• La syntaxe à privilégier

    « Pour Greta Thunberg, l'Allemagne devrait privilégier le nucléaire au charbon. »
    (Dépêche AFP parue le 11 octobre 2022.) 

     (image wanicon)

    FlècheCe que j'en pense

     
    Pas sûr que les écolos de la première heure apprécient ce soudain revirement de leur gourou suédois. Car enfin, prôner le nucléaire plutôt que le charbon pour remplacer le gaz russe, n'est-ce pas un peu tomber de Charybde en Greta ? Toujours est-il que, sur le chapitre − autrement dérisoire, je vous l'accorde − de la langue, notre journaliste aurait été bien inspiré de... préférer ici le verbe préférer au verbe privilégier, conformément à la récente mise en garde de l'Académie :

    « Les verbes privilégier et préférer sont assez proches par le sens et supposent l'un et l'autre une forme de choix, d'élection ; dans certains cas ils sont synonymes, mais il convient de rappeler qu'ils ne se construisent pas de la même façon. Préférer s'emploie généralement avec deux compléments, le second étant introduit par la préposition à, tandis que privilégier s'emploie seul. On ne dira donc pas Il faut privilégier le vélo à la voiture mais Il faut privilégier le vélo ou Il faut préférer le vélo à la voiture » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 6 octobre 2022).

    L'ennui, c'est que ledit avertissement, rédigé selon toute vraisemblance dans l'urgence climatique, pèche par ses oublis.

    D'abord, il donne à croire que privilégier ne peut se construire avec les deux éléments de la confrontation. Il n'est pourtant que de consulter le propre Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que ce privilège n'est pas réservé à préférer : « Privilégier le spirituel, par opposition au charnel » (à l'article « angélisme »), « Privilégier la forme par rapport au contenu » (à l'article « formalisme »), « Cet artiste privilégie la couleur au détriment de la ligne » (à l'article « ligne »), « Privilégier la description du monde plutôt que la psychologie du personnage » (à l'article « regard ») (1). Aussi écrira-t-on sans craindre de dégrader son bilan syntaxique : Il faut privilégier la bicyclette suédoise plutôt que la berline allemande à côté de Il faut préférer le vélo à la voiture.

    Ensuite, il concentre ses critiques sur l'emploi de la préposition à qui, sous l'influence du verbe préférer, tend en effet à se répandre après privilégier, jusque dans des ouvrages didactiques : « Charriot (à privilégier à chariot) » (Cédrick Fairon et Anne-Catherine Simon, Le Petit Bon Usage, 2019), « Les approches privilégiant la forme au sens » (Martha Makassikis, Apprendre l'orthographe française quand on est étudiant allophone, 2017). C'est oublier qu'une autre préposition monosyllabique est en passe de s'imposer devant la lourdeur des locutions par opposition à, par rapport à, au détriment de, aux dépens de, plutôt que... : je veux parler de sur, bien sûr ! Jugez-en plutôt : « Privilégier la pratique sur la théorie » (Larousse en ligne, à l'article « privilégier »), « Mode d'appréhension de la réalité privilégiant la sensation, l'émotion sur toute démarche rationnelle » (TLFi, à l'article « impression »), « Privilégier la forme sur le fond » (Jacques Attali, 2012), « Privilégier les bombes gravitaires sur les missiles guidés » (Bernard-Henri Lévy, 2015), « Privilégier l'esprit sur la lettre » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2016) et même « Paul Valéry privilégia toujours, dans ses recherches poétiques, la maîtrise de la forme sur le sens et l'inspiration » (fiche biographique publiée sur le site Internet de l'Académie). Ladite construction a beau être attestée de longue date − « Il pleut à Dieu de le rendre nouvel homme, [...] le privilegiant sur tous les hommes de son temps » (Croniques des ordres instituez par le seraphique P. S. François, 1599), « Privilégier le pauvre sur le riche » (Claude Laurent Masuyer, 1793), « Le premier des trois billets de mille francs fut payé galamment par l'agréable carrossier, à qui le vieux scélérat de Denisart conseilla de constater son prêt en se faisant privilégier sur le cabinet de lecture » (Balzac, 1845) −, elle n'en demeure pas moins suspecte aux yeux de plus d'un observateur contemporain : « Les mauvaises constructions : Privilégier ceci à cela, ou sur cela (au lieu de Privilégier ceci par rapport à cela) » (Julien Lepers, Les mauvaises manières, ça suffit !, 2014), « Un tour a l'air de se répandre : l'emploi du verbe privilégier avec une préposition qui ne lui convient pas, privilégier une chose à ou sur une autre » (forum de langue, 2002).

