• Des tapettes brut(es) de décoffrage

    Des tapettes brut(es) de décoffrage

    « De lui-même, Tony Parker a tenu à clôre la polémique (...) Pourquoi une telle précision? Parce que vendredi soir, juste après la victoire de son équipe face aux Espagnols, il avait livré une analyse du match brut de décoffrage: "J'étais très énervé à la mi-temps, je trouvais qu'on jouait comme des tapettes, comme si l'on avait peur."  »

    (paru sur lexpress.fr, le 21 septembre 2013) 
    Tony Parker (photo Wikipédia sous licence GFDL par Zereshk )
     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Bel exemple, s'il en est, d'article « brut de décoffrage » – entendez : écrit à la va vite et livré à l'état brut, avec ses imperfections, ses scories, ses fautes.

    Cet accent à clore, tout d'abord : rappelons que le circonflexe n'est de mise qu'à la troisième personne du singulier (il clôt), non à l'infinitif comme on le voit souvent par fausse analogie avec clôturer.

    L'invariabilité de la locution brut de décoffrage, ensuite : notre journaliste fait sans doute partie de ceux qui voient dans ce brut-là un adverbe par essence. Pour ma part, je préfère jouer dans l'équipe adverse : non seulement l'emploi adverbial de brut est rare (Ce chargement pèse brut deux cents kilos), mais une analyse des premières occurrences attestées de ladite expression et de sa sœur jumelle brut de fonderie confirme qu'il s'agit bien ici de l'adjectif (donc variable), pris au sens de « qui est dans l'état où la nature l'a produit ; dont la matière n'a pas été façonnée ou n'a été que peu transformée ».

    Les deux locutions s'emploient depuis la fin du XIXe siècle pour qualifier un matériau dont l'aspect grossier est celui qu'il a après décoffrage (ou démoulage), en l'absence de ponçage, d'ébarbage ou de revêtement : un béton brut de décoffrage, un métal brut de fonderie ; « laisser la surface brute de décoffrage » (La construction en béton armé, 1914) ; « les cylindres dégrossisseurs de ce train étaient bruts de fonderie » (Société de l'industrie minérale, 1879). Un siècle plus tard, le sens figuré de « sans élaboration, tel quel ; en l'état » fait son apparition, sans que cela modifie en rien la nature adjectivale de brut : « une actualité mouvante, brute de décoffrage » (Serge July, 1987) ; « nous sommes encore au temps où naissent les monts, où encore bruts de fonderie, les sommets y sont sommets » (Michel Boutron, académicien, 1965).

    Est-il utile de préciser que, en dépit de cette dernière caution, ces emplois figurés, que d'aucuns considèrent comme familiers, ne sont pas encore enregistrés dans le Dictionnaire de l'Académie ? Quant aux exemples proposés par les Immortels pour le seul sens propre, ils nous laissent sur notre faim : « Un ouvrage brut de décoffrage, dont l'aspect, en l'absence de revêtement, conserve l'empreinte du moule dans lequel il a été coulé » ; « Brut de fonderie, se dit d'une pièce qui vient d'être coulée et n'a pas encore été ébarbée (on dit aussi Brut de fonte) ». Seul Larousse, qui répugne à être mis dans le même panier (de basket), mouille le maillot en prenant clairement parti pour la variabilité : Une opinion publique brute de décoffrage. L'honneur est sauf !

    Je ne peux... clore ce billet sans évoquer ce malheureux tapette à l'origine de la polémique. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « est employé avec sa valeur diminutive de petite tape depuis le XVIIIe siècle. Au XIXe s., c'est devenu le nom d'un jeu de billes (1845). D'après la valeur sexuelle de taper, c'est aussi le nom familier d'un homosexuel passif (1859), l'initiale commune avec tante, tata ayant pu renforcer cet emploi ». Ajoutons que l'allusion à la palette servant aux tonneliers à enfoncer les bouchons (« Il achève de faire entrer le bouchon à l'aide d'une tapette en bois », Dictionnaire de l'industrie manufacturière, commerciale et agricole) ou au bouchon proprement dit permettant aux marins d'obturer les écubiers (« Une Tape ou un Tampon d'écubier », Dictionnaire de marine à voiles et à vapeur) n'est sans doute pas étrangère au succès de cette insulte qui, quand elle serait mise dans la bouche d'un Tony Parker depuis sacré champion d'Europe, ne nous en boucherait pas moins un coin.


    Voir également le billet Clore / Clôturer.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Tony Parker a tenu à clore la polémique.

    Il avait livré une analyse du match brute de décoffrage.

     

    « L'échappé(e) belleChers homophones... »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :