• Champ de mines

    Certaines expressions bien connues de tous cachent, derrière leur apparente simplicité, des difficultés que les spécialistes eux-mêmes peinent à résoudre (quand ils ne feignent pas de les ignorer). Que l'on songe, par exemple, à mine de rien : doit-on dire faire mine de rien ou ne faire mine de rien ?

    Renseignements pris, l'Académie ne nous est d'aucune aide sur ce coup-là. Allez savoir pourquoi, elle fait mine de ne connaître que la variante sans faire mine de rien, qu'elle range contre toute attente avec l'expression jumelle faire semblant de rien parmi les emplois où le pronom indéfini rien conserve la valeur négative de « nulle chose » sans l'aide de la négation ne :

    « Sans l'adverbe ne. Faire semblant de rien, feindre l'indifférence, l'ignorance, etc. Sans faire mine de rien, sans dévoiler ses intentions, ses sentiments. Elliptiquement et familièrement. Mine de rien » (article « rien » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Que doit-on comprendre ? Que l'adverbe ne ne saurait s'inviter dans sans faire mine de rien ? Cela va sans dire. Notre expression n'en demeure pas moins présentée dans un contexte explicitement négatif, en l'occurrence sous la dépendance de sans : « Il me semble que, s'il était légitime de se passer de la négation, c'est En faisant mine de rien qui nous serait proposé », fait observer Bruno Dewaele avec quelque semblant de raison. Partant, on peine à saisir la pertinence du parallèle suggéré entre faire semblant de rien (sans ne) et sans faire mine de rien (avec sans). Le malaise est d'autant plus grand que l'on a tôt fait de prendre les Immortels en flagrant délit d'inconséquence :

    « Familier. Ne faire semblant de rien ou, abusivement, Faire semblant de rien, simuler l'indifférence ou l'ignorance, feindre l'inattention. Observez ce qui se passe sans faire semblant de rien » (article « semblant » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Fasse semblant de comprendre qui voudra !

    Le TLFi, de son côté, adopte une position qui, pour être plus claire, n'en est pas moins discutable :

    « Vieilli. Ne faire semblant de rien. Feindre d'être indifférent, de ne pas savoir ou de ne pas entendre quelque chose » (article « semblant »).

    « Familier. Faire mine de rien. Ne manifester aucun sentiment, aucune réaction » (article « mine »).

    Pourquoi serait-il légitime de se passer de la négation ici et pas là ? Rien ne devrait-il pas se construire avec faire mine comme avec faire semblant ? Un retour aux sources s'impose.

    À l'origine est la construction faire semblant de quelque chose (et aussi faire semblant de + infinitif, faire semblant que...), où semblant, participe présent substantivé du verbe sembler, s'entend au sens de « apparence, aspect ; signe, indice ». Le tour a d'abord signifié « donner tous les signes (d'un sentiment réellement éprouvé, d'une pensée, d'une intention, d'un état...), manifester, montrer, laisser paraître », avant de se spécialiser dans son acception péjorative de « donner des signes pour tromper », d'où « feindre, faire comme si » : « Semblant feseit de doel mener ["elle montrait qu'elle menait deuil"] » (Marie de France, vers 1170), « Li enfans fait semblant de joye ["l'enfant donne des signes de joie"] » (Galeran de Bretagne, vers 1210), « Mais ma bouche fait semblant qu'elle rie, Quant maintefoiz je sens mon cueur plourer » (Charles d'Orléans, milieu du XVe siècle). C'est sur ce modèle qu'a été construit (au XVIe siècle, semble-t-il) faire mine de quelque chose (faire mine de + infinitif, faire mine que...), avec mine (d'étymologie incertaine) pris au sens de « contenance que l'on a, air que l'on se donne par la physionomie ou l'attitude, et qui exprime un sentiment, une émotion » : « Faisant myne quil vouloit agrandir la berche [= berge], mais avoit autre chose en pensée » (Jacques de Mailles, 1527), « [Ilz] sen allerent lung d'un costé lautre de lautre, sans en faire mine ne semblant » (La Motte Roullant, 1549), « Ils ont esté contraincts faire mine de devotion » (Charles Du Moulin, 1564), « Apres avoir fait mine de quelque resistence » (Théodore de Bèze, 1580), « Ils ressemblent au scorpion, qui fait mine de caresse et frappe de la queuë sans qu'on s'en aperçoive » (Pierre Crespet, 1587) (1). Dès la première édition de son Dictionnaire, l'Académie donne les deux expressions comme synonymes : « On dit aussi, Faire mine de quelque chose, pour dire, En faire semblant » (à l'article « mine », 1694-1935), « On dit, Faire semblant de... faire mine de... pour dire, Feindre de... » (à l'article « faire », 1762-1798).

