• Langues sensibles s'abstenir

    Langues sensibles s'abstenir

    « Quand pourrais-je croquer dans une glace comme avant ? »
    (publicité pour la marque Sensodyne)  


     

    FlècheCe que j'en pense


    Voilà une publicité qui va faire grincer des dents. Car enfin, si l'oreille peut se laisser facilement abuser par une prononciation moderne qui ne marque plus la différence entre les désinences -ai et -ais, l’œil n'est pas dupe : il y a bien là confusion entre le futur simple de l'indicatif et le conditionnel présent.

    Sans doute me fera-t-on remarquer avec juste raison que, dans les interrogations − et particulièrement celles formées avec le verbe pouvoir −, le conditionnel s'emploie fréquemment à la place du présent ou du futur de l'indicatif pour atténuer une demande, par politesse ou par discrétion : « Pourrais-je éventuellement vous emprunter ce livre ? » (Dictionnaire de l'Académie), « Quand pourriez-vous me rendre votre réponse ? » (Robert & Collins). La différence de sens reste subtile : dans ces exemples, l'emploi du futur (Pourrai-je vous emprunter ce livre ? Quand pourrez-vous me rendre votre réponse ?) admettrait comme certaine l'exécution de la demande, quand le conditionnel « suggère plus ou moins l'attente d'un consentement fictif » (selon Hanse). Le conditionnel se rencontre également dans une forme interrogative pour exprimer une supposition qui ne doit pas se réaliser : « Pourrais-je à cette loi ne pas me conformer ? » (Racine) ou une hypothèse qui n'aurait pas eu lieu si telle condition n'eût existé : « Si je n'aimais pas Anna, Martha, mes fils, aurais-je pu continuer à vivre ? » (Éric-Emmanuel Schmitt).

    Mais voilà : nulle requête poliment formulée, nulle supposition, nulle condition dans notre affaire. Il n'est que trop clair − « comme avant » oblige − que la question qui nous occupe marque bien plutôt l'impatience de celui qui est persuadé qu'il obtiendra satisfaction. Le sens est ici : « Quand vais-je de nouveau pouvoir mordre à pleines dents dans une glace ? » ; l'interrogation porte sur le moment où la volonté du locuteur sera enfin satisfaite, pas sur les chances de sa réalisation (considérée, à tort ou à raison, comme déjà acquise), de quoi justifier le choix du futur de l'indicatif.

    J'entends déjà les mauvaises langues − que l'on sait promptes à ramener leur fraise − demander si Sensodyne n'aurait pas une dent contre la grammaire française. C'est que la marque de dentifrice n'en est pas à son coup d'essai. Rappelez-vous cette bonne pâte de dentiste qui nous tenait en haleine avec le slogan « On est sur une vraie bonne nouvelle pour les personnes qui souffrent de dents sensibles ». Avouez que tout cela sent l'amalgame syntaxique à plein nez.

    Remarque 1 : On retiendra, de façon plus générale, que le futur exprime une certitude sur la réalisation des faits à venir, quand le conditionnel exprime un fait conjectural ou imaginaire, une action sous condition (explicite ou implicite), un souhait, une hypothèse non réalisable ou une demande polie.

    Remarque 2 : Selon Thomas, « pour savoir si l'on doit mettre un verbe au conditionnel ou au futur, il suffit de le transposer au pluriel : Pourrai-je vous voir samedi prochain ? (Pourrons-nous vous voir...) ». Deux observations s'imposent : tout d'abord, cette astuce n'a réellement d'utilité que pour un locuteur dont le français est la langue maternelle ; ensuite, l'exemple proposé me paraît mal choisi dans la mesure où l'on peut tout aussi bien dire, avec force politesse : Pourrions-nous vous voir samedi prochain ?

    Remarque 3 : Voir également ce billet.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Quand pourrai-je croquer dans une glace comme avant ?

     

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  • Commentaires

    1
    mohamed larbi
    Samedi 11 Juin 2016 à 19:14

    votre  site  est  vraiment  tout  ce  qu'il  y  a  d'utile  et  intéressant.

      • Samedi 11 Juin 2016 à 19:39

        Je vous remercie de votre message d'encouragement.

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    2
    Notwen
    Dimanche 12 Juin 2016 à 15:27

    Dans cette phrase, je m'interroge aussi sur le "dans".  Ne croque-t-on pas une glace ?

    Les dérives de l'usage des prépositions me semblent constituer un thème riche pour votre blog, depuis les gens qui habitent "à" Paris au lieu d'habiter Paris, qui partent "en" Allemagne au lieu de partir pour l'Allemagne,  jusqu'à la recrudescence immodérée des "par rapport à" : Réagir par rapport à ça, répondre par rapport à une question, etc.

    Dernier en date : Il devient courant à Météo France de dire qu'il va neiger "entre" les Alpes et les Pyrénées. Il neigera donc sur la vallée du Rhône ?

      • Dimanche 12 Juin 2016 à 15:49

        En la matière, les ouvrages de référence ne nous aident guère : "croquer une pomme" (Dictionnaire de l'Académie, Petit Larousse illustré) mais "croquer dans une pomme" (Robert illustré, Larousse en ligne), "La pomme dans laquelle j'ai croqué" (Bescherelle).

        Notez par ailleurs que, selon Girodet, Hanse, Thomas et l'Académie, on dit aussi bien habiter Paris ou habiter à Paris.

    3
    aranud
    Dimanche 19 Juin 2016 à 21:02

    J'ai le sentiment que la phrase de Thomas est justement très bien choisie, car les deux formes sont en effet possibles, en fonction de ce que l'on désire exprimer. 

    Le locuteur  en transposant la phrase au pluriel, utilisera naturellement l'expression correspondant au sens qu'il souhaite apporter,  ce qui clarifiera pour lui la forme qu'il doit utiliser au singulier.
    C'est justement l'ambiguïté du sens qui justifie l’intérêt de l’astuce.

      • Lundi 20 Juin 2016 à 00:00

        Voici la phrase de Thomas dans son intégralité : « Pour savoir si l'on doit mettre un verbe au conditionnel ou au futur, il suffit de le transposer au pluriel : Pourrai-je vous voir samedi prochain ? (Pourrons-nous vous voir...). Voudrais-je vous voir ce jour-là que cela me serait impossible (Voudrions-nous vous voir...). Si j'allais à Paris, m'accompagneriez-vous ? (Si vous alliez à Paris, vous accompagnerais-je ?) »

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