• Questions de goût

    Questions de goût

    « Se différencier des fraises d'importation avec des fraises plus goûteuses. »
    (Laurence Decherf, sur France 2, le 3 mai 2018)

     

      FlècheCe que j'en pense


    Lu sur le site de la Mission linguistique francophone : « "Goûteux" (sic), que l'on trouve parfois dans les médias à la place de savoureux, [...] est un terme totalement impropre qui n'existe qu'avec l'orthographe goutteux et qui se rapporte alors à une maladie des articulations, appelée goutte. Rien de bien appétissant ! » Et l'auteur d'ajouter en renvoi : « N'est-ce pas, chère Hélène Darroze, qui avez souvent été détrompée par nos soins et ceux de l'Académie française à propos de votre tristement célèbre "goutteux" ou "goûteux", mais n'en avez cure et persistez à donner à votre public télévisuel une indigestion de ce terme impropre, sans vous inquiéter de propager ainsi la méconnaissance générale de votre propre vocabulaire professionnel ? » Mais quelle mouche a donc piqué notre confrère ? Car enfin, il n'est que de consulter la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que le « tristement célèbre goûteux » y a désormais son entrée : « Goûteux, -euse adj. XXe siècle. Dérivé de goût. Régional. Qui a un goût agréable et marqué, qui est succulent. Une viande goûteuse. » L'honneur est sauf, chère Hélène Darroze !

    Les académiciens, au demeurant, ne sont pas les seuls à avoir accueilli ledit adjectif dans les colonnes de leur dictionnaire ; le Grand Larousse de la langue française (1973), puis le TLF (1981) avaient eu le bon goût de les précéder : « Goûteux, -euse adj. (de goût ; XXe s.). Dans le Midi, se dit d'un plat ou d'un produit succulent » (Larousse), « Goûteux, -euse adj., région. (Midi). Succulent » (TLF).

    Goûteux serait donc un régionalisme du Midi ou, comme l'écrivait un certain Étienne Villa dès... 1802 (n'en déplaise à l'Académie et à Larousse !), un gasconisme : « Goûteux, Savoureux, qui a bonne saveur. Le pain d'Uzès est plus goûteux que celui de Gonèsse, pour "plus savoureux" » (Nouveaux Gasconismes corrigés, paru à Montpellier). Au début du XXe siècle, on retrouve sa trace du côté de Marseille, dans des journaux locaux (« Le plus goûteux de tous les fromages », L'Avenir syndical, 1909 ; « Un poisson des plus goûteux », Rouge-Midi, 1936), dans la revue musicale Tout en rose (1910) de Théodore Flaville et César Labite (« C'est un plat goûteux », à propos de la brandade), puis dans Le Français de Marseille (1931) d'Auguste Brun (« II est goûteux ce gigot ; ces fruits sont très goûteux, se dit pour : qui a une saveur bien accentuée »). Longtemps, le mot a gardé la saveur de son terroir méridional : « G0ûteux. Adjectif que les Marseillais emploient pour savoureux : Ton rôti, qu'est-ce qu'il est goûteux. Autrement dit, il est exquis » (Robert Bouvier, Le Parler marseillais, 1985), « Goûteux, gusteux (Val d'Aoste, Midi) savoureux » (Henriette Walter, Le Français d'ici, de là, de là-bas, 1998), mais en 1996 Robert Mazodier observe dans son Lexique du francitan, ou français parlé, de la région alésienne que cet emploi de goûteux est « admis maintenant en français ». C'est que l'intéressé « a en effet pénétré le français de France (et aussi du Québec), confirme le lexicographe Pierre Rézeau dans L'influence sur le français de France du français venu d'ailleurs (2000), et s'est dérégionalisé notamment par le biais des chroniqueurs gastronomiques » [Hélène, si vous nous lisez...]. De bonnes plumes ont également contribué à son succès, jusque dans des emplois métaphoriques et figurés : « Les arbres s'éployaient comme renouvelés de fraîcheur et de force ; des parfums passaient, succulents, goûteux » (La Varende, 1938), « Le provençal et goûteux Poivre d'Âne seulement découvert » (Claude Mauriac, 1959), « La vie n'a pas d'emblée bon goût (n'est pas d'emblée particulièrement "goûteuse") » (Francis Jeanson, 1966), « Elles sont goûteuses, les pêches, cette année » (Nicole Louvier, 1968), « Je garde des millions de souvenirs goûteux et nostalgiques de nos vacances » (Michèle Saint-Lô, 1974), « Nos mots et nos baisers seraient goûteux » (Marie-Louise Audiberti, 1976), « Le goûteux d'un fromage » (Philippe Ragueneau, 1979), « Parfois ayant trouvé la menthe / Particulièrement goûteuse » (Jean Rousselot, 1982), « Un mets particulièrement goûteux » (Claude Duneton, 1990), « Parisienne était la baguette au coin de la rue, craquante, goûteuse, alvéolée » (Yann Queffélec, 2007), « Un souper des plus goûteux » (Jean-Pierre Colignon, 2007), « Décidément, ce turion latin serait plus goûteux et plus ironique que la banale start-up franglaise » (Alain Rey, 2010), « Le cardon est à la bette (ou blette) ce que le lièvre est au lapin d'élevage : beaucoup plus goûteux » (Bernard Pivot, 2011), « Il ne s'agissait pas seulement de ne pas gâcher le bon, le cher, le goûteux, mais de lui donner un prix en le distillant comme une récompense » (Philippe Delerm, 2011), « Remplacer l'hostie fade par une goûteuse sardine à l'huile » (Gérard Oberlé, 2012), « Une France élégante qui manie une langue adroite et goûteuse » (Alexandre Jardin, 2014), « Avec la hantise que le fromage ne soit pas goûteux » (Michel Courot, 2015), « La cuvée 2017 fera place au goûteux yuzu du Japon » (Jean Pruvost et Jean-François Sablayrolles, 2016).

