• Le plus discrète

    « Quoi qu'il en soit, quand papa n'était pas là, il convenait d'être le plus discrète possible. »
    (Justine Lévy, dans son livre Le rendez-vous, paru aux éditions Plon) 

     

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes :  « J'ai d'abord pensé à une coquille mais il semblerait que la phrase soit correcte, même si je peine à trouver une source faisant référence [...]. J'avoue que cette tournure m'intrigue et sonne faux à mes oreilles. Aussi, si vous pouviez m'éclairer sur ce point, je vous en serais le plus reconnaissant possible ! »

    L'hésitation de mon interlocuteur est légitime, tant il s'agit sans doute là de l'une des règles les moins connues de la langue française. Que dit l'Académie à ce sujet (à l'entrée « plus » de la dernière édition de son Dictionnaire) ? « Devant un adjectif, un participe passé, l'article défini s'accorde avec l'objet de la comparaison si l'on compare des personnes ou des choses différentes. Elle est la plus savante de tous. Ces courants sont les plus dangereux de la région. Il reste invariable lorsqu'il y a comparaison de degré, de qualité. C'est maintenant qu'elle paraît le plus heureux [1]. C'est en cette saison que les courants sont le plus dangereux. »

    En d'autres termes, lorsque le plus (le moins, le mieux) est suivi d'un adjectif ou d'un participe employé adjectivement, l'article défini :

    • s'accorde en genre et en nombre avec le nom associé quand il y a comparaison, explicite ou implicite, avec des êtres ou des objets différents (on parle alors de superlatif relatif et il est possible d'ajouter de tous ou de toutes après l'adjectif ou le participe),
    • reste invariable quand le nom associé est comparé avec lui-même, spécialement lorsqu'il y a comparaison entre les différents degrés d'une qualité (ou d'un état) d'un même être ou objet, considéré dans des moments ou des lieux distincts (d'aucuns parlent dans ce cas de superlatif absolu, qui peut être remplacé par « au plus haut degré »).

    Comparez (c'est le cas de le dire) : Cette fille est la plus brillante de sa classe (comparaison avec tous les autres élèves de la classe) et C'est à l'oral que cette fille est le plus brillante (comparaison avec elle-même : c'est dans cette situation-là qu'elle est brillante le plus possible, au plus haut degré). Dans la phrase de Justine Lévy, où l'on supposera qu'il est question d'une fille, le sens n'est évidemment pas d'être la plus discrète de toutes les personnes présentes, mais bien d'être discrète au plus haut degré possible. L'invariabilité de l'article s'impose, en vertu de la règle susdite (2).

    Dans la pratique, force est de constater que cette distinction, établie en 1689 par Andry de Boisregard (dans ses Réflexions sur l'usage présent de la langue française), est loin d'être toujours respectée... à commencer par plusieurs auteurs de renom : « À l'âge où il semblerait [...] que la part du goût pour la beauté d'une femme devait y être la plus grande » (M. Proust), « Les points où la citadelle est la plus battue en brèche » (A. Thérive), « C'est de loin que les bêtes sont les plus jolies » (J. Kessel), « Il surgissait dans la cour au moment même où sa présence était la moins souhaitable » (M. Pagnol), « C'est le moment de l'année où l'herbe est la plus misérable » (J. Romains) (3). Dans tous ces exemples, pourtant, l'application de la règle était facile... ce qui, convenons-en, n'est pas toujours le cas. Ainsi, il arrive que le choix soit possible, selon l'intention : L'hiver, c'est la saison où les nuits sont le plus longues (comprenez : longues au plus haut degré) ou L'hiver, c'est la saison où les nuits sont les plus longues (sous-entendu : de toutes les autres nuits de l'année). Parfois même, note Thomas, « l'accord peut se faire ou non sans que le sens de la phrase soit sensiblement altéré : Les hommes le mieux doués ou les mieux doués (Littré) ».

    André Goosse, le continuateur de Grevisse, conclut : « Je ne suis pas loin de penser, avec Joseph Hanse, "qu'on exagère le bénéfice que la langue peut tirer du respect rigoureux de cette règle" » − règle, au demeurant, qui n'est d'aucune utilité avec un adjectif masculin singulier et dont la langue parlée ne se soucie guère. La messe est dite : quand la distinction continuerait d'être observée dans le style soigné, l'accord de l'article défini devant un adjectif ou un participe pris adjectivement tend à se généraliser dans l'usage courant. Qui a dit que les grammairiens comptaient parmi les esprits les moins accommodants ?

