• L'espace d'un doute

    Doit-on écrire un espace ou une espace ? Autant dire que le débat a fait couler beaucoup d'encre et continue de diviser les spécialistes.

    Selon les sources, espace, au sens courant d'« intervalle (de temps ou de lieu) », était « indifféremment masculin ou féminin en ancien et en moyen français » (Dictionnaire historique de la langue française), « quelques fois du féminin » (Littré), « souvent féminin jusqu'au XVIe siècle » (Dupré) : « Il me montra une espace de lieu », « un espace d'environ quarante pas » (Montaigne) ; « bonne espace de temps », « un espace de trois cent douze pas » (Rabelais) ; « par le fil d'une longue espace », « devant la porte estoit un long espace » (Ronsard). Si le bougre, dans cette acception générale, est encore présenté comme un nom des deux genres dans le Trésor de la langue française (1606) de Jean Nicot, Vaugelas le déclare « toujours masculin quoiqu'on l'ait fait féminin autrefois » dans ses fameuses Remarques (1647). Aussi l'Académie s'en tint-elle prudemment à cette position dès la première édition de son Dictionnaire, publiée en 1694. Espace ne changera plus de sexe (un espace exigu, un espace d'environ cinquante mètres, l'espace occupé par un meuble, les grands espaces, un espace vert, l'espace aérien, l'espace euclidien)... sauf dans le jargon des imprimeurs, où le féminin s'est conservé pour désigner une petite pièce de métal qui ne marquait point sur le papier et qui servait − à l'époque où la composition se faisait à la main − à séparer deux caractères (mots, chiffres ou signes de ponctuation) : « Il ne faut jamais enfoncer de force une espace fine pour justifier, on pourrait la casser ou se blesser » lit-on ainsi dans un ancien manuel de typographie. Et voilà qu'en introduisant une espace pour obtenir un espace on est passé d'un nom des deux genres à deux noms de genre et de sens différents.

    La spécialisation de l'emploi au féminin pour le terme de typographie ne date pas d'hier : elle est attestée dès 1648 dans la Grammaire française d'Oudin (« Espace est masculin ; et féminin en terme d'imprimerie »), ainsi que dans les Observations sur la langue française (1675) de Ménage et dans le Dictionnaire (1680) de Richelet (« Donnez-moi une plus grande espace, celle que j'ai est trop petite »). Elle ne fit pas l'unanimité pour autant. En 1687, Thomas Corneille, dans une de ses notes sur les Remarques de Vaugelas, tint à mettre les points sur les i : « Monsieur Ménage dit qu'espace est féminin en terme d'Imprimerie [...]. Il est masculin, ainsi qu'intervalle. » Dans son Dictionnaire grammatical, critique et philosophique de la langue française (1836), le grammairien Victor-Augustin Vanier dénonça à son tour les exceptions « une grande espace, une forte interligne » : « Pourquoi autoriser les apprentis imprimeurs à écorcher le français ? Tout le monde dit un espace, un interligne. » L'Académie, elle-même, attendra plus d'un siècle avant de se résoudre à enregistrer les deux féminins, à partir de la cinquième édition (1798) de son propre Dictionnaire.

    Intéressons-nous, justement, au traitement des mots interligne et espace dans la dernière édition dudit ouvrage :

    « INTERLIGNE 1. N. m. Espace qui sépare deux lignes d'un texte manuscrit, dactylographié ou imprimé. 2. N. f. IMPRIMERIE. Dans la composition au plomb, lame de métal servant à séparer deux lignes de composition.

    ESPACE, n. m. II. Étendue limitée. 1. Intervalle entre deux points, deux lignes, deux corps. En écrivant, il faut ménager entre les mots un espace suffisant.

    ESPACE, n. f. TYPOGR. Petite pièce de métal, de largeur et d'épaisseur variables, qui sert à séparer les mots. Espace fine, forte. Mettre une espace plus épaisse pour justifier la ligne. »

    Le parallèle n'est-il pas saisissant ? De là à conclure que le féminin serait réservé à l'élément physique (l'ancienne lame de métal) et le masculin, au résultat obtenu (l'intervalle blanc laissé à l'impression), il n'y a qu'un pas, que je suis d'autant plus enclin à franchir que Hanse semble aller dans le même sens : « Espace est masculin dans tous les sens, sauf quand il désigne la petite lame de métal utilisée par les typographes pour séparer les mots (mettre une espace entre deux mots) » ; « Un interligne est un espace entre deux lignes. Le typographe, pour séparer les lignes, se sert d'une interligne (lame de métal) ». Mais une autre définition, relevée cette fois à l'entrée « jeter » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, vient semer le trouble : « Jeter un blanc, une espace, une interligne, les disposer dans la composition. » Que les Immortels n'ont-ils pris soin de préciser : dans la composition... au plomb ? Et l'on en vient à s'interroger : le substantif féminin espace s'emploie-t-il également, par extension, à propos des caractères numériques, depuis que ceux-ci ont remplacé les métalliques chez la plupart des imprimeurs ? Avouez que cela irait mieux en le disant...

