• L'égalité, c'est le pied !

    « Les équipes [de Ligue 1] ne partent pas forcément sur le même pied d'égalité. »
    (Vincent Gibert, sur huffingtonpost.fr, le 3 avril 2015) 

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention de mettre les pieds dans le (même) plat, mais notre journaliste ne s'est-il pas pris les siens dans l'épais tapis des locutions de sens voisin mais de construction distincte ? J'en étais resté, pour ma part, aux formules consacrées : sur le même pied et sur un pied d'égalité. Il faut croire que la perspective de commettre un pléonasme en faisant figurer dans une seule expression même pied et pied d’égalité n'effraie plus grand monde : « les États-Unis conservaient la liberté de traiter avec toutes les nations sur le même pied d'égalité et de réciprocité » (Fantin des Odoards, 1778) ; « [La conjonction et] s'utilise pour mettre deux idées, grammaticalement identiques (...), sur un même pied d'égalité » (francaisfacile.com) ; « dans le cadre d’un échange mettant sur un même pied d’égalité experts et citoyens » (site Internet du ministère de la Santé) ; « un peuple en résistance et quasi désarmé n’est pas sur le même pied d’égalité qu’une des armées coloniales les plus puissantes au monde » (L'Humanité) ; « À ceux qui mettent sur un même pied d'égalité Dieudonné et Charlie Hebdo » (Europe 1) ; « [Madonna] se met sur le même pied d'égalité que de grandes figures historiques internationales » (Le Figaro) ; « si on mélange tout, si tout est mis sur un même pied d'égalité, on ne s'en sort pas » (Manuel Valls... qui ne croit pas si bien dire). Et pourtant, fait valoir avec juste raison le linguiste Maurits Van Overbeke dans L'amont des mots, « un pied d'égalité est suffisamment égal pour qu'on s'abstienne d'ajouter que c'est le même. De quoi auraient l'air des pieds d'égalité différents ? »

    C'est que pied, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'est pas à prendre ici... au pied de la lettre − entendez dans son sens anatomique −, mais dans le sens figuré de « mesure, base, établissement », en référence à l'ancienne mesure de longueur. Ainsi l'expression sur le pied de signifie-t-elle, selon les sources, « à raison de, à proportion de, conformément à » (Littré), « sur la base de, dans la position de » (TLFi), « au niveau de, à la mesure de » (Claude Duneton), « en prenant pour mesure, pour base » (Larousse), particulièrement en parlant des ressources, du train de vie : « Payer une étoffe sur le pied de tant l'aune » (Féraud) ; « Sa femme (...) était sur le pied d’une dame de condition » (Comte de Caylus) ; « Plusieurs voix s'élèvent en faveur du traitement de l'affaire "sur le pied de la résolution précédente" » (Hubert Bost). Le même sémantisme est réalisé dans les locutions sur le pied de guerre (« conformément à ce qui a été réglé pour le temps de guerre » − on disait également autrefois sur le pied de paix), sur le pied d'égalité (« en égal, dans un rapport d'égalité » − on trouve chez Littré la variante sur le pied de l'égalité) et, pour exprimer l’identité de niveau, de position, sur le même pied (« sur le même plan, sans faire de différence »).

