• Des mille et des cents

    « Je passais en dix-huit cent trente devant la porte de Chevet, lorsque j'aperçus dans la boutique un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une tortue qu'il marchandait (...) »
    (Alexandre Dumas, photo ci-contre, dans Souvenirs d'Antony, 1835)


    (photo Wikipédia)

     

    FlècheCe que j'en pense

    Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Il y a longtemps que je cherche à trouver la règle d'emploi des années dans : 1917 ou 1624 ou 1240 ; oralement, est-ce qu'il faut dire dix-neuf cent dix-sept ou mil neuf cent dix-sept, seize cent vingt-quatre ou mil six cent vingt-quatre, douze cent quarante ou mil deux cent quarante ? Et pourquoi ? »

    Il ne me semble y avoir, en la matière, d'autre règle que celle de l'usage... sur lequel les spécialistes de la langue ont, du reste, bien du mal à s'accorder. Entre 1100 et 1999, les nombres en général et les dates en particulier peuvent être transcrits par multiplication (seize cents pour 16 x 100) ou par addition (mille six cents pour 1000 + 600). La forme multiple de cent serait une survivance d'un ancien mode de numération (dit vicésimal ou vigésimal). D'après André Rigaud, « entre la mort de Louis XIV et la naissance du Napoléon II de Victor Hugo, la Convention avait institué le système métrique et le système décimal. On cherchait à unifier les divers procédés de numération, et c'est vraisemblablement là qu'il faut chercher l'origine de la concurrence que se font, depuis le début du XIXe siècle, les deux façons d'énoncer les dates » (Vie et langage no 160, 1965). Première surprise : car enfin, je ne sache pas que les deux formes aient attendu le XIXe siècle pour coexister. J'en veux pour preuve ces quelques exemples glanés sur la Toile : « le dimanche huitiesme jour d'octobre du dit an, mil cinq cents quatorze » (Gargantua, Rabelais, 1534) ; « l'an treize cents cinquante & deux » (Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne, 1619) ; « l'an mil quatre cents cinquante » (Observations sur la langue française, Gilles Ménage, 1672) ; « l'an treize cent soixante & quinze » (Jean Crasset, 1679) ; « l'an de grace mil six cent » (Dictionnaire de l'Académie, 1694).

    André Rigaud voulait-il dire par là que l'usage, moins fixé pour les dates du XIXe et du XXe siècle que pour les siècles précédents, admet indifféremment l'une ou l'autre forme ? C'est fort probable... encore que les spécialistes ne s'accordent pas sur le millésime charnière. Selon Girodet, « dans l'énoncé des dates, pour les années antérieures à 1700, on préfère très nettement, quand on parle, les formes onze cent, douze cent, treize cent, quatorze cent, quinze cent, seize cent à mille cent, mille deux cent, etc. À partir de l'année 1700, cette préférence est moins nette. À côté de dix-sept cent, dix-huit cent, dix-neuf cent, on dit aussi, plus rarement, mille sept cent, mille huit cent, mille neuf cent ». De fait, qui connaît la célèbre bataille de mille cinq cent quinze ?

    Toujours selon Girodet, le même critère des seize centaines − auquel se réfèrent également Grevisse, Dupré et l'Office québécois de la langue française − s'appliquerait aux nombres dans la langue parlée... contrairement au constat de Bénédicte Gaillard − « On emploie indifféremment l'une ou l'autre transcription » (Pratique du français de A à Z) − et à celui d'Adolphe Thomas − « Dans l'usage courant, entre 1 100 et 1 900, on dit plutôt onze cents que mille cent, douze cents que mille deux cents, etc. » (Dictionnaire des difficultés de la langue française). De son côté, Hanse se contente de noter que « la numération par centaines est courante, qu'il s'agisse ou non de dates, jusqu'à 1999 » sans plus de distinction. Inutile de s'étonner, devant pareille discordance de points de vue, que l'usager préfère définitivement écrire nombres et dates en chiffres plutôt qu'en lettres...

    Un consensus semble toutefois se dégager parmi nos spécialistes − du moins, entre Grevisse, Girodet, l'Académie et l'Office québécois de la langue française − pour dire que les premières formes sont préférées à l'oral (1), et les secondes à l'écrit (notamment pour l'énoncé des nombres dans un texte juridique, administratif ou scientifique). Dans la pratique, une étude menée en 1986 (par Luc Vies ?) et dont la linguiste Claire Blanche-Benveniste se fait l'écho dans La Notion de variation syntaxique dans la langue parlée (1997) porte sur notre affaire un éclairage bien différent : « Les deux formes sont attestées chez tous les locuteurs. Le type multiple de cent est utilisé pour les dates anciennes (entre XIIe et XIXe), connues et prestigieuses, ainsi que pour les dates approximatives. Les locuteurs disent en majorité : la date de 1515 (quinze cent quinze), la date de 1789 (dix-sept cent quatre-vingt-neuf), vers 1150 (onze cent cinquante), vers les années dix-huit cent cinquante [...]. Mais ils emploient l'autre type pour les dates à venir, pour les opérations de chiffres précis, ou pour le libellé des chèques (sauf quelques personnes âgées) [...]. Selon ces tendances, dont les locuteurs sont peu conscients, le type à multiple de cent constitue une variante de prestige. » (2)

    Force est de constater que nos écrivains ne furent guère sensibles à toutes ces subtilités : « Vers l'an douze cent de notre ère » et « en mil quatre cent soixante-dix-sept » (Voltaire) ; « en quatorze cent quatre-vingt douze » (Marmontel) ; « en onze cent soixante-cinq » et « publiées en mille sept cent » (Beaumarchais) ; « en mil cinq cent deux » et « en onze cent vingt-quatre » (Mirabeau) ; « l'an de grâce mil trois cent cinquante » (Chateaubriand) ; « Aujourd'hui cinq mai dix-huit cent trente-six » (Stendhal) ; « Mil huit cent onze ! » et « en quatorze cent quatre-vingt et tant » (Hugo) ; « Les vaillants de dix-huit cent trente » (Théophile Gautier) « l'an de grâce mil six cent et tant » (A. Daudet) ; « l'an dix-sept cent vingt » (François Coppée) ; « Le onze mars dix-neuf cent trois » (Francis Jammes). Aussi bien, les spécialistes des lettres ne sont pas forcément des experts en chiffres.

    (1) « Dans la langue parlée, on recourt volontiers aux formes onze cent, douze cent, etc. » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, à l'entrée « mille »).

    (2) Renaud Camus fait le même constat dans son Répertoire des délicatesses du français contemporain (2000) : « [Les deux façons d'énoncer les dates] sont à égalité grammaticale mais elles ne sont pas à égalité culturelle, ni sociale. Une seule appartient à la langue "cultivée". Celle-ci prononce douze cent quatorze, quatorze cent cinquante-trois, seize cent vingt-huit, dix-sept cent quinze. Elle n'a jamais dit Marignan mille cinq cent quinze. Pour elle Monteverdi n'est pas mort en mille six cent quarante-trois mais en seize cent quarante-trois. On peut parfaitement dire mille cinq [cent] soixante-douze ou mille six cent quarante-neuf, c'est tout à fait correct, mais d'une correction d'habit trop neuf, qui montre qu'on en est à ses tout débuts dans le monde de la culture et de l'histoire. »


    Remarque 1
    : La concurrence entre les deux formes ne va pas au-delà de 1999 : on ne dira pas vingt cent(s) pour deux mille !

    Remarque 2 : En français moderne, cent est toujours invariable dans l'énoncé d'une date, où il est adjectif numéral ordinal (voir également le billet Accord de vingt, cent et mille). Concernant l'emploi de mille, l'Académie précise : « Dans l'énoncé en toutes lettres des dates de l'ère chrétienne, l'usage prévalait de préférer la graphie mil, dans le cas où l'adjectif numéral désignant le millésime est suivi d'un ou plusieurs autres nombres. On écrivait donc : En l'an de grâce mil trois cent quarante-six, l'an mil sept cent. » De nos jours, la graphie mille est admise dans tous les cas.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    En dix-huit cent trente (ou en mille huit cent trente).

     

    « Goût prononcé pour le désaccordValse-hésitation »

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  • Commentaires

    1
    Cefloram
    Mercredi 1er Avril 2015 à 12:43

    J'ai appris pendant mes études de droit , il y a plus de 40 ans, qu'il fallait dire dix huit cents par exemple, et que le mot mille à l'oral n' était apparu qu'à partir de 1900 dans la pratique. 

     Qu'en est -il ? Merci de me  répondre , cela m'intéresse .....

    2
    Mercredi 1er Avril 2015 à 13:42

    Je n'ai malheureusement pas plus d'informations sur ce sujet que celles évoquées dans le billet ci-dessus. La date charnière ne faisant pas l'unanimité chez les spécialistes (1700 chez les uns, 1900 chez les autres), on retiendra que les formes multiples de cent semblent préférées à l'oral, et les autres à l'écrit (notamment pour l'énoncé des nombres dans un texte juridique, administratif ou scientifique).

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    3
    cefloram
    Mercredi 1er Avril 2015 à 14:42

    Merci bcp pour votre réponse. Je vis à Nouméa depuis plus de 40 ans où j'ai été prof de Lettres-hist-géo......

     Cordialement  Anne Bérode

     

    4
    Nini92
    Mercredi 1er Avril 2015 à 15:38

    Bonjour Marc,

     

    Est-ce que cet emploi de dont est correct ? Je ne sais plus.

    XXXXX élargit sa palette de prestation avec 10 projets ayant abouti, dont la XXXX (nom). ça me paraît foireux. Qu'en est-il ?

     

    Merci à vous

    5
    Mercredi 1er Avril 2015 à 19:37

    Dont, avec l'ellipse du verbe de la proposition relative, sert à distinguer, dans un ensemble, un élément particulier : Quelques amis étaient présents, dont votre père. L'ennemi captura toute l'armée, dont le général en chef (Dictionnaire de l'Académie).

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