    À la vérité, l'Académie nous le dit de façon détournée, sur son site Internet : « Dans un souci de lisibilité, on sépare les milliers par une espace insécable dans les nombres exprimant une quantité », « il faut une espace insécable après le point d’interrogation ». Tout porte à croire que les Immortels considèrent, avec les typographes, le substantif espace comme féminin quand il désigne un caractère, qu'il soit physique ou numérique (les espaces à valeur fixe ou à valeur variable, sécables ou insécables), et masculin quand il désigne un espace non imprimé (par exemple un intervalle entre deux paragraphes). Grevisse, lui-même, ne se fait-il pas l'écho de cette convention en écrivant dans Le Bon Usage : « On doit tenir compte, non seulement des signes écrits ou imprimés, mais aussi des espaces laissés en blanc » et, quelques lignes plus bas, « Il y a une espace avant les guillemets ouvrants, la parenthèse ouvrante, le crochet ouvrant, le tiret » ?

    Force est de constater que les dictionnaires usuels n'ont que faire de ces subtilités. Selon eux, le féminin espace signifie − par métonymie ? − « blanc qui sépare deux mots » (Robert illustré), « blanc servant à séparer les mots » (Petit Larousse illustré). Plusieurs remarques s'imposent. D'abord, ces définitions sont incomplètes : quid du blanc avant ou après un signe de ponctuation, du blanc employé comme séparateur de milliers lorsque l'on écrit les nombres en chiffres ? Ensuite, elles sont ambiguës, le substantif blanc désignant à la fois la partie d'un caractère d'imprimerie qui ne laisse pas d'impression sur le papier et l'intervalle vide ainsi obtenu. Enfin, et surtout, elles renouent avec l'acception commune d'espace au masculin (« intervalle »). Aussi se demande-t-on − fût-ce l'espace d'un instant (*) − la raison pour laquelle ce mot serait encore féminin dans le langage courant pour désigner l'intervalle entre deux mots.

    En attendant que les spécialistes de la langue accordent leurs violons et affinent leurs définitions, l'usager averti aura l'embarras du choix : recourir au féminin pour désigner un intervalle dans le cas particulier de la typographie − au risque d'être regardé de travers par le profane − ou bien laisser ledit féminin à l'homme de l'art et s'en tenir prudemment au masculin dans la conversation courante. Voilà sans doute ce que d'aucuns appelleront « un espace de liberté ».

    (*) Le cas n'est pas exceptionnel : que l'on songe au mot voile qui, quel que soit son genre, désigne un morceau de tissu.



    Remarque 1 : Feu Jacques Pépin écrivait dans un numéro de la revue Défense de la langue française, paru en 2014 : « L'espace féminine a été tuée par les progrès techniques, qui ont supprimé la composition manuelle à caractères mobiles inventée par [...] Gutenberg. » Ce seul argument suffit-il à condamner l'emploi du mot espace au féminin pour nommer l'intervalle blanc « qui apparaît sur le papier, obtenu en frappant la barre d'espacement » ? Ce serait oublier que les typographes parlent encore de bas de casse et de haut de casse, quoiqu'ils n'emploient plus depuis belle lurette ladite boîte plate (composée de deux parties où étaient rangés les caractères d'imprimerie servant à la composition). Est-on, pour autant, tenu de les imiter dans la langue courante ? La casse, c'est sûr, c'est chic, c'est élégant, mais gageons que la préférence ira à une minuscule, une majuscule... et un espace après la virgule.

    Remarque 2 : Le TLFi  mentionne un emploi poétique d'espace au féminin : « Et toi, douce espace, Où sont les steppes de tes seins, que j'y rêvasse ? » (Jules Laforgue).

    Remarque 3 : L'Académie met en garde contre les emplois figurés du masculin espace au sens de « domaine où s'exerce un certain type d'activité ou de règlementation » (espace monétaire, social, audiovisuel).

    L'espace d'un doute
    Un Espace ou une Espace ?
    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Thesupermat)

     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 20 Août 2015 à 12:37

    Je fais déjà un peu ce que vous suggérez à demi-mots : je dis une avec les gens qui l'emploient ainsi, et un plus généralement ... mais je m'en tiendrais volontiers au masculin.

    2
    Jérôme
    Vendredi 7 Août 2020 à 20:54

    Pour ma part, j'utilise un espace. Pourquoi ? Parce que espace a exactement le même sens que l'on parle d'espace entre deux mots ou entre deux arbres. C'est exactement, exactement, le même sens !

    L'histoire de l'utilisation du mot espace, et les métonymies qui ont pu être faites, ne peuvent pas justifier de changer le genre d'un mot pour une application particulière.

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