• Déchiffre et des lettres

    Déchiffre et des lettres

    « Bicentenaire du déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion. »
    (Kevin Lognoné, sur breizh-info.com, le 22 septembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Champollion (dit le Jeune) doit se retourner dans son sarcophage. Car enfin, je ne sache pas que le fameux égyptologue ait jamais employé un autre terme que celui de déchiffrement dans son domaine : « Cette écriture se présentera à nous sous un aspect entièrement neuf, et nous aurions fait un pas immense vers son déchiffrement » (Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, 1824), « Les deux savants allemands ont [dû] travailler au déchiffrement des écritures égyptiennes » (Lettre à M. le duc de Blacas d'Aulps, 1826).

    Il n'y a là, au demeurant, rien que de très conforme à l'usage de l'époque. Déchiffrement, attesté depuis le XVIe siècle, a en effet été longtemps le seul terme reconnu pour désigner l'action de déchiffrer (ainsi que le résultat de cette action), dans toutes les acceptions du verbe :

    (comprendre, expliquer quelque chose d'obscur, de mystérieux ou de secret) « Entendre le deschiffrement de ses volontez » (Pierre Matthieu, 1610), « Le blasme des prestres et dechiffrement de leur vie » (Agrippa d'Aubigné, 1616).

    (traduire en clair un texte chiffré [1]) « [Il] luy avoit envoyé le deschiffrement d'une lettre » (François de Boyvin du Villars, 1553), « Il vous portoit une depesche de moy fort importante, avec le dechiffrement et l'alphabet des lettres interceptees » (Henri IV, 1593), « Les deux principales clefs du déchiffrement » (Le Journal des savants, 1668), « Il faut avoir un certain genie pour le dechiffrement des lettres » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

    (parvenir à lire une écriture peu claire, ancienne ou inconnue) « La bibliographie est la connoissance et le dechiffrement des anciens manuscrits » (Jacob Spon, 1679), « [Le] déchiffrement de la microscopique écriture de mon frère » (Edmond de Goncourt, 1888), « Le déchiffrement des inscriptions cunéiformes » (Littré, 1863).

    (plus tardivement lire une partition qu'on voit pour la première fois [2]) « Rien n'arrêtera plus [l'élève] dans le déchiffrement des airs qui suivent » (Pierre Ypres de Séprés, 1829), « Il fut un temps où l'on rencontra des maîtres assez fous pour faire subir comme épreuve scientifique, à un confrère qui leur était présenté, le déchiffrement d'un canon obscur et quelquefois même absolument indéchiffrable » (Alexandre-Étienne Choron, avant 1834), « Le déchiffrement d'une partition ne pourra faire naître que des sensations passagères » (Maria Deraismes, 1862), « Le déchiffrement d'une sonate » (Littré, 1863).

    Et pourtant... Lorsque Champollion s'apprête à annoncer sa découverte, en 1822, la graphie déchiffrage se tient déjà en embuscade, comme le confirment ces attestations isolées : « Comme seroit le déchifrage De l'escriture hors d'usage » (De Laboussière, 1649), « Ces recherches et le déchiffrage [d'une correspondance secrète] avoient mis toutes les pieces aux mains de plusieurs personnes » (Jean Victor Marie Moreau, 1804), « Déchiffrage ou classement des toisons suivant le degré de finesse [de la laine] » (Annales de l'agriculture françoise, 1820 ; il s'agit là d'un emploi technique). Tout s'accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle, quand déchiffrage, fondant sur la proie déchiffrement à la manière d'une plaie d'Égypte, vient la concurrencer (bien inutilement, siffleront les mauvaises langues) dans tous ses emplois : « Il y avait deux mois que le scribe travaillait au déchiffrage de ce manuscrit » (baron de Pirch, 1846), « Assister chez Érard à un déchiffrage de morceaux de piano » (Liszt, lettre non datée mais antérieure à 1849), « La question de déchiffrage en public, [cette épreuve de] lecture à première vue » (Le Ménestrel, journal de musique, 1860), « Absorbé que j'étais dans le déchiffrage de ces hiéroglyphes [il s'agit d'une lettre dont l'écriture est peu lisible] » (Émile Greyson, 1865), « Pour le chiffrage et pour le déchiffrage [des dépêches] » (Dictionnaire pour la correspondance télégraphique secrète, 1867), « Le déchiffrage de la signature de l'armurier [à propos de sabres japonais] » (Edmond de Goncourt, 1881), « Déchiffrage d'âmes » (Joséphin Péladan, 1891), etc. Les dictionnaires usuels et normatifs attendront le siècle suivant pour ouvrir leurs colonnes au dernier venu, mais − allez savoir pourquoi − dans sa seule acception musicale : « Action de lire de la musique à première vue » (Larousse universel, 1922), « Action de déchiffrer une partition musicale. Le déchiffrage d'une sonate de Mozart » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1991). Et c'est là que les ennuis commencent...

    Si le Dictionnaire de l'Académie rattache logiquement déchiffrage à chiffrage pris dans son sens musical de « procédé qui consiste à chiffrer les accords, plus spécialement ceux de la basse », on peine à comprendre pourquoi, en matière de correspondance secrète, il exige déchiffrement mais laisse le choix entre chiffrage et chiffrement : « Chiffrage. Action de chiffrer un texte pour en assurer le secret ; résultat de cette action. Le chiffrage d'une dépêche, d'un ordre de combat. (On dit aussi Chiffrement.) » (neuvième édition dudit ouvrage) (3). On ne comprend pas davantage pourquoi, dans le cas de déchiffrer, le dérivé en -age serait d'un usage plus limité que le dérivé en -ment, alors que c'est l'inverse qui est constaté dans le cas de chiffrer. Ce que l'on perçoit aisément, en revanche, c'est le malaise pharaonique des scribes du quai Conti devant l'arbitraire de leurs propres prescriptions. Ne lit-on pas à l'article « paléographie » : « Science du déchiffrage et de l'interprétation des écritures anciennes trouvées sur les manuscrits, les chartes, les diplômes et les sceaux » ? (4)

    Le Dictionnaire de l'Académie n'est, du reste, pas le seul papyrus de référence à être pris en flagrant délit d'inconséquence. Méritent aussi de se faire épingler :

    • le TLFI. Comparez : « Dans ces emplois [au sens de "action de traduire en clair un texte chiffré"], on ne rencontre que la forme déchiffrement » (à l'article « déchiffrage, déchiffrement ») et « Caractère qui ne signifie rien et qu'on emploie dans les correspondances chiffrées pour en compliquer le déchiffrage » (5) (à l'article « nul »).
    • le Larousse encyclopédique. Comparez : « [Il] se passionna très tôt pour le déchiffrement des hiéroglyphes » (à l'article « Champollion ») et « Les hiéroglyphes, dont Champollion amorça le déchiffrage en 1822 » (à l'article « hiéroglyphe »).

    Et que penser encore de ces analyses, contradictoires, qui ne font qu'ajouter à la confusion ambiante ?

    « Déchiffrer. Il désigne l'opération inverse de celle de chiffrer, c'est-à-dire la transcription en lettres de messages exprimés en chiffres. On dit déchiffrage et non déchiffrement » (Julien Le Clère, Glossaire des termes de marine, 1960).

    « Chiffrage et chiffrement [...] ont pris surtout l'acception cryptographique, c'est-à-dire qu'ils signifient l'opération d'écrire un texte non pas en lettres normales, mais en chiffres... ou même en caractères conventionnels, pour lui assurer le secret [...]. Déchiffrage et déchiffrement, que Larousse donne comme absolument interchangeables [6], ne s'appliquent qu'à la lecture de textes ésotériques » (André Thérive, Procès de langage, 1962).

    « Déchiffrage est réservé à la musique [...]. On dit déchiffrement quand il s'agit d'un manuscrit, d'un télégramme chiffré, etc. » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971).

    Les faits, comme les chiffres, sont pourtant têtus : la répartition annoncée des valeurs de déchiffrer entre déchiffrage (d'une partition musicale) et déchiffrement (dans tous les autres cas) est loin d'être aussi nette que ce que Thomas ou l'Académie veulent nous faire croire.
    D'un côté, déchiffrage est abondamment attesté hors de la scène musicale : « Peut-être l'avais-je lu étourdiment, dans le lapsus d'un déchiffrage trop rapide » (Proust, 1918), « Comme pour le déchiffrage d'un langage secret » (Simenon, 1955), « Le déchiffrage qu'a su faire un de Gaulle de l'Histoire » (Mauriac, 1964), « Il est bon d'expliquer rapidement ce qui rendit si difficile le déchiffrage et la compréhension de la langue d'Eléa » (Barjavel, 1968), « Une opération de déchiffrage littéraire » (Michel Déon, 1987), « Une charte est un document complexe, et le mot fait penser à un déchiffrage difficile » (Alain Rey, 2006), « Je vais pouvoir retourner à mes carnets noirs, à leur déchiffrage » (Gabriel Matzneff, 2010), « Le déchiffrage des églogues » (Marc Lambron, 2011), « La lecture croisée de tous les livres d'Albert Camus, le déchiffrage de ses correspondances » (Michel Onfray, 2012), « Je mettais à l'étude du déchiffrage de textes la même fougue qu'à celle des degrés entre amitié et amour » (Chantal Thomas, 2015), « Le déchiffrage de grimoires sous une pâle lampe électrique » (Jean-Marie Rouart, 2021) − je me dois d'ajouter, à la décharge de notre journaliste, ces exemples ayant directement trait à notre affaire : « Le déchiffrage de la pierre de Rosette par Champollion » (Danièle Sallenave, 2009), « Le père Kircher, qui avait raté de peu le déchiffrage des hiéroglyphes égyptiens » (Alain Rey, 2014), « Un déchiffrage digne de Champollion » (Alain Veinstein, 2015), « Des dizaines d'apprentis Champollion décryptent ses brouillons [= ceux de Proust] avec un zèle inemployé depuis le déchiffrage de la pierre de Rosette » (Jean-Paul Enthoven, 2016), « L'étude des hiéroglyphes égyptiens au XVIIIe siècle et surtout leur déchiffrage par Champollion » (Dictionnaire historique de la langue française, 2010).
    De l'autre, l'emploi de déchiffrement en contexte musical n'est pas si rare, que ce soit avec le sens de « action de lire et/ou de jouer une partition vue pour la première fois » : « Le travail forcené du déchiffrement musical » (Pierre Schaeffer, théoricien de la musique, 1952), « Un essai rationnel de déchiffrement d'un morceau de musique » (Vladimir Volkoff, 1963), « Le déchiffrement de la partition » (Jean-Claude Margolin, 1965), « Les difficultés qu'impose le déchiffrement de la partition » (Bernard Brugière, 1979), « La partition musicale, qui demande déchiffrement, choix d'un tempo… » (Jean Greisch, 1987), « Son déchiffrement de la partition de telle ou telle fugue [de Bach] » (Jean-Pierre Arnaud, hautboïste, 1990), « Le déchiffrement de partitions » (Pierre Bergounioux, 1995), « Le déchiffrement d'une œuvre requiert des connaissances techniques précises » (Jean Gribenski, musicologue, 1997), « Le déchiffrement de la section suivante, une fugue régulière d'une trentaine de mesures » (Alexandre Dratwicki, musicologue, 2009), « [Le domaine] du déchiffrement musical » (Dictionnaire historique de la langue française, 2010), « Le déchiffrement de la partition par Matthaüs » (François Emmanuel, 2019), « La réflexion nécessaire au déchiffrement de la partition » (Vincent Manresa, 2020) ou avec celui, plus attendu, de « mise en notation moderne des anciens manuscrits de musique » : « Se livrer au déchiffrement des manuscrits de musique du moyen âge » (François-Louis Perne, 1830), « Découvrir les règles du déchiffrement des neumes, ces vrais hiéroglyphes de la musique du moyen âge » (Théodore Nisard, 1857), « Ces systèmes portaient le nom de tablatures de luth et chaque pays avait les siennes, de telle sorte que le déchiffrement exige, à l'heure actuelle, une véritable spécialisation » (René Dumesnil, 1934).

    Alors quoi ? Déchiffrement et déchiffrage sont-ils condamnés à être perçus comme momie blanche et blanche momie ? Des observateurs de renom, persuadés d'avoir plus de nez que Cléopâtre, ont cru pouvoir justifier la différence de suffixe en revenant à l'idée première de chiffre, de code. Las ! leurs arguments soulèvent plus de questions qu'ils n'apportent de réponses.
    Ainsi de Dupré, qui écrit dans son Encyclopédie du bon français (1972) : « Pour Littré, on dit le déchiffrement d'une sonate comme le déchiffrement d'une dépêche. Il n'y a pas cependant dans le premier cas l'idée d'un code, connu des seuls initiés ; le déchiffrement d'une écriture dans une langue et des caractères inconnus suppose un effort intellectuel différent de celui d'une lecture musicale à première vue. » Larousse et Robert s'accordent pourtant, de nos jours, pour parler (fût-ce par analogie) de déchiffrement à propos d'un simple texte dont la graphie est peu claire...
    Ainsi également d'André Thérive, qui fait observer que « déchiffrement s'opèr[e] sur un texte dont on sait le chiffre », contrairement à décryptement ou décryptage qui « s'opère[nt] pour découvrir le chiffre ». Le Dictionnaire de l'Académie n'est pas loin de lui emboîter le pas : « Décrypter. Dérivé savant du grec kruptos, "caché". Traduire, mettre en clair un texte chiffré dont on ne possède pas la clef ou le code. Décrypter un message. Par analogie. Déchiffrer une écriture inconnue ; trouver le sens d'un texte obscur ou difficilement lisible », « Décryptage ou décryptement. Action de décrypter ; résultat de cette action » (neuvième édition)... mais se refuse pourtant à trouver décrypter, décryptement plus congruents à la découverte de Champollion que déchiffrer, déchiffrement.

