• L'objet (direct) de toutes les attentions

    « Tes bras tu as ouvert. »
    (Matt Marvane, dans sa chanson Christ est la lumière)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    Un correspondant me demande si, dans ce texte d'une chanson de Matt Marvane, jeune pasteur dijonnais à qui le monde de la musique chrétienne contemporaine tend les bras, il ne faudrait pas « mettre un "s" à ouvert, puisque le COD est placé devant ». La question est intéressante : l'antéposition à seule fin stylistique (poétique, en l'occurrence) du complément d'objet direct modifie-t-elle l'accord du participe passé ?

    Commençons par rappeler qu'en français moderne ledit complément d'objet direct, quand il est ainsi rejeté à bout de bras en tête de phrase pour être mis en relief, doit normalement être suivi d'une pause et repris par un pronom placé entre le sujet et le verbe : Tu as ouvert tes bras → Tes bras, tu les as ouverts ; la relation étroite entre le verbe et son objet direct antéposé (rappelé par le pronom personnel) est alors soulignée par l'accord du participe passé conjugué avec avoir. Mais il arrive − « moins rarement que ne le disent certains grammairiens » (1), si l'on en croit Goosse, le bras droit de Grevisse − que des auteurs s'affranchissent de ce pronom de rappel, par archaïsme, par emphase, par licence poétique, par imitation de la langue parlée ou, plus généralement, par recherche d'un effet de style que ne renieraient ni le Monsieur Jourdain de Molière ni le Maître Yoda de Star Wars. Pour preuve ces exemples à divers ouvrages de référence empruntés : « Une pointe de ce compas il appuie au centre » (Chateaubriand traduisant Milton), « Affaire de bottes nous avons, affaire de fraises » (Musset), « Un joli attrapage, vous allez voir ! » (Zola), « Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait » (Pierre Louÿs), « Une seule chose il voyait » (Romain Rolland), « Une rude langue il avait, ce Créquine » (Maurice Genevoix), « Toute une ceinture de douros pour dépenser à la guerre, il avait » (Jean Paulhan), « Ah ! oui, de jolis parents j'ai là ! » (Georges Bernanos), « Un grand troupeau de pleurnicheurs ils formaient » (Louis-Ferdinand Céline). Dans ce cas, précise Jacques Drillon, mettre de virgule il ne faut pas (2).

    Fréquent dans l'ancienne langue, dont la syntaxe était plus libre, ce phénomène d'antéposition de l'objet direct au groupe sujet-verbe (sans reprise pronominale) s'observe encore dans les vers de nos classiques. Comparez : « Les chars [viandes] crues ils mettent entre leur celles » (Jean de Joinville, vers 1309) et « Puis en autant de parts le cerf il dépeça » (La Fontaine, 1668) (3). Selon les besoins de la rime et les exigences de la versification, l'objet direct pouvait être déplacé, non pas forcément au début de la proposition, mais directement devant le verbe ou l'infinitif complément (4) : « Un courage élevé toute peine surmonte » (Malherbe) ; « L'envie en un moment tous nos desseins détruit » (Honorat de Bueil de Racan) ; « Un juge mantouan belle femme épousa », « N'en puis-je donc, messieurs, un gros [poisson] interroger ? », « Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer » (La Fontaine) ; « Vous direz à celui qui vous a fait venir / Que je ne lui saurais ma parole tenir » (Molière) ; « Et si quelque bonheur nos armes accompagne » (Racine). Aux temps composés conjugués avec avoir, on le trouvait souvent, les bras ballants, entre l'auxiliaire et le participe passé : « Il a par sa valeur cent provinces conquises » (Malherbe) ; « Le seul amour de Rome a sa main animée », « Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie » (Corneille) ; « J'ai maints chapitres vus », « Combien de fois la lune a leurs pas éclairés », « Il avait dans la terre une somme enfouie », « Sur le portail j'aurais ces mots écrits » (La Fontaine) ; « Et de son grand fracas surprenant l'assemblée, / Dans le plus bel endroit a la pièce troublée » (Molière) ; « La valeur d'Alexandre a la terre conquise », « Quelques soldats ont [...] tout le corps ébranlé » (Racine) ; « La noble épée / Qui d'Holopherne a la tête coupée » (Voltaire). Il ne vous aura pas échappé que, dans ce cas de figure, nos poètes accordaient à tour de bras ledit participe passé avec le substantif objet lui-même − non pas tant parce que celui-ci était antéposé à celui-là que parce que celui-là était jadis considéré comme l'attribut de celui-ci suivant l'usage latin. Mais le complément d'objet direct pouvait à l'occasion se trouver strictement devant le verbe conjugué à un temps composé : « Quel astre malheureux ma fortune a bâtie ? [comprenez : Quel astre malheureux a bâti ma fortune ?] » (Malherbe), « De ses rares vertus la gloire il n'eut flétrie » (Charles-Auguste de La Fare) ; l'accord du participe n'en était pas moins observé. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir, aux siècles suivants, quelques auteurs leur emboîter le pas : « D'autres émotions [...] ont dans les cœurs sa mémoire effacée » (Gérard de Nerval), « L'amour a nos âmes en une âme mêlées » (Romain Rolland), « J'ai toute ambition résignée » (Georges Duhamel) et « Bien des malheurs, il avait eus » (Marguerite Duras), « Trois enfants j'ai eus, et tous trois je les ai perdus » (Panaït Istrati, écrivain d'origine roumaine), « Ma chemise j’aurais donnée pour en [= des surprise-parties] être » (Muriel Cerf) (5). Après tout, ces exemples, quand ils paraîtraient peu « naturels », ne sont rien de moins que conformes à l'esprit de la règle énoncée par Marot : n'autoriser l'accord que dans la mesure où le genre et le nombre de l'objet direct sont connus avant l'énonciation du participe passé.