    Il ne vous aura pas échappé que, dans ces locutions, le choix de l'article (défini ou indéfini) obéit à une logique... qui reste à préciser. Jugez-en plutôt : « Il [l'empereur Léopold] négocia avec Louis XIV, à Ryswick, sur un pied d'égalité qu'on n'attendait pas après la paix de Nimègue » (Voltaire), « Elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d'égalité » (Rousseau), « elle traitait Georges sur un pied d'égalité où elle n'avait jamais admis personne » (Charles Le Goffic), « ils se figurent être sur un pied de l'égalité avec ceux qui valent mieux qu'eux » (Platon, dans une traduction d'Émile Chambry), mais « Rien de plus surprenant (...) que la promptitude avec laquelle je le pris au mot, sur le pied d'égalité où il voulut se mettre avec moi » (Rousseau), « On a proposé une association de vous à moi, sur le pied d'égalité » (Restif de La Bretonne), « pour le moment, on traiterait sur le pied de l'égalité » (Adolphe Thiers), « Les douze pairs du royaume sont à peu près sur le pied de l'égalité quand ils élisent roi Hug Capet » (Alexandre Dumas père) ; « Il me paraît impossible, d'un côté, que cet ouvrage [l'Encyclopédie] se continue sur le même pied qu'auparavant ; de l'autre, qu'il puisse se continuer sur un autre pied » (d'Alembert), « Nous ne pouvons pas accepter, après la guerre, l'accession de l'Allemagne et de l'Italie aux matières premières sur le même pied que la France qu'elles ont atrocement dépouillée » (Charles de Gaulle), mais « il faut que tout le canton ait payé la Dixme sur un même pied » (Claude Duplessis), « En mettant sur un même pied des nombres donnés et des nombres cherchés » (André Delessert), « les Européens sont incapables de traiter les civilisations asiatiques sur un même pied que les sociétés africaines on amérindiennes » (Christian Grataloup). De quoi perdre pied, convenons-en. Les spécialistes de la langue n'échappent pas à cette valse-hésitation. Ainsi de l'Académie qui, sur son site Internet, prend le contre-pied de ce qu'elle avance dans son Dictionnaire : « On dit être sur un même pied, être sur un pied d'égalité », mais « Être traité sur le même pied que quelqu'un, être avec quelqu'un sur un pied d'égalité » (à l'entrée « pied » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Claude Duneton, dans son fameux ouvrage La Puce à l'oreille, fait preuve de la même inconséquence en évoquant l'expression être sur le pied de guerre... laquelle se voit transformée en être sur un pied de guerre dans la table des matières ! Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les dictionnaires usuels, que l'on sait prompts à retomber sur leurs pieds, prennent d'ordinaire le parti de résumer la situation d'un raccourci : sur (le, un) pied (de). Histoire de se déterminer... au pied levé.

    Remarque 1 : Dans l'usage, note l'Office québécois de la langue française, on réserve souvent l'expression sur un pied d'égalité « pour parler des personnes ou de notions qui sous-entendent des personnes, prenant alors égalité dans le sens restreint de "sans différence de droits ni d’obligations" ».

    Remarque 2 : Selon le Dictionnaire historique de la langue français, l'expression sur un pied d'égalité serait apparue en 1753. Il existe pourtant des attestations antérieures : « [Les Français] se mesurent tous du pied d'égalité » (1623) ; « elles regardent le devoir, mais elles ne le regardent pas sur le pied de l'égalité, comme la justice » (1649) ; « [Les Gentilshommes] veulent être traités par les plus grands Seigneurs sur un certain pied d'égalité » (1723).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les deux équipes ne partent pas sur un pied d'égalité (?) ou, plus simplement, à égalité.

     

    « Aux armes, citoyens !Tous les restes ne sont pas beaux »

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  • Commentaires

    1
    MIchel JEAN
    Samedi 18 Avril 2015 à 07:51

    Bonjour Mr Marc, si à nouveau"Ab irato" ils me chuchotent que les chevals-légers trottent sur le pied d1mn12s/1000m, ne peut rien dire ni redire? Merci. Mich.

    2
    Samedi 18 Avril 2015 à 10:12

    Je ne connaissais pas cet emploi de sur le pied de dans le domaine hippique.

    3
    MIchel JEAN
    Dimanche 19 Avril 2015 à 09:27

    Bonjour Mr Marc, page1406 de mon vieux Larousse trouve "il vit sur le pied d'un grand homme d'affaires" Abusus non tollit usum. Contamination ou dérivation d'une locution ? Merci. Bye. Mich.

    4
    Dimanche 19 Avril 2015 à 15:01

    Comme indiqué plus haut, sur le pied de s'est notamment dit en parlant des ressources, du train de vie : "Sa femme (...) était sur le pied d’une dame de condition", "Il vit sur le pied d'un grand homme d'affaires", "Il vit sur le pied de cent mille livres de rente"...

    5
    MIchel JEAN
    Lundi 20 Avril 2015 à 14:09

    Bonjour Mr Marc, "A Pedibus usque ad caput", oui !(?) mais alors à quelle vitesse et quel plaisir avec vous le franchissons ce petit-grand pas. Qu'il me faille ajouter que l'agilité (intellectuelle que vous apportez à tous) c'est le pied. Merci. Bye. Mich.

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