    Mais il faut croire que la syntaxe n'est pas seule en cause, dans cette affaire. Car autrement, pourquoi le Dictionnaire de l'Académie aurait-il attendu 1935 (!) pour ouvrir ses colonnes au verbe privilégier, alors que privilège et privilégié y avaient leurs entrées depuis 1694 ? Ce traitement de défaveur n'a pas échappé aux frères Bescherelle : « Ce verbe ne figure ni dans le dictionnaire de l'Académie, ni dans celui de Napoléon Landais. Il peut être utile, et même il est assez usité. L'adjectif privilégié le suppose nécessairement » (Le Véritable Manuel des conjugaisons, 1842). Que lui reprochaient donc les académiciens de l'époque pour l'ignorer pendant si longtemps ? Je ne saurais le dire (2). Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est que l'intéressé compte encore d'énergiques détracteurs :

    « Quel dandy tolérerait ces vocables affreux, générer, privilégier [...], dont l'emploi, s'il y avait une justice, mériterait des peines de travaux forcés à temps ? » (Angelo Rinaldi, 1980).

    « Les auteurs [Jean-Pierre Colignon et Pierre-Valentin Berthier] emploient le verbe privilégier dans le sens de préférer. Ce faisant, ne cèdent-ils pas eux-mêmes à une mode condamnable ? » (François Marchetti, lexicographe, 1980).

    « Le verbe privilégier a été refait vers 1967 à partir de privilégié et tend à remplacer favoriser dans la langue des savants » (Henri Bonnard, grammairien, 1982).

    « [M. Chevènement a gardé] une trace de jargon intello dans son langage, quelques "niveaux", quelques "socles", quelques "privilégier" » (Jean Dutourd, 1986), « Ne dites pas : favoriser, avantager. Dites : privilégier » (Id., par ironie, 1989).

    « Privilégier. Jean Dutourd déclarait qu'on abusait de ce verbe, que l'on emploie depuis 1970 au lieu de favoriser » (Jean-Marie Dubois de Montreynaud, Pour l'amour du français, 2001).

    «  Deux verbes m'agacent particulièrement ; ils sont dans toutes les phrases comme s'il n'existait plus qu'eux dans le novlangue : être confronté à et privilégier. [...] privilégier veut dire "donner des droits privés" (priva lex) et non "préférer" ou "mettre en avant" » (fait dire Catherine Choupin à l'un de ses personnages de roman, 2015).

    « Outre avantager, favoriser, choisir (la piste choisie par les policiers), dites retenir (une solution), promouvoir (une opinion), développer (une politique plutôt qu'une autre), donner la priorité, encourager [plutôt que privilégier] » (Alfred Gilder, Les 300 plus belles fautes à ne pas faire, 2018).

    « Le verbe privilégier dans le sens de préférer est un néologisme » (site barbarisme.com).

    Mais qu'a donc de si « affreux » le verbe privilégier, se demande-t-on avec la linguiste Henriette Walter, « alors que privilégié n'a jamais fait sourciller personne » (Le Français dans tous les sens, 2014) ? Et d'où vient cette idée saugrenue que le bougre aurait été « refait vers 1967 » ? L'incompréhension est d'autant plus grande que privilégier, régulièrement formé sur privilège, est attesté sans discontinuer depuis le XIIIe siècle, excusez du peu... Renseignements pris, le coupable n'est autre que le Grand Larousse de la langue française qui, en 1975, donne comme datation du premier emploi connu de notre verbe au sens de « attribuer une valeur particulière à une chose » : « 1967, La Nef [revue La Nouvelle Équipe française]. » (3)
    Vingt-cinq ans plus tard, le Dictionnaire du moyen français fait nettement mieux :

    « Privilegier quelqu'un, le favoriser. "Saint Jehan fu le plus privilegié en l'amour Jhesucrist" (Jean Golein, vers 1370).
    Privilegier quelque chose, lui accorder une attention particulière, le favoriser. "[Il] est bien raison que le service du pain et du vin soit privilegié avant toutes choses" (Olivier de La Marche, 1474). »