    Seulement voilà : force est de constater (une fois de plus, diront les mauvaises langues et les bras cassés) que la certitude n'est pas de mise en matière d'accord du participe passé. Ainsi l'académicien Louis-Simon Auger écrivait-il (en 1819) à propos du vers de Molière : « L'inversion ne changeant point le rapport grammatical des mots, il semblerait qu'on dût dire a la pièce troublé et non a la pièce troublée, puisque dans l'ordre naturel le participe est indéclinable. » Même réserve émise par Aloys de Closset (en 1867), qui tombe à bras raccourcis sur un des vers précédemment cités de La Fontaine : « Le participe ne peut s'accorder avec le mot chapitres, puisque sa place, dans le vers, est le résultat d'une inversion. La Fontaine suit ici les vieilles traditions. » Plus près de nous, le grammairien Alain Frontier se la joue petit bras en laissant prudemment le choix : « Si l'on changeait la place du complément d'objet (Le parlement la loi a voté(e), La loi le parlement a voté(e), etc.), la phrase deviendrait incompréhensible » (La Grammaire du français, 1997). Et que dire encore de ces deux exemples donnés par la linguiste Sophie Prévost (dans La Postposition du sujet en français aux XVe et XVIe siècles, 2001), sans plus d'explication sur la différence de traitement du participe passé : « Trois pommes il a mangé au dessert » et « Les trois pommes il a mangées », là où Gilles Siouffi (dans 100 fiches pour comprendre les notions de grammaire, 2007) écrit : « Cinq examens il a passés, cinq examens il a réussis » ? Comprenne qui aura le bras assez long.

    Posons le problème autrement : pourquoi n'accorderait-on pas le participe passé dans ce type de construction ? L'occitaniste Charles Camproux avance une hypothèse, fondée sur l'observation des parlers populaires du Gévaudan : « L'antéposition du complément [d'objet direct] sans rappel par le pronom personnel a pour résultat de séparer les deux notions exprimées par le substantif et par le verbe. Le résultat de cette séparation c'est évidemment d'arracher les diverses notions du milieu concret des catégories grammaticales, mais c'est également d'accorder plus d’importance à chacune des notions ainsi isolées. C'est donc en définitive un moyen supplémentaire d'arriver à l'expressivité » (Étude syntaxique des parlers gévaudanais, 1958). Autrement dit, pour en revenir à l'affaire qui nous occupe, le sens ne serait plus selon lui : « Tu as ouvert tes bras », mais « Tes bras (, c'est ce que) tu as ouvert » ; le participe passé demeurerait alors invariable. Est-il besoin de préciser que le linguiste Jacques Pohl, qui s'est lui aussi intéressé à l'usage oral (mais du français contemporain, cette fois), arrive à une conclusion quelque peu différente : « [Dans la langue parlée,] l'accord du participe qui se rapporte à [l'objet] antéposé se fait quelquefois ; il ne semble pas omis plus souvent que dans les autres cas » (Les constructions about - pronom sujet - verbe dans le français contemporain, 1976) ? Face à pareilles contradictions, avouez que la tentation est grande de baisser les bras... ou de jurer que tous ces experts ne parlent pas de la même chose ! Aussi bien se pourrait-il que des constructions à première vue similaires recouvrent des réalités grammaticales différentes ? Telle est la conviction de la linguiste Danielle Leeman, qui observe dans À propos d'un COD « Canada Dry » (2004) que, contrairement aux apparences, le complément déplacé (sans reprise pronominale) n'est pas toujours un authentique COD. Ainsi du tour La tarte, j'ai aimé [glosé en : Et la tarte ? − (En ce qui concerne) La tarte, j'ai aimé], où la tarte ferait office de complément circonstanciel (de point de vue) et, partant, ne saurait commander l'accord du participe.