    Selon Pierre Rézeau, « l'origine méditerranéenne du mot invite à considérer goûteux comme un emprunt au provençal goustous (attesté dans [le Dictionnaire provençal et françois (1723) de Sauveur-André Pellas] "goustous, apetissant", et dans [le Dictionnaire géographique de la Provence (1785) de Claude-François Achard] "goustous, appetissant, plaisant, ragoutant"), avec adaptation du suffixe. Les affirmations des dictionnaires, qui y voient un dérivé sur goût (Acad 1996) ou sur goûter (TLF, implicitement, et Rob 1985, NPR 1993), sont évidemment à rejeter ». Et c'est là que les choses se corsent. Il se trouve en effet que goûteux a pour pendants goûté et goûtu dans d'autres régions de France : « Norm. goûté, et aussi goûtu, savoureux : voilà un fruit bien goûté » (Littré, 1874), « Goûté, e, adj. Savoureux. Syn. de Goûteux. Ce poulet est très goûté » (Glossaire des patois de l'Anjou, 1908), « Goûté (Granville), goûtu (Vire), adj. Bien assaisonné » (Revue de l'Avranchin et du pays de Granville, 1924), « Goûtu, ue, variante régionale (Bretagne, Normandie) [de goûteux] » (Dictionnaire historique de la langue française). De quoi accréditer la thèse d'un ancien emploi du verbe goûter au sens de « avoir du goût, de la saveur » (1). L'Anglais John Palsgrave en apporte la confirmation dans son Éclaircissement de la langue française (1530) : « Ceste venayson gouste trop, or sent trop du poyvre », où goûter signifie « avoir du fumet » (selon Godefroy), « avoir une saveur » (selon Wartburg). Cette acception perdure dans le nord de la France, en Belgique et au Québec, si l'on en croit les spécialistes : « Goûter (avec un sujet de chose) Région. (Nord, Belgique) Avoir le goût de... La soupe goûte le brûlé » (Petit Robert 1987), « Le verbe goûter a pour sujet un nom de personne et ne se dit pas, comme en Belgique et régionalement en France, dans le sens de "avoir la saveur, le goût de, plaire par sa saveur" » (Hanse), « Avec pour sujet le nom d'un aliment, goûter, en français québécois, se dit pour "avoir le goût, un goût de" (ça goûte la menthe). Cet emploi existe aussi en français de Belgique » (Dictionnaire historique de la langue française(2). L'hypothèse d'une dérivation de goûteux à partir de goûter (lui-même emprunté du latin gustare) n'est donc pas à écarter d'un revers de tablier. Quant à sa manifestation tardive, elle pourrait s'expliquer par l'existence de l'ancien adjectif goutteux (souvent orthographié avec un seul t, autrefois), très courant du XVIe au XVIIIe siècle au sens de « qui est atteint de la goutte (la maladie) », avant de tomber progressivement en désuétude et de laisser le champ libre à son (quasi-) homophone goûteux.