    Mais voilà que les choses se compliquent avec l'entrée en scène de rien. Comparez : (avec semblant) « De rien ne vostrent [= voulurent] sanblant feire » (Guillaume d'Angleterre, vers 1165), « Mais ne l'en fait samblant de rien » (Li Chevaliers as deus espees, XIIIe siècle), « La damoyselle s'en alla seoir avecques les autres sans faire samblant de riens » (Perceforest, manuscrit de 1450), « En luy baillant sa lettre, dist qu'il ne feist semblant de rien, mais qu'il accomplist le contenu » (Les Cent Nouvelles nouvelles, avant 1467), « [Je] n'an ferè samblant de rien » (Jacques Peletier du Mans, 1555) et « Philippus aiant ouy ces paroles, pour la premiere fois ne feit pas semblant de rien » (Jacques Amyot, 1559), « Et ne dy mot et les regarde Faire leur faict, et fay le mien, Ne faisant pas semblant de rien » (Jean-Antoine de Baïf, 1573), « Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux » (Molière, 1668), « Je ne fis aucun semblant de rien » (Mme de Sévigné, 1689) ; (avec mine) « Se moquer en derriere, sans faire mine de rien » (Charles Pajot, 1658), « [Il] ne fait mine de rien, les laisse crier et remuer » (René Pageau, 1677) et « [Il] ne fit point mine de rien » (Pierre Crespet, 1604), « Il ne fait pas mine de rien, il ne fait point de responce » (Jean Boucher, 1631), « Il ne fit aucune mine de rien » (Le facetieux Resveilmatin, 1643). Ces exemples anciens prouvent assez à qui en doutait que la négation était de règle avec rien ; on découvre, un rien éberlué, que la double négation l'était tout autant, non pour affirmer, mais pour nier avec plus de force toute idée d'émotion extérieure (2). Grevisse ne voit là rien que de très courant : « Autrefois, et jusque dans le siècle classique, on mettait souvent la négation complète [ne... pas, ne... point] dans des cas où la langue moderne se sert du simple ne : On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise (Racine). » L'ennui, c'est que les spécialistes ne s'accordent pas toujours sur la valeur de rien combiné avec pas. Prenez la citation de Molière. Rien y est donné tantôt avec le sens étymologique de « quelque chose », hérité du latin rem, tantôt avec la valeur négative de « nulle chose », acquise au voisinage ordinaire de ne :

    « Dans [Ne faites point semblant de rien], rien est visiblement un substantif au génitif, gouverné par un substantif qui le précède, semblant. Ne faites pas semblant de quelque chose, ou qu'il y ait quelque chose » (François Génin, Lexique comparé de la langue de Molière, 1846).

    « "Je n'ai pas voulu faire semblant de rien" (Les Précieuses ridicules). Selon notre grammaire, la négation pas serait ici de trop. Molière n'avait pas rompu avec l'usage ancien, qui permettait de prendre rien au sens de "quelque chose" et de le construire, dans certaines phrases, avec la double négation ne, pas : "Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous les deux" (George Dandin) » (Paul Jacquinet et Émile Boully, Les Précieuses ridicules, note grammaticale, 1893).

    « Au XVIIe siècle, on n'était pas bien sûr que rien renfermât en soi une idée négative. [Molière écrit en effet :] Ne faites pas semblant de rien » (M. Andréoli, Recherches sur l'étymologie et le sens du mot rien, 1861).

    « La valeur négative de rien apparaît bien aussi dans les phrases où il est accompagné de la négation complète ne... pas : Ne faites pas semblant de rien (Molière) » (Grevisse, Le Bon Usage, 1964).