    Reste à s'entendre sur l'analyse des bras de notre chanson. Dans le doute, vous l'aurez deviné, mieux vaut encore s'en tenir à l'ordre usuel des mots. Histoire d'éviter de passer... du côté obscur de l'accord !

    (1) « Notre langue ne saurait s'accommoder de la transposition de l'accusatif, non pas même en poésie » (Thomas Corneille, dans une de ses notes sur les Remarques de Vaugelas, 1687), « L'antéposition du COD sans rappel [est] généralement donnée comme impossible » (Françoise Gadet, Le Parlé coulé dans l'écrit, 1991), « Le déplacement du complément d'objet direct en tête de phrase [est] un phénomène assez rare en français (la course j'ai gagnée), sauf effet stylistique délibéré » (Sophie Aslanides, Grammaire du français : du mot au texte, 2001), « Il est rarissime qu'un complément direct soit antéposé au verbe, en dehors du cas de l'attribut » (Joëlle Gardes, L'Ordre des mots, 2013).

    (2) « On ne met pas de virgule lorsqu'on antépose un complément d'objet direct ou indirect. [...] En revanche, il en faut avant le verbe lorsqu'on antépose plusieurs de ces compléments » (Traité de ponctuation française, 1991).

    (3) Le complément d'objet direct placé en tête entraînait souvent l'inversion du sujet : « Ceste grant courtoisie fist Diex à moy et à mes chevaliers » (Jean de Joinville) ; « Une chose ai-je à dire », « Peu de prudence eurent les pauvres gens » (La Fontaine).

    (4) Cette construction perdure dans certaines locutions figées : sans coup férir, sans mot dire, sans bourse délier, (savoir) raison garder, pour ce faire, à vrai dire...

    (5) On trouve également sur Wikipédia cette traduction (anonyme) d'un poème de Charlotte Brontë : « J'ai vécu l'heure de l'adieu ultime / De celle pour qui ma vie j'aurais donnée. »

    Remarque : L'antéposition du complément d'objet direct nominal est au contraire usuelle dans les phrases interrogatives ou exclamatives du type : Quelle robe mets-tu ? Quelle belle robe tu as mise !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Tes bras tu as ouverts (?).

     

    « Honni soit qui (pas) mal y penseÇa sonne faux ! »

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  • Commentaires

    1
    Jean
    Lundi 22 Janvier 2018 à 13:45
    Jean

    Avez-vous pensé à demander son avis à Maître Yoda ?

    « Le côté obscur de la Force, redouter tu dois. »

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    2
    Chambaron
    Dimanche 30 Octobre 2022 à 09:53
    Chambaron

    Ces formes ne font que reprendre la forme classique de la phrase latine, formulations pourchassées par l'Académie française dès sa création (bien qu'elle les encensât en poésie versifiée).

    Coupler cette discrimination avec l'inanité de la sacro-sainte règle de l'accord-du-participe-avec-le-COD-antéposé est une opération aussi inutile que périlleuse : peu importe la place dudit COD, le participe ne s'accorde pas dans ces cas-là.

    Cet archaïsme est déjà cliniquement mort à l'oral et cette rationalisation ferait un bien énorme au français écrit ! C'est en tout cas ce que demande une large majorité des autorités langagières francophones, des grammairiens et des linguistes.

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