer à l'emploi moderne du verbe prévenir. Cela dit, il vous est toujours possible de vous mettre à l'abri de tout reproche en recourant aux synonymes annoncer, avertir, aviser, faire savoir, informer, instruire, mettre au courant... Vous voilà prévenus !
     

    (1) « Prédire, préparer, pressentir, prévenir, prévoir sont des emprunts au latin. La valeur originelle de pré- y est inégalement sensible. Dans le cas de préparer et de prévenir, il faut ajouter que leur sens et leur construction sont fort éloignés de ceux de parer et de venir », confirme Goosse dans Le Bon Usage.

    (2) Ce sens fut précédé par prévenir à « aller au devant pour faire obstacle à », attesté à la fin du XVe siècle : « A celle fin de prevenir Au mal qui vous pourroit venir » (Le Mistére du Viel Testament, vers 1480).

    (3) « Prévenir peut s'employer au sens de "avertir" quand l'information porte sur un fait futur par rapport au moment où l'information est exprimée » (Girodet).

    (4) Voir à ce sujet L'Itinéraire sémantique du verbe prévenir sous l'ancien régime de Jacques François.

    (5) Plaide toutefois en faveur de la seconde option cet autre extrait des Contes et discours d'Eutrapel de du Fail : « Nostre cerveau, ja prevenu et occupé par la malice du Diable », où prévenu est employé au sens de « influencé, gagné, préoccupé ».

    (6) On notera à ce sujet l'embarras du Dictionary of Medieval Latin from British Sources : « Praevenire = to act in anticipation of (a future event, as thought it has already occured), anticipate. »

    (7) Sauf à sacrifier l'idée d'ordre (« le premier ») au profit de la dimension spatiale : venir d'avance au-devant de quelqu'un (dans le but de l'informer).

    (8) « On l'avait pourtant prévenu d'avance. D'avance est un pléonasme ; ôtez-le » (Joseph Benoit, 1857), « Il est impossible d'accepter les locutions populaires prédire, préparer, prévenir, prévoir d'avance. [...] la locution adverbiale [y] est superflue : l'antériorité qu'elle exprime est déjà contenue dans le préfixe pré » (G.-O. d'Harvé, 1913), « Prévenir d'avance [est un] pléonasme vicieux et à proscrire » (Joseph Deharveng, 1928), « Prévenir d'avance est un pléonasme à proscrire » (Dupré, 1972), « Prévenir d'avance est un pléonasme très répandu » (Capelovici, 1992), « L'emploi de la locution d'avance, qui signifie "par anticipation", est à déconseiller avec des verbes qui contiennent en eux-mêmes une idée d'anticipation, comme prévoir, prédire, pressentir, prévenir » (Thomas), « On évitera les pléonasmes préparer à l'avance, prévoir à l'avance, prévenir à l'avance, prédire à l'avance, etc. Dans ces verbes, l'idée d'avance est déjà contenue. Si l'on veut préciser la durer qui sépare deux actions, on écrira par exemple : On nous a prévenus depuis longtemps » (Girodet), « Dans le sens actuel de "informer d'avance", on évitera d'adjoindre au verbe [prévenir] une locution formant pléonasme, telle que : au préalable, d'avance, etc. » (Jean-Paul Colin), « Éviter d'employer à l'avance, d'avance, en avance, par avance avec un verbe impliquant une anticipation de l'avenir, comme avertir, prévoir, prévenir, prédire, pressentir, etc. Ces emplois font pléonasme » (Larousse en ligne).

    (9) Et aussi, avec d'autres acceptions de prévenir : « Prévenir par avance la nouvelle [de la mort] qu'on vous en apportera quelque jour » (Léger Soyer, 1667), « Il en obtint ce qu'il voulut. Il ne lui étoit pas dificile, les aiant prevenus par avance » (Esprit politique, 1695), « Quel bonheur de prévenir d'avance [...] tant de passions violentes » (Jean-Baptiste Massillon, avant 1742), « Le sculpteur en taillant son ouvrage prévient d'avance une partie des accidens qui pourroient arriver en le transportant » (Louis de Jaucourt, 1765), « Prévenu d'avance en faveur de l'artiste » (Sand, 1853), « Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections » (Flaubert, 1862).

    (10) L'exemple sera modifié en « Je vous avertis d'avance que... » dans les éditions suivantes.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Un message pour m'informer, pour m'annoncer qu'il avait la COVID.

     


    2 commentaires