    Toujours est-il que, si la construction ce beurre goûte la noisette n'est toujours pas en odeur de sainteté en français standard, rien ne justifie plus de faire de ce beurre est goûteux... tout un fromage !

    (1) Un numéro de Vie et Langage daté de 1954 souligne, à ce propos, « l'ambivalence du mot goût, en français comme en latin, et plus généralement des mots qui traduisent goût dans différentes langues ». Que l'on songe à l'anglais to taste et à l'allemand schmecken, qui sont employés aussi bien avec un sens subjectif ou actif (« déguster, percevoir le goût de, apprécier ») qu'avec un sens objectif ou passif (« avoir tel goût, telle saveur, plaire au palais, en parlant d'un aliment ou d'une boisson »).

    (2) En 1806, Antoine Fidèle Poyart écrivait déjà dans Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans la langue française : « Goûter est un verbe actif, qui doit avoir une personne, et non pas une chose pour sujet. [...] Cela goûte bon, dit-on dans l'idiome flamand ; il faut dire : cela est d'un bon goût. »

    Remarque 1 : Est également attesté en moyen français l'adjectif goustable (goûtable), avec le sens de « perceptible au goût ; agréable au goût, savoureux » : « Adfin que [l'herbe] soit plus goustable » (Thomas Maillet, avant 1400), « Comme le miel est goustable a la mousche qui fait miel » (Le Jardin de santé, vers 1500), « [Les aliments] sont sapides, savourables et goustables à cause de leur humidité [...]. Nous trouvons les choses goustables, c'est à dire, de nostre goust » (Scipion Dupleix, 1604), « O Cyclopes ! les mets pour vous les plus goustables / Sont les membres sanglants des hommes sur voz tables » (Rémi de Beauvais, 1617).

    Remarque 2 : Ce n'est pas parce qu'un film populaire l'a remise au goût du jour (« C'est goûtu, ça a du retour ! », Les Bronzés font du ski, 1979) que la variante goûtu doit être considérée comme plus familière que goûteux. Comparez : « Goûtu. Familier. Qui a beaucoup de goût, goûteux » (Larousse en ligne) et « Goûtu. Régional (Bretagne, Normandie). Qui a du goût, un goût agréable. Un plat goûtu et parfumé » (Robert illustré 2013). Il s'agit là de deux régionalismes, dont l'un (goûteux) a réussi à s'imposer en dehors de son espace d'origine, quand l'autre (goûtu) est encore en cours d'acclimatation, voilà tout.

    Remarque 3 : En orthographe rectifiée, gout, gouter, gouteux, goutu... s'écrivent sans accent circonflexe.

    Remarque 4 : Voir également les billets Goûter et Gourmand.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou avec des fraises plus savoureuses, ayant plus de goût.

     

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  • Commentaires

    1
    Michel Jeqn
    Vendredi 11 Mai 2018 à 08:36

    Bonjour M. Marc, je me souviens  que tout petit au marché de Carpentras l’expression: « ni goût ni gousto » était visible sur toute les lèvres et audible à chaque pas malgré cet air mistralisé où flottait mille parfums et saveurs.

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