    (1) Au lieu de : C'est maintenant qu'elle paraît le plus heureuse (voir les commentaires ci-dessous).

    (2) Hanse laisse entendre, au demeurant, que la présence de possible après le nom commande l'invariabilité de l'article : « Selon la règle − et c'est toujours le cas lorsque possible suit − il fallait donc : [L'information doit être] le plus libre possible. » Dans son exemple, en effet, possible sert de renforcement à le plus (comprenez : l'information doit être libre le plus possible) et non à l'adjectif. Mais il suffit de changer de verbe pour que le doute s'installe : doit-on écrire Il faut choisir l'information la plus libre possible ou le plus libre possible ? Convenons que la seule présence du verbe choisir rend plus difficile à exclure la possibilité de comparaison avec d'autres informations... De son côté, Grevisse se contente de noter que, « si l'article de l'adjectif au superlatif reste au singulier, cet adjectif étant au pluriel, possible ne se rapporte pas à l'adjectif et ne varie pas : Les pâles fantômes (...), je les rends le plus visibles, le plus nets possible (N. Sarraute). »

    (3) Exemples d'accord conforme à la règle : « Endroit où la blessure a été le plus dangereuse » (Lautréamont), « C'est souvent lorsqu'elle est le plus désagréable à entendre qu'une vérité est le plus utile à dire » (Gide), « [Les quartiers] où les troupes de choc étaient le plus nombreuses » (Malraux), « L'époque [...] où Marguerite était le plus nerveuse » (Simenon).

    Remarque : Il va de soi que le plus reste invariable quand il modifie un verbe (c'est le cas avec avoir, au passé, et avec la forme pronominale : Les compliments qu'il a le mieux tournés. Ceux qui se sont le plus amusés), un adverbe (Ceux qui ont crié le plus fort) ou une locution adverbiale (Celle qui part le plus à regret), ainsi qu'en présence d'un complément d'agent : Les manuels qui sont le plus consultés ou les plus consultés (selon le point de vue où l'on se place) mais Les manuels qui sont le plus consultés par les élèves (le participe est ici traité comme une forme verbale).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (dans la langue soignée).

     

    « On a beau dire...Jusque, dans les moindres détails »

    Tags Tags : , , , , , , ,
  • Commentaires

    1
    Michel JEAN
    Lundi 30 Mars 2015 à 10:40

    Bonjour, reprise de bec départementale ici!!!. Votre interlocuteur nous écrit: je vous serais le plus reconnaissant possible. Couac! ? Ne vaut-il pas mieux dire/ecrire avec éventuelle permutation de:(le plus possible). Je vous en serais,le plus possible, plein de reconnaissance. Ou: Je vous en serais, pleinement reconnaissant, le plus possible. Egalement avec possibilité de permutation Oui/Non. Merci. Bye. Mich.

    2
    Lundi 30 Mars 2015 à 10:56

    Non, cela ne vaut pas mieux.

    3
    Aranud
    Dimanche 5 Avril 2015 à 21:41

    A quelques lignes d’intervalle vous écrivez :

    C'est maintenant qu'elle paraît le plus heureux.

    puis

    C'est à l'oral que cette fille est le plus brillante

    Y a-t-il une raison pour laquelle dans la deuxième phrase l'adjectif est accordé au féminin et pas dans la première ? 

    4
    Dimanche 5 Avril 2015 à 23:54

    En l'espèce, c'est à l'Académie que l'on doit le premier exemple, mais vous avez raison : il y a bien là une incohérence. Tout porte à croire qu'une coquille s'est glissée à l'entrée "plus" de son Dictionnaire, d'autant que l'on trouve à l'entrée "le, la" la forme attendue : "C'est là qu'elle fut le plus heureuse." Merci de votre vigilance !

    5
    Malguf
    Samedi 9 Mai 2020 à 15:10

    Merci d'exister ! 

    J'ai trouvé dans cet article réponse à mes interrogations sur l'usage de "le plus", et me régale de nombre d'autres rubriques. Parcourir votre site est une activité des plus utiles pour moi, sachant que nous pouvons garder les usages de la langues le plus flexible possible. 

    Mais je saisis l'occasion pour m'étonner, car cela dérange et démange mon oeil : pourquoi, dans ce blog, une majuscule au nom de mois dans la date de chaque message ???

    Bien à vous, 

    B.

      • Samedi 9 Mai 2020 à 16:59

        Je vous remercie de votre sympathique commentaire.
        Concernant la majuscule aux noms de mois, c'est, hélas ! un choix de la plateforme informatique (Eklablog) qui héberge ce site et contre lequel je ne peux rien...

