• Qui l'eût cru ?

    « Une femme qui marche, à côté de Fatou, une femme qu'elle a crue être âgée parce qu'elle se penche en avant, enveloppée dans un voile bleu sombre. »
    (Jean-Marie Gustave Le Clézio, dans son livre Histoire du pied et autres fantaisies, paru aux éditions Gallimard)

     

     FlècheCe que j'en pense


    Autant le préciser d'emblée, le cas qui nous intéresse aujourd'hui risque de ne pas réconcilier l'usager de la langue avec l'accord du participe passé...

    En règle générale, on le sait, le participe passé d'un verbe conjugué avec avoir ne s'accorde avec le complément d'objet direct que si ce dernier se rapporte bien audit participe et le précède. Partant, Grevisse soutient − et de nombreux grammairiens avec lui − que le participe des verbes exprimant une opinion ou une déclaration (affirmé, assuré, cru, déclaré, dit, espéré, estimé, nié, pensé, prétendu, raconté, souhaité, su, supposé...) reste invariable quand il est suivi d'un infinitif, « parce qu'on est contraint de considérer que l'objet direct est la proposition infinitive ». L'analyse de la phrase de Le Clézio est donc la suivante : elle a cru quoi ? que cette femme était âgée (et non pas elle a cru qui ? cette femme). Autrement dit, le syntagme une femme n'est pas complément de cru ; c'est toute la proposition qui est objet direct du participe, lequel doit rester invariable (parce que l'on considère soit que le COD n'est pas intégralement antéposé, soit que l'accord avec une proposition ne peut se faire qu'au masculin singulier, en tant que genre indifférencié à valeur de neutre). Aussi est-on censé écrire une femme qu'elle a cru être âgée, à l'instar de ces exemples puisés aux meilleures sources : « Ces lettres que vous m'avez dit être de madame d'Ange » (Alexandre Dumas fils [*]), « Des sublimités qu'on a reconnu être des fautes du copiste » (Anatole France), « Ses cheveux d'un blond luisant qu'on aurait dit avoir déteint sur sa chair » (Guy de Maupassant), « Une petite coupe de porcelaine, vieille et qu'on eût cru venir d'un Orient plus lointain » (André Gide), «  Les habitudes que j'avais cru être exclusivement respectables » (Roger Martin du Gard), « Une émotion [...] qu'il eût souhaité être la crainte » (Jean de La Varende), « L'espèce de lueur vague qu'il avait cru voir sortir un moment plus tôt de ses mains tremblantes » (Georges Bernanos), « Une destination que chacun avait supposé être Colombey-les-Deux-Églises » (Jacques Chaban-Delmas), « Cette âpreté que j'avais cru ne s'adresser qu'à moi » (Françoise Mallet-Joris).

    Mais voilà, tout aussi nombreux sont les exemples d'accord trouvés sous d'autres plumes avisées : « Une lettre [...] qu'il m'a assurée être fort bien écrite » (Mme de Sévigné), « Une pierre que j'ai reconnue être une pierre de touche » (Voltaire), « Cette erreur qu'il aura crue être le sens de l'écriture » (Jean-Charles Laveaux), « [Des] rêves brillants qu'on avait crus être des réalités » (Talleyrand), « L'Alfergane s'est servi du terme de coudée royale pour désigner celle qu'il a pensée être propre à cette mesure » (Chateaubriand), « Quant à la seconde leçon, pour laquelle j'ai corrigé le texte de Galien, et que j'ai supposée être χηρωτη au nominatif » (Littré), « La chambre [...] qu'il avait d'avance supposée être celle de la jeune fille » (Alexandre Dumas père), « Beaucoup d'autres choses qu'on m'avait assurées être plus importantes » (Henri Bosco), « Tout comme si elle l'eût trahi, qu'elle eût eu une autre vie parallèle à celle qu'il avait crue être la sienne » (Marguerite Duras), « Cette promenade que vous avez crue être la dernière » (Madeleine Chapsal), « Cette femme qu’il avait crue être Chantal » (Milan Kundera), « Il a alors proposé une taxe carbone mondiale et progressive, qu'il a estimée être le seul moyen efficace pour réduire les émissions de CO2 » (Claude Allègre). La palme de l'inconstance revient à Proust, qui balance entre « Une de ces choses qu'il lui avait dit lui faire si plaisir » (Jean Santeuil) et « Je vis la jeune fille blonde que j'avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé » (Albertine disparue).

