• Légitimité contestée

    « Le Nobel légitimise notre démarche pour le désarmement nucléaire » (propos de Patrice Bouveret, porte-parole en France de l'Ican, lauréat 2017 du prix Nobel de la paix).
    (paru sur lepoint.fr, le 6 octobre 2017)

     

      FlècheCe que j'en pense


    Il n'est que de consulter les sites de langue pour être saisi d'un doute... légitime : « Légitimiser n'existe pas, c'est un barbarisme » (forum languefrancaise.net, 2005), « Il faut veiller à ce que l'ignorance de formes déjà existantes n'amène pas la création de néologismes de mauvais aloi, comme c'est le cas avec la forme légitimiser, doublet inutile de légitimer » (rubrique Dire, ne pas dire du site de l'Académie, 2022). Et de fait, seul le verbe légitimer, formé à la fin du XIIIe siècle à partir de l'adjectif légitime, a droit de cité dans nos dictionnaires, avec les sens de « rendre juridiquement légitime un enfant naturel », puis de « faire reconnaître pour authentique (un titre, un pouvoir, un statut...) ou pour légitime (un accord, une union, une personne dans ses fonctions, dans ses prérogatives...) » et, par extension, de « justifier, faire admettre comme juste, raisonnable, excusable (une conduite, une revendication...) » : « Notre mariage légitimerait ce pauvre garçon » (Honoré de Balzac), « L'ancienne noblesse [...] défendait ses droits, elle en usait sans se soucier de les légitimer » (Simone de Beauvoir), « C'est par humilité qu'elle ne demandait point à Albert de légitimer une situation que la naissance d'une petite fille avait depuis longtemps consacrée » (André Gide), « Je me tuais en explications pour légitimer ma conduite » (Id.). Mais grande est assurément la tentation de recourir à la forme légitimiser, par analogie avec ces innombrables verbes en -iser formés à partir d'un adjectif (français ou latin) pour exprimer une action de type rendre : légitimiser pour « rendre légitime », sur le modèle de banaliser pour « rendre banal », imperméabiliser pour « rendre imperméable », etc. D'aucuns (à commencer par le dictionnaire québécois Usito) soupçonnent, en outre, l'influence de l'anglais to legitimize.

    Renseignements pris, la forme critiquée ne date pas d'hier : « On voudrait apparemment aujourd'hui le [leur catéchisme] faire revivre et le légitimiser par la sanction solemnelle de la philosophie » (Jacques Pierre Brissot, 1782), « Ce zèle pour la propagation de l’Évangile devait légitimiser ses droits au titre de vicaire de J.-C. » (Philippe Le Bas, 1838), « Qu'il [le pouvoir] prétende remonter au droit divin, qu'il dérive du droit primordial de la conquête par force ou ruse, ou du suffrage universel, son but seul le légitimise » (Eugène Bodichon, 1853), « Quasi-légitimiser. Néologisme (rendre quasi-légitime) » (Supplément au Dictionnaire complet des langues française et allemande, 1859), « La pensée humaine est nommée pour la première fois Pensée, parce qu'elle sait s'expliquer et dès lors se légitimiser, comme pensée, par la parole, qu'elle a créée » (Charles Hougo, 1867). Il convient de noter que c'est surtout à partir de 1830 qu'elle a commencé à se répandre, sans doute à la faveur de l'usage du terme idéologique légitimiste pour désigner un partisan du droit au trône de la branche aînée des Bourbons : selon Michel Roche, en effet, « un certain nombre de verbes en -iser [...] ont été forgés parallèlement à des dérivés en -isme ou en -iste construits antérieurement, comme pour compléter le système » (Des unités morphologiques au lexique, 2011). La variante légitimiser présente en outre l'avantage de lever toute ambiguïté entre les formes conjuguées au présent et l'adjectif homophone légitime. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de la trouver jusque sous des plumes avisées : « [L'embargo] démoralise le peuple qu'il punit et légitimise le dictateur en faisant de lui le Résistant » (Bernard Noël), « Lorsqu'une autorité acquise par la force et la violence repose ensuite sur la coutume, sur l'habitude, sur la durée, elle se légitimise » (Henri Atlan), « Toute l'histoire de la France révolutionnaire n'est que succession de coups de force d'importance très inégale, suivis, légitimisés et légalisés par chartes et constitutions du XIXe et du XXe siècle » (Jean Meyer et André Corvisier) et aussi « Son échec dans son effort de légitimisation » (Pierre Maraval).

    À la réflexion, cette affaire n'est pas sans rappeler celle du verbe égaliser, que Voltaire dénonçait comme un « barbarisme de mot » inutile à côté de égaler. Force est de reconnaître avec Littré que, malgré l'opposition de l'auteur de Candide, « [ledit] mot est admis aujourd'hui » : à égaler, désormais, le seul sens passif de « être ou devenir égal à (en parlant d'une personne ou d'une chose) » et à égaliser le sens actif de « rendre égal, plan, uni, semblable, pareil (en parlant d'une chose) » (spécialement dans le sport, « rendre le score égal à celui de l'adversaire »). Partant, pourquoi refuser à légitimer/légitimiser cette répartition d'emploi selon le sens de la terminaison, me demanderez-vous ? Peut-être parce que légitimer n'a jamais signifié « être légitime ».

        

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le prix Nobel légitime notre démarche pour le désarmement nucléaire.

     

    « Une question d'habitudeVoilà qui n'est pas banal ! »

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