    En vérité, je vous le dis : cette affaire, qui n'embaume décidément pas, se révèle une énigme plus obscure que ne le furent jamais celles du Sphinx (de Thèbes, pas de Gizeh).
     

    (1) Rappelons que chiffrer, dans cet emploi, reprend le sens « caché » du mot chiffre : « Manière secrète d'écrire au moyen de caractères, de signes conventionnels. Écrire en chiffres, à l'aide d'un code. La clef du chiffre, le code qui sert à chiffrer et à déchiffrer les dépêches secrètes » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (2) L'Encyclopédie catholique (1846) nous explique l'origine de cette acception musicale : « Dans la plupart des partitions, et même des pièces d'orgue et de clavecin, pour figurer les intervalles des accords, on plaçait simplement des chiffres au-dessus de la basse fondamentale [de là l'expression basse chiffrée]. Il fallait donc alors calculer les rapports chiffrés : on déchiffrait. Et pourtant, à l'époque où ces signes étaient employés, on ne se servait pas de cette expression. Du moins, elle n'est pas dans les dictionnaires spéciaux de cette époque. »

    (3) Chiffrement est attesté dès le XVIe siècle avec l'idée d'écriture secrète : « C'estoit un chiffrement à double sens, tout formé de monosyllabes, selon la table que vous voiez » (Blaise de Vigenère, 1586), « [Il est] bien difficile d'user de chiffrement sans plusieurs erreurs » (Sully, 1603). Chiffrage est d'usage plus récent et plus étendu : « Le chiffrage de ces accords [de musique] » (Alexandre-Étienne Choron, 1808), « J'ai employé le chiffrage du texte hébreu » (Psaumes et cantiques, 1809), « La difficulté consistait dans le chiffrage [= évaluation financière] de la loi [sur les retraites, déjà !] » (Léon Say, cité par Littré, 1876).

    (4) À comparer avec : « Science qui traite des écritures anciennes, de leurs origines et de leurs modifications au cours des temps et plus particulièrement de leur déchiffrement » (TLFi).

    (5) À comparer avec : « Lettre, mot, phrase ou partie de phrase dépourvus de signification et qu'on emploie dans les correspondances chiffrées pour en rendre le décryptage plus difficile » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (6) Force est de constater que la maison Larousse n'a cessé de changer d'avis sur le sujet : « Déchiffrage. Action de lire de la musique à première vue. Déchiffrement. Action de déchiffrer : déchiffrement d'un manuscrit » (Larousse universel, 1922), « Déchiffrage ou déchiffrement. Action de déchiffrer un morceau de musique, un texte » (Nouveau Larousse classique, 1957), « Déchiffrage. Action de déchiffrer de la musique. Déchiffrement. Action de déchiffrer un texte, un télégramme [comprenez : un texte écrit en clair ou en code] » (Petit Larousse, 1964), « Déchiffrage. Action de déchiffrer de la musique ; déchiffrage est également employé dans le vocabulaire technique de la pédagogie : le déchiffrage d'un texte (dans l'apprentissage de la lecture). Déchiffrement. Action de lire un texte écrit peu lisiblement, un texte codé, une langue inconnue » (Larousse en ligne).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Bicentenaire du déchiffrement (selon Champollion lui-même) des hiéroglyphes.

     

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  • Commentaires

    1
    Michel Jean
    Mardi 18 Octobre 2022 à 14:01

    Bonjour M. Marc, H. Grimaud nous parle plus volontiers de déchiffrage pour jouer (améliorer) la sonate opus 115 de Schumann, le 1er mouvement.

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