    L'hésitation n'est pas nouvelle. Je n'en veux pour preuve que cette note de bas de page trouvée dans une édition de 1819 de De l'esprit des lois : « Je crois qu'il faudrait : Chose que j'ai dite... être, etc. Mais j'ai dû respecter l'expression de Montesquieu » − lequel avait écrit : « Chose que j'ai dit, dans les livres précédents, être une des marques distinctives du despotisme. » Ou encore cet extrait des Leçons de grammaire française (1840) d'Antoine Léandre Sardou : « Nous ne sommes donc pas de l'avis de M. Boniface qui écrit : Les personnes qu'on a crues avoir été grièvement blessées n'ont reçu que de légères contusions. On n'a pas cru les personnes, on a cru ceci (savoir) que ces personnes avaient été grièvement blessées. Nous n'approuvons pas non plus l'accord du participe dans cette phrase citée par M. Bescher : Elle employait cette prière qu'elle avait dite être celle du malade. Elle n'avait pas dit cette prière, elle avait dit ceci (savoir) que cette prière était celle du malade ; il faut donc écrire qu'elle avait dit. » Voilà qui montre, s'il en était besoin, que l'usage en la matière demeure plus flottant qu'on voudrait nous le faire croire... au point d'inciter Girodet à une prudence qu'on ne lui connaissait pas : « Le participe d'un verbe déclaratif ou d'opinion, suivi d'un infinitif, reste normalement invariable : Ces mots que l'on a cru venir du gaulois. »

    Il faut dire que grande est la tentation, avec les verbes de ce type, de laisser à l'usager le choix de l'accord du participe... puisque tel est déjà le cas quand celui-ci est suivi non pas d'un infinitif mais d'un attribut du complément d'objet direct : « Le participe s'accorde normalement en genre et en nombre avec le complément d'objet direct qui précède cet attribut : Ces tâches que j'avais crues faciles. Cette maison que l'on eût dite déserte. Cependant l'absence d'accord est fréquente et tolérée : Cette affaire que nous avions cru avantageuse. Ces chants que j'avais trouvé beaux », nous rappelle Girodet. Reconnaissons qu'il y a de quoi rester pantois. Car enfin, pour reprendre l'analyse de Sardou, il n'est que trop clair qu'on n'a pas cru ces tâches, on n'a pas dit cette maison, mais on a cru que ces tâches étaient faciles, on aurait dit que cette maison était déserte. L'invariabilité devrait ici prévaloir − ce fut du reste le cas au XVIIe siècle, conformément aux recommandations de Vaugelas −, mais l'usage, à en croire les experts actuels, en aurait depuis décidé autrement : la route que j'ai cru être la plus courte, mais la route que j'ai crue (plus couramment que cru) la plus courte !

    Hanse résume d'une phrase l'incohérence de la situation : « Si l'on écrit plus souvent On l'a crue folle qu'On l'a cru folle, même en dépit de la logique, celle-ci semble, dans l'usage, plutôt retrouver ses droits, parfois même malgré les grammairiens, quand la présence d'un infinitif subordonné fait plus clairement apparaître que le complément est une proposition : La solution qu'on m'a assuré être la meilleure (on m'a assuré que cette solution était la meilleure). Mais l'usage n'est pas unanime. » C'est, je crois, le moins que l'on puisse dire.

    (*) Grevisse, à qui l'on doit cette citation, oublie toutefois de préciser que c'est la graphie dites que l'on trouve dans plusieurs éditions de 1855.

    Remarque 1 : Hanse fait judicieusement observer qu'« un tel cas [cru suivi de être] montre qu'il est faux de dire que le participe s'accorde s'il est précédé du sujet de l'infinitif ».

    Remarque 2 : Voir également le billet  Accord du participe passé.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une femme qu'elle a cru être âgée (d'après Grevisse).

     

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