    Autrement dit, à côté du sens propre de « accorder (à quelqu'un ou à une collectivité) un droit qui lui est exclusif » s'est développé très tôt − fût-ce de façon sporadique avant le XIXe siècle − un sens figuré, plus facilement repérable dans les emplois étendus aux choses ne jouissant pas ordinairement d'un privilège : « C'est ce qui oblige nos poëtes à privilegier si fort la galanterie sur le theatre et à tourner tous leurs sujets sur des tendresses outrées, pour plaire davantage aux femmes » (René Rapin, 1674), « Comme si la nature avoit voulu privilegier, et faire regarder les choses excellentes, par dessus les communes » (François Guilloré, 1683), « La nature semble avoir voulu privilégier cet arbre, il a des fleurs et du fruit en même tems » (Jean-Baptiste Dupuy-Demportes, 1754), « L'usage semble privilègier la démarche que je fais » (J.-D. Ramier de la Raudière, 1756), « Ce pays, que la nature sembloit avoir privilégié, et dont alors encore on n'avoit point développé tous les avantages [...] » (chevalier de Bruny, 1774), « La nature [a] semblé privilégier cette côte pour la culture du sucre » (Lettre à M. Linguet, 1780), « Trois hôtels se sont successivement ouverts pour lui dans la même rue, qu'il semble privilégier » (Édouard Eliçagaray et Auguste Amic, 1829), « Pourquoi privilégier ces 34 caractères [graphiques] aux dépens des autres ? » (Pierre-Alexandre Lemare, 1835), « L'intellectuel considérant tous les élémens sociaux comme de purs faits, il ne peut en privilégier aucun » (Jean-Alfred Agnès, 1836), « Ils ne comprimeront aucune branche des connaissances humaines pour en privilégier quelques autres » (Pierre Odier, 1840), « Un caractère heureux et une éducation brillante privilégient votre famille » (Jean-Alexis-François Artaud de Montor, 1841), « Puis, le jour venu d'en privilégier un seul, nous marcherons sans effort et avec une rapidité souveraine vers ce but » (George Sand, 1853), « Je t'ai traité jusqu'ici comme ton frère et ta sœur, avec le soin de ne privilégier personne » (Jules Renard, 1894). Quant à l'idée de préférence, elle figure explicitement dans plusieurs définitions d'ouvrages de... référence : « Privilège signifie aussi quelquefois la préférence que l'on accorde à un créanciers sur les autres » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765), « Privilégier, accorder (à un créancier) le droit d'être préféré aux autres » (TLFi), « Privilégier un créancier, lui accorder une préférence sur les autres créanciers » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Privilégier un ami, un parent, le préférer, lui accorder un privilège » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire usuel de tous les verbes français, 1842).

    On le voit : le seul véritable tort du verbe privilégier est d'être devenu, bien malgré lui, un terme à la mode, d'abord dans le « jargon intello » dénoncé par Jean Dutourd, puis dans la langue courante, « par le biais des médias [toujours friands de] vocabulaire abstrait à coloration philosophico-psychanalytique » (selon Henriette Walter). Ce n'est pas une raison pour jeter le bébé avec l'eau polluée du bain...
     

    (1) On pourrait encore citer : « Dans l'ordre de la grace, [le Seigneur] avoit assez privilegié le pauvre au-dessus du riche » (Louis Bourdaloue, avant 1704), « Privilégier les uns au préjudice des autres » (De la concurrence des étrangers dans la navigation, 1768), « [Kant] privilégiait en un sens le fidéisme aux dépens du rationalisme » (Jean Lacroix, 1949), « En privilégiant la parole contre l'écriture » (Encyclopædia Universalis).

    (2) Une piste nous est toutefois donnée par le lexicographe Pierre-Claude-Victor Boiste : « Les mots [forgés par le néologisme tels que] privilégier... ne doivent pas être employés » (Avertissement du Dictionnaire universel, 1803).

    (3) Voici la citation à laquelle il est fait référence : « Bien que la création même de la psychanalyse ait exigé de privilégier longtemps la recherche [...] » (Jacques Mynard, dans La Nef, 1967).


    Remarque 1 : Est également attestée la construction privilégier quelqu'un de quelque chose : « Il furent chartré et privilegiiet de certaines ordenances, franchises et privileges » (Trésor des chartes du comté de Rethel, 1372), « Nature a bien voulu honorer et privilegier l'homme, inferieur en force corporelle aux bestes, de cecy [...] » (Ambroise Paré, avant 1590).

    Remarque 2 : On notera les formes de l'indicatif imparfait et du subjonctif présent : (que) nous privilégiions, et celles du futur et du conditionnel : il privilégiera(it).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'Allemagne devrait privilégier le nucléaire par rapport au charbon.

     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 3 Novembre 2022 à 22:13

    Bonjour,

    il me semble qu'emporté par votre enthousiasme vous avez confondu une construction du verbe privilégier "en débat" et une construction de phrase : dans "Privilégier les exigences morales, et non les intérêts matériels", je vois 2 propositions, la deuxième introduite par "et", avec ellipse du verbe, et non pas une construction du verbe "privilégier" avec la préposition "et". Je comprends "Privilégier les exigences morales, et non privilégier les intérêts matériels"

    Quant à (l'excellent) Angelo Rinaldi, je crois que son, euh, enthousiasme, sa fougue, sa virulence, devraient d'une façon générale vous conduire à ne pas forcément l'utiliser pour vos exemples.

      • Vendredi 4 Novembre 2022 à 10:41

        Je vous remercie de votre vigilance.

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    2
    Samedi 10 Décembre 2022 à 11:11

    Merci de ne pas avoir relevé mon "il semble que vous avez". À moins que vous (ne ? - le n euphonique, ou pas, serait un intéressant sujet) dénich(i)ez dans de vieux manuscrits la justification de cette construction inhabituelle.

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