• Confusion audi... tive

    Confusion audi... tive

    « Des robots apprennent maintenant d'autres robots. »
    (publicité pour la marque Audi.)



      FlècheCe que j'en pense


    En entendant, l'autre soir à la télévision, cette publicité pour la première fois, j'avoue avoir eu l'impression, l'espace d'un instant, d'assister à un dérapage syntaxique en direct. Car enfin, apprendre quelqu'un (fût-ce un robot) au lieu de apprendre à quelqu'un : nul besoin d'un GPS pour s'aviser que cela sent, au mieux, l'archaïsme déplacé (*), au pire, la sortie de route éméchée ! Et, de fait, les réactions ne se sont pas fait attendre − pour ne pas dire qu'elles ont démarré sur les chapeaux de roue : « Faute de français : "des robots apprennent d'autres robots" au lieu de "ENSEIGNENT À D'AUTRES ROBOTS" dommage car pub réussie », peut-on lire sur Twitter.

    Que l'on se rassure : tout bien analysé, la syntaxe est sauve. C'est que d' n'est pas ici l'article indéfini, comme l'avait d'abord cru mon oreille distraite, mais la forme élidée de la préposition de, introduisant la personne (parfois la chose) de qui on tient un enseignement : apprendre (quelque chose) de quelqu'un. Pour preuve, ces exemples (avec ou sans complément d'objet direct) trouvés chez les meilleurs spécialistes du circuit : « Il sont indisciplinés pour ce qu'ilz ne daignent aprendre des autres » (Oresme), « Ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu » (Pascal), « Virgile, qui d'Homère apprit à nous charmer » (Louis Racine), « Nous aimons mieux apprendre de nos semblables ce que nous sommes que de l'étudier en nous-mêmes » (Pierre Maine de Biran), « Pour devenir habile, il faut commencer par apprendre de ceux qui savent » (Dictionnaire de Trévoux), « On apprend d'un maître, on s'instruit par soi-même » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), « J'avoue que je ne suis pas très instruit dans la cabbale, mon maître ayant péri au début de mon initiation. Mais le peu que j'ai appris de son art me fait véhémentement soupçonner que tout en est illusion, abus et vanité » (Anatole France), « Nous n'avons, quant à la révolution, rien à apprendre de personne » (Jean Guéhenno), « J'ai tout appris de toi sur les choses humaines » (Aragon), « [Metternich] a beaucoup appris de Talleyrand lors de son ambassade à Paris » (Jean-Marie Rouart), « Miro lui-même n'a pas cessé d'apprendre de Picasso » (Pascal Bonafoux), « L'âge où ils [= les enfants] l'ont su sans forcément l'apprendre de quelqu'un » (Jean Guerreschi).

    Littré, qui maîtrise son code de la route grammaticale sur le bout des doigts, nous rappelle les différences entre les deux constructions : « Dans le sens d'acquérir des connaissances, [d'être instruit,] on dit apprendre quelque chose de quelqu'un. Dans le sens d'enseigner, instruire : on apprend quelque chose à quelqu'un. » Comparez : un élève apprend de son professeur la robotique et un professeur apprend la robotique à son élève. « L'ambiguïté du verbe apprendre, qui peut se dire du maître ou de l'élève, est évidemment irritante et peu pratique », reconnaît Dupré en rongeant son frein, « mais elle n'est pas près de disparaître, car les deux sens sont bien vivants ». Ajoutons, pour être complet, que la construction avec de s'emploie plus couramment à propos d'une simple information que d'un véritable enseignement, à l'instar de l'expression apprendre quelque chose de la bouche de quelqu'un.

    Reste à comprendre pourquoi notre publicitaire − ou du moins le portrait-robot que l'on s'en fait − a jeté son dévolu sur le tour de sens passif plutôt que sur celui de sens actif, remisé sur une voie de garage. Apprendre de s'accommoderait-il mieux de l'absence de COD que apprendre à ? Dans le doute, et pour ne pas renvoyer la réponse aux calandres, pardon aux calendes grecques, je préfère vous passer le volant...

    (*) Les dictionnaires historiques nous enseignent que apprendre quelqu'un s'est dit autrefois au sens de « lui enseigner certaines connaissances, faire son éducation, l'instruire » : « Tout mon art je recordois [racontais] / À cet enfant pour l'apprendre » (Ronsard), « Qui apprendroit les hommes à mourir leur apprendroit à vivre » (Montaigne). Cette construction avec un complément direct de personne, encore usuelle au XVIIe siècle, a perduré dans la langue populaire ou relâchée : « Elle apprend ses sœurs » (Alphonse Daudet), « Vous l'avez appris à jurer en russe [dit une cuisinière normande] » (Georges Bernanos). Témoignent également de cet archaïsme le proverbe Il faut être pris pour être appris (« il faut avoir connu une mésaventure pour devenir prudent ») ainsi que les expressions bien appris et surtout mal appris (souvent en un mot) en parlant d'une personne bien ou mal élevée : « Les enfants indociles ou mal appris » (Bossuet).

    Remarque 1 : Curieusement, l'Académie, à l'entrée « apprendre » de la neuvième édition de son Dictionnaire, ignore la construction avec de... qui apparaît pourtant à l'entrée « demander » : « Faire connaître à quelqu'un, en lui posant une question, ce qu'on désire apprendre de lui. »

    Remarque 2 : Selon le Grand Larousse, on trouve encore au XVIIe siècle apprendre de suivi de l'infinitif, « quoique cette construction soit déjà considérée comme vieillie » : « Une maxime qui nous apprendra d'estimer la vie » (Bossuet).

    Remarque 3 : Le tour apprendre de ses erreurs est suspecté d'être un calque de l'anglais to learn from one's mistakes.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou, plus couramment, des robots apprennent à d'autres robots ?).

     

    « Vrais arguments pour faux prétextesAccords éparpillés façon puzzle »

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  • Commentaires

    1
    Chambaron
    Jeudi 14 Septembre 2017 à 11:50

    Ah, la langue française, emblème de la clarté ! Comment expliquer que nous puissions encore nourrir ces étranges bestioles linguistiques que sont les « énantiosèmes », ces mots à double face, ces Janus bifrons qui sèment sur leur passage la confusion ? Amateur, hôte, louer, sanctionner… Ma petite collection en compte 37, plus ou moins graves. Que fait donc la police de la langue et où sont les lexicopathes qui soigneront cette étrange… « affection » — la maladie ou l'amour. 

     

     

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