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    6
    simonnet
    Jeudi 6 Janvier 2022 à 20:15

    Bonsoir, M. Marc.

    Il semble que la position de Joseph Hanse, quant aux problèmes que vous évoquez, ait évolué au fil du temps. Il peut être intéressant, pour vous en convaincre, de lire son article « Modifications orthographiques et tolérances grammaticales » (et plus précisément la page 64) que vous trouverez sur le site suivant :

    https://www.arllfb.be/bulletin/bulletinsnumerises/bulletin_1977_lv_01.pdf

    M. Bruno Dewaele défend votre point de vue dans son article « le+plus+...+possible », également fort intéressant.

    Veuillez agréer l’expression de ma très respectueuse considération.

      • Vendredi 7 Janvier 2022 à 10:56

        Il me semble, au contraire, que la position de Hanse est assez constante, comme en témoigne André Goosse : « Je ne suis pas loin de penser, avec Joseph Hanse, "qu'on exagère le bénéfice que la langue peut tirer du respect rigoureux de cette règle". »

    7
    simonnet
    Mercredi 19 Janvier 2022 à 09:56

    Bonjour.

     

    Pour bien comprendre, je propose d’examiner les citations suivantes :

     

    « D’autres mesures s’imposaient donc, qui visent plus particulièrement à rendre compatible une vie professionnelle riche et épanouie avec l’attention minimale que requiert la présence au foyer d’un ou plusieurs enfants. La première est l’extension du champ et du nombre des jours d’absence autorisés pour maladie non certifiée. Chacun sait que ces jours d’absence étaient le plus souvent utilisés pour “raison familiale” plutôt que pour une véritable maladie. Ils seront donc désormais applicables à “une raison familiale”, entendue au sens large, par exemple la maladie d’un enfant ou un dommage majeur survenu au domicile, et seront portés de 7 à 10 jours pour les parents de deux enfants ou plus » (Discours de M. Koïchiro Matsuura à l’UNESCO, le 28 mars 2002).

     

     

    Ici, apparemment, M. Matsuura n’évoque pas d’autres jours d’absence que ceux pour maladie non certifiée. S‘il avait pensé aux congés dus à une maladie non certifiée, comme constituant une partie seulement des congés pour raison familiale, on peut imaginer qu’il aurait utilisé la formule « les plus souvent utilisés ».

     

     

    D’abord, « le plus » modifie-t-il l’adverbe « souvent » ou le groupe adjectival «souvent  utilisés » ?


    S’il modifie seulement « souvent », pourquoi trouve-t-on « les plus » dans les deux citations suivantes :

    « La dernière étape de la définition du groupe cible consiste à distinguer les ménages agricoles des ménages non agricoles. En appliquant les deux critères les plus souvent utilisés (revenu et temps de travail), une activité est considérée comme agricole dès lors que l’agriculture constitue la principale source de revenu ou la plus grande part de l’activité » (Journal officiel de l’Union européenne, 20 février 2004), « La liste définitive des termes qui seront présentés à la prochaine session sera aussi complète que possible et servira de point de départ aux travaux qui seront menés par la suite. Plus tard, cette liste sera mise en regard de celle des termes les plus souvent utilisés dans les documents officiels et les résolutions » (Rapport du Comité d’experts de l’administration publique, ONU, 12 janvier 2007).


    La présence de « les plus » dans ces deux dernières citations, serait-elle due au fait qu’il est envisagé d’autres critères que ceux du revenu et du temps de travail (respectivement, d’autres termes moins utilisés dans les documents officiels et les résolutions) ?


    Je vous remercie d’avance pour votre réponse et vous assure de ma très respectueuse considération.

      • Mercredi 19 Janvier 2022 à 11:15

        Hanse évoque ce sujet en ces termes : "Littré écrit : Les Égyptiens et les Chaldéens sont les nations les plus anciennement policées, mais Les monuments des nations le plus anciennement policées.
        On remarquera qu'ici l'adverbe est suivi d'un adjectif (ou participe pris adjectivement) et que, si le plus détermine anciennement, l'ensemble le plus anciennement détermine l'adjectif. Dans cette phrase, l'accord peut paraître normal, parce qu'il y a comparaison avec d'autres nations ; l'invariabilité se justifie par le fait que le plus porte sur anciennement et que la comparaison porte sur le degré de la qualité dans un même ensemble."