    Cette ambiguïté sémantique du mot rien, que Goosse fait remonter au XIVe siècle, explique sans doute la tentation de s'affranchir de la négation, surtout observée dans la langue populaire (du moins à partir du XVIIe siècle) : (avec semblant) « [Il] alloit oïr messe, faisant samblant de riens » (Georges Chastellain, vers 1470, qui écrit par ailleurs avec l'adverbe ne : « Sy ne firent lesdits Anglois semblant de rien »), « Eux non seulement se taisans et faisans semblant de rien » (Jean Calvin, 1560, qui écrit par ailleurs : Nous laisserons-nous là tuer, ne faisans semblant de rien ?), « Le Roy faisant semblant de rien » (Claude Gousté, 1561), « Vous ferez samblant de rien » (Marguerite de Parme, 1564), « [Il] fit semblant de rien et avalla ceste honte » (Simon Goulart, 1578), « Faisant semblant de rien, pour sçavoir davantage » (Simon Bélyard, 1592), « Je vais faire semblant de rien » (fait dire Molière au paysan Lubin dans George Dandin, 1668), « Faites semblant de rien » (fait dire Jean-François Regnard au valet Pasquin dans Attendez-moi sous l'orme, 1694), « Faisons semblant de rien » (Louis Anseaume, dialogue de théâtre, 1761), « Mais il fallut bien faire semblant de rien » (Journal inédit du Duc de Croÿ, 1762), « [Ne dites pas :] Faisant semblant de rien... Dites : Ne faisant semblant de rien, ou mieux Sans faire semblant de rien [...]. Faire semblant de rien, sans la négation, signifierait mot à mot "faire semblant de quelque chose" » (Jean-Baptiste Reynier, Les Provençalismes corrigés, 1878) ; (plus tardivement avec mine) « Je fis mine de rien » (La Fée Badinette, 1733), « Mais faisons mine de rien » (Jocrisse au bal de l'Opéra, 1808), « Je baisse les yeux et je fais mine de rien, disait-il encore » (Notice sur la vie de M. l'abbé Imbert, 1841).

    C'est au prix d'une nouvelle ellipse qu'apparaissent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les locutions adverbiales semblant de rien et, surtout, mine de rien avec le sens de « sans en avoir l'air » : « Et puis, semblant de rien, J'loie Etienn' l'Ecorché » (Alexandre Desrousseaux, Chansons et pasquilles lilloises, 1851), « Ce soir je mettrai la conversation sur les chiens, et, semblant de rien, je dirai que [...] » (Julie Gouraud, 1866), « Et, semblant de rien, il envoyot s' servante querre deux agents » (Catherine Lonbiec, 1909), « Et voilà comment, semblant de rien, Thérèse réagit » (Jean-François Six, 1973), « Elles allèrent s'asseoir sur le banc du fond et, semblant de rien, se mirent à jacasser » (Colette Mordaque, 2011), « Son concurrent à roulettes électriques qui, semblant de rien, zigzague et lui fait des queues de poisson » (Grégoire Polet, 2012) ; « [Il] s'était empressé, mine de rien, de prévenir les gendarmes » (Léon Séché, Contes et figures de mon pays, 1881), « Nous nous rapprochons de la porte, mine de rien » (Georges Price, 1898), « Alors, mine de rien, a m'fait signe d'veunir cheux elle » (Hugues Rebell, 1898), « Je suis allé causer − mine de rien − avec un de mes amis » (Clemenceau, 1901), « Si on rencontrait quelqu'un faudrait avoir l'air de se promener, mine de rien » (Céline, 1932), « Je ne t'ai pas expliqué comment, mine de rien, il vous envoie proprement un tabouret à la tête de son homme » (Pierre Benoit, 1933), « Mine de rien, je sors, je rentre » (Hervé Bazin, 1956), « Le mot, mine de rien, montre l'efficacité de la langue latine » (Alain Rey, 2006), « Mine de rien, chemin faisant » (Erik Orsenna, 2011), « Il essayait de les [= les pieds d'une femme] caresser, en passant, mine de rien » (Bernard-Henri Lévy, 2014).

    Passées mine de rien dans la langue courante (3), ces locutions elliptiques, où rien a nettement un sens négatif par lui-même, ont pu renforcer le sentiment que leurs formes développées s'écrivaient sans ne. Que le commun des minois contemporains se soit laissé abuser, passe encore. Mais que plus d'un auteur de renom lui ait emboîté le pas sans barguigner surprend davantage : « Mais tu as pu noter que j'ai toujours fait mine de rien » (Jean Dutourd, 1950), « Faisons mine de rien » (Eugène Ionesco, 1972), « Comme si de rien n'était. Avec un air de complète indifférence, en faisant semblant de rien » (Grand Larousse de la langue française, 1973), « Elles faisaient mine de rien » (Erik Orsenna, 1988), « Mais on fera mine de rien » (Régis Debray, 1992), « Je faisais semblant de rien » (Philippe Besson, 2007), « Untel qui m'a regardée en faisant semblant de rien » (Lydie Salvayre, 2014), « Dans le studio, on fit mine de rien » (Erik Orsenna et Bernard Cerquiglini, 2022) (4). Coquille ? Étourderie ? L'explication serait trop facile ! Imitation de la langue parlée ? On peine tout de même à imaginer nos contrevenants se laisser aller à écrire Parlez de rien à côté de Faites mine de rien...

    La clef de ce mystère pourrait bien nous être donnée par Jean-François Féraud :

    « Boileau dit, dans sa 2e Satire : "Passer tranquillement, sans souci, sans affaire, La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire."
    La Fontaine met la négative dans son Épitaphe : "L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire."
    Boileau demanda à l'Académie laquelle de ces deux manières valait mieux. Il passa tout d'une voix que la siène était la meilleure ; parce qu'en ôtant la négative, rien faire était une espèce d'ocupation. Tout le monde ne trouvera pas peut-être cette raison trop bone, et plusieurs préfèreront la manière de La Fontaine » (Dictionnaire critique, 1787).

    Faire semblant de rien, faire mine de rien tendent à devenir à leur tour une espèce d'occupation, consistant à feindre l'indifférence ou à ne rien laisser paraître de ses émotions : « Tout milite donc pour faire "mine de rien" » (Annie François, 2012 ; notez les guillemets). Pour Robert Martin, cette interprétation est facilitée par le choix même du verbe faire : « Quoi que l'on fasse, on fait toujours semblant de quelque chose, c'est-à-dire qu'on extériorise toujours un sentiment même s'il est d'indifférence » (Le mot rien et ses concurrents en français, 1966). Et le linguiste de conclure : « Naturellement, l'usage régulier de rien [...] rend quasi obligatoire l'alliance avec le discordantiel [dans ces expressions]. Mais l'emploi exceptionnel sans ne, loin d'être absurde, se rattache à une logique tout à fait cohérente. » Dans le doute, mieux vaut encore s'en tenir à la position du Larousse en ligne, qui, à l'article « semblant », précise que la négation ne est de rigueur dans l'expression soignée (ne faire semblant de rien), tout en reconnaissant que son omission est habituelle dans la langue parlée (5).

    Je devine à votre mine satisfaite que c'est la règle que vous appliquiez déjà par défaut à la locution jumelle avec mine.

    (1) On a aussi dit, autrefois, avec l'article : « Faisans la mine de vouloir combattre » (Claude de Seyssel, 1527), « [Ils] ont fait le semblant de vouloir vivre en la reformation de l'Evangile » (Pierre Viret, 1564).

    (2) Selon Robert Martin, « la locution ne pas faire semblant de rien se justifie [...] si l'on tient fortement à marquer l'impassibilité du sujet » (Le mot rien et ses concurrents en français, 1966).

    (3) Cela est surtout vrai pour mine de rien, la locution adverbiale semblant de rien étant ignorée des dictionnaires usuels.

    (4) Et aussi : « D'abord il a fait semblant de rien » (Maurice Bessy, 1938), « Mon père [...] fit mine de rien » (Raymond Queneau, 1944), « La petite grosse faisait, comme toujours, semblant de rien » (Henri Calet, 1947), « Elle a fait mine de rien, et quelle mine, souveraine ! » (Daniel Gillès, 1977), « Je faisais toujours semblant de rien » (Paul Emond, 1981), « Faisons semblant de rien » (Gabrielle Roy, 1984), « Ma mère faisait toujours semblant de rien » (Nicole Brossard, 1987), « Elle a fait semblant de rien » (Robert Deleuse, 1992), « Nous faisons mine de rien » (Colette Seghers, 1999), « Seulement, pour bien faire semblant de rien, il ne faut pas ralentir » (Henri-Frédéric Blanc, 2002), « Elle faisait semblant de rien » (Philippe Claudel, 2003), « Faire mine de rien, surtout faire mine de rien » (Marie Causse, 2014), « Max fait semblant de rien » (Vocalire, 2016).

    (5) Même son de cloche chez Hanse : « Dans la conversation, on omet souvent ne : Il fait semblant de rien. Mieux vaut employer ne. »

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    Remarque
     : Signalons à titre de curiosité la variante elliptique sans mine de rien : « Faire couvertement, sans mine de rien » (Charles Pajot, 1658), « Alors, en m'habillant, sans mine de rien, je tourne l'aiguille sur 5 heures » (Roger Martin du Gard, avant 1958).

     

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    « Le premier qui rit comme une baleine...Qui veut la peau de la dépouille mortelle ? »

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  • Commentaires

    1
    Zeev
    Lundi 19 Septembre 2022 à 18:31
    Mine de rien, c'est aussi une mine d'analyses fines que nous vaut cette expression populaire qui appartient essentiellement à la langue parlée. En sonder les harmoniques est un rude travail, pas très éloigné du pinaillage mais passionnant quand même. Un grand merci à son érudit auteur.
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