    8
    simonnet
    Lundi 24 Janvier 2022 à 11:15

    Bonjour.

     

    Dans la remarque finale de votre article, vous écrivez que le plus reste invariable quand il modifie un verbe, un adverbe ou une locution adverbiale, ainsi qu’en présence d’un complément d’agent.


    Que se passe-t-il quand le plus (le moins, le mieux) modifie un complément d’objet direct, comme dans les citations suivantes :

     

     « La seule personne qui me reçut mal et dont j’aurais le moins attendu cette injustice, fut Mme de Besenval. Toute pleine de prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu’un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire » (Rousseau, Les Confessions,, livre 7),  « Sitôt que j’ai su chanter des airs notés, je n’en ai pu retenir aucun ; et je doute que de ceux que j’ai le plus aimés j’en pusse aujourd’hui redire un seul tout entier » (ibidem, , livre 8), « Bref : au milieu des biens que j’avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élans aux jours sereins de ma jeunesse, et je m’écriais quelquefois en soupirant : “Ah ! ce ne sont pas encore ici les Charmettes ! » » (ibidem, livre 9).


    Je vous remercie d’avance pour votre réponse et je vous assure de ma bien respectueuse considération.

      • Lundi 24 Janvier 2022 à 16:25

        Dans les exemples que vous citez, le plus (le moins) modifie un verbe (respectivement attendre, aimer et convoiter).

    9
    simonnet
    Mardi 25 Janvier 2022 à 12:08

    Bonjour.


    Je vous remercie pour vos précisions.


    Prenons la citation suivante : « Cette armée [de Sambre-et-Meuse], qui avait le mieux mérité de la république, lui était aussi le plus attachée » (Thiers, Histoire de la Révolution française, livre 30). Si j’ai bien compris vos explications, l’article ne peut être que « le » dans « le mieux mérité », car l’auxiliaire de conjugaison est ici « avoir ». Par contre, dans « lui était aussi le plus attachée », où figure l’auxiliaire « être », l’article n’est pas « le » par nécessité, mais à cause de la signification de la phrase : il s’agit d’un attachement au plus haut degré sans comparaison évidente avec celui d’autres armées.


    On analyserait de même la citation : « Dans notre temps, où le besoin de s’accuser a fait rechercher les torts réciproques, on nous a suffisamment appris que l’autorité fut d’abord disputée par les vassaux, ce que font toujours ceux qui sont le plus rapprochés d’elle » (ibidem, livre 1). On remarquera d’ailleurs qu’ici « rapprochés » est suivi du complément « d’elle » (dont je suppose qu’il n’est pas « un complément d’agent »).


    Dans la phrase, « Toujours grande et noble, cette princesse forçait au respect ceux qui étaient les plus disposés à lui en manquer » (Mme de Tourzel, Mémoires,, chap. 2), la présence de « les » serait due à une comparaison implicite avec d’autres personnes dans l’entourage de Marie-Antoinette.


    Dans la phrase suivante, que j’ai déjà donnée, la présence de « le » dans « le plus souvent » se justifierait de la même manière : « Chacun sait que ces jours d’absence étaient le plus souvent utilisés pour “raison familiale plutôt que pour une véritable maladie » (Discours de M. Koïchiro Matsuura à l’UNESCO, le 28 mars 2002). Ici, il n’y a pas de comparaison avec d’autres jours d’absence.


    Dans la phrase que vous donnez « Ceux qui se sont le plus amusés », la présence de « le » (et non de « les ») se justifierait-elle simplement par le fait que le verbe « s’amuser » est pronominal ?


    Je vous remercie d’avance pour vos précision et vous assure de ma bien respectueuse considération.



      • Mercredi 26 Janvier 2022 à 06:18

        L'auxiliaire avoir, au passé, et la forme pronominale montrent, en effet, que l'on a affaire à un verbe.

    10
    marquise
    Vendredi 25 Mars 2022 à 16:21

    Bonjour, merci pour cet article très instructif. 

    J'ai un doute concernant une phrase qui utilise ''le plus+adjectif+possible''.

    "Les adultes s'amusaient tandis que les enfants essayaient de se faire le plus discret possible."

    Si j'ai bien compris vos explications, il vaut mieux conserver cette forme plutôt que d'écrire ''les plus discrets possible(s)'' 

    Merci d'éclairer ma lanterne.

      • Vendredi 25 Mars 2022 à 17:53

        Les enfants essayaient de se faire le plus discrets possible (= ils essayaient de se faire discrets le plus possible).

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :