• C'est contagieux, docteur ?

    « Les traitements [contre le sida] se prennent à vie. Il y a des effets indésirables et notamment le risque de contracter un cancer ou une maladie cardio-vasculaire. »
    (Claire Charbonnel, sur francebleu.fr, le 1er décembre 2019)  



    FlècheCe que j'en pense


    Un lecteur de ce blog(ue) réagit à l'un de mes précédents billets (1) en ces termes : « Je suis surpris de votre proposition "contracter une maladie cardiovasculaire". J'aurais instinctivement réservé ce verbe à une maladie infectieuse [...] : contracter une grippe, contracter la scarlatine… Mais je ne dirais a priori pas contracter un AVC, un calcul biliaire ou une luxation de l'épaule... »

    Que disent les ouvrages de référence, eux ? Pas grand-chose le plus souvent : « Contracter une maladie, en être atteint » (Littré, Grand Larousse de la langue française), « Attraper (un mal, une maladie) » (Robert), « Tomber malade » (Dictionnaire des difficultés du français de Jean-Paul Colin). Rien que de très conforme à l'étymologie, à y bien regarder : emprunté du latin contrahere (proprement « tirer ensemble, rassembler, réunir en un seul point »), contracter s'emploie ici figurément et de longue date (2) au sens de « faire venir à soi, s'attirer (un mal, une maladie [3]) », sans plus de précision sur le type d'affection en jeu. Seulement voilà : plus d'un patient a du mal à avaler la pilule. Ainsi de Girodet, qui entend établir − avec plus ou moins de bonheur − des distinguos fondés sur des considérations stylistiques et sémantiques : « L'expression attraper un rhume (la grippe, la varicelle, etc.) appartient à la langue familière. Dans la langue plus soutenue, on écrira prendre (un rhume), contracter (une maladie contagieuse). » (4) N'attendez pas plus d'arguments du Dictionnaire de l'Académie : « Contracter se dit aussi des maladies qui se gagnent par contagion ou de quelque autre manière », lit-on dans les éditions de 1718 à 1935. Nous voilà bien avancés ! (5) Car enfin, que doit-on comprendre ? Que les Immortels réservaient contracter aux seules maladies transmissibles, quel que soit leur mode de transmission : par contagion, par infection, par inoculation, par hérédité ou que sais-je encore ? Ou bien qu'ils admettaient l'extension d'emploi dudit verbe à certaines affections non transmissibles ? Avouez que l'on a connu potion plus limpide, et ce n'est pas celle proposée dans la dernière édition de 1992 qui va achever de dissiper le trouble : « Contracter une maladie, en être atteint de façon soudaine. » Oublié le critère de transmissibilité (6), au profit de celui, inédit, de soudaineté... Ce revirement est d'autant plus surprenant qu'il semble aller à l'encontre de la notion de durée ou de répétition autrefois attachée au verbe contracter : « Se dit des choses qu'on acquiert à force de faire souvent » (Richelet, 1690), « Contracter une maladie, Prendre à la longue, avec le temps, une maladie » (Académie, 1694). Vous l'aurez compris : dans cette affaire, les spécialistes du quai Conti ont bien du mal à établir un diagnostic précis...

    Tout bien ausculté, c'est à Jean-Charles Laveaux que l'on doit la définition la plus détaillée : « Contracter une maladie, être attaqué [= atteint] d'une maladie par suite de quelques actions répétées, par la fréquentation de lieux malsains, ou de personnes qui sont affectées de cette maladie. Les gens de ce métier sont sujets à contracter cette maladie » (Nouveau Dictionnaire de la langue française, 1820). Si les affections contagieuses figurent toujours en bonne place parmi les compléments du verbe contracter, les maladies provoquées par certaines mauvaises habitudes et, dans le cadre professionnel, par certains gestes ou postures de travail sont également de la partie, comme le laissait déjà entendre Furetière dans son dictionnaire posthume (1690) : « Souvent pour être trop sédentaire, trop assidu au travail, on contracte de fâcheuses maladies. » Partant, rien ne semble s'opposer, sur le plan de la langue, au fait de contracter une maladie cardiovasculaire (à force de manger trop gras), un cancer des poumons (à force de trop fumer), voire une tendinite (à force de soulever des charges trop lourdes). Force est, du reste, de constater que les anciens n'ont pas attendu les lexicographes pour accommoder ledit verbe à toutes les sauces médicales, et cela fait belle lurette que l'on est susceptible de contracter un ulcère (Lazare Rivière, Les Observations de médecine, 1680), le scorbut (Barthélémy Saviard, Nouveau Recueil d'observations chirurgicales, 1702), une douleur (traduction d'un commentaire de Michael Ettmüller sur le Traité du bon choix des médicamens de Daniel Ludwig, 1710), une fièvre violente (Le Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri, édition de 1718), une entorse (Louis-Bernard La Taste, Lettres théologiques, 1739), une tumeur (Nicolas Eloy, Dictionnaire historique de la médecine, 1755), un mal de tête (Pierre-Joseph Buc'hoz, Traité historique des plantes, 1770), une blessure (François Rozier, Observations sur la physique, sur l'histoire naturelle et sur les arts, 1775), un anévrisme (Auguste-Bernard Bonnet, Essai sur les anévrismes, 1816), des rhumatismes (Charles-Louis-Fleury Panckoucke, Dictionnaire des sciences médicales, 1818), un cancer (Jean-Casimir Lemercier, Vues générales sur le cancer, 1819), l'arthrite (Louis Charles Roche, Nouveaux Éléments de pathologie médico-chirurgicale, 1828), l'ictère (Compendium de médecine générale, 1844), une phlébite (Recueil de médecine vétérinaire, 1852), une hernie (Encyclopédie du XIXe siècle, 1867), un abcès (Aristide Verneuil, Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 1870), etc. (7)

    Devant pareille cacophonie, on comprend que l'usager soucieux de sa langue et de sa santé soit tenté de passer son chemin (avoir fait figure de remède moins risqué) ou de réserver contracter aux seules affections transmissibles. Gageons que personne n'en fera une maladie...
     

    (1) http://parler-francais.eklablog.com/c-est-grave-docteur-a169949888

    (2) « [Ils] jurèrent de n'en jamais contractier dommaige, injure ni déshonneur l'un de l'autre » (Chronique dite de Jean Raoulet, avant 1470), « Ce n'estoit point une maladie ordinaire, ny contractee des causes accoustumees et communes » (Jacques Amyot traduisant Plutarque, 1572).

    (3) Et aussi : un mariage, des dettes..., le verbe ayant été d'abord introduit en droit avec le sens de « prendre un engagement par contrat ».

    (4) C'est pourtant contracter un rhume qui est préconisé par Poitevin, Littré et l'Académie...

    (5) Même flou observé chez Noël et Chapsal : « Contracter une maladie. Gagner » (Nouveau Dictionnaire de la langue française, 1826-1857), puis « Gagner par contagion ou par des circonstances particulières » (édition de 1860).

    (6) Il resurgit toutefois à l'article « maladie » : « Contracter une maladie contagieuse » et à l'article « contagion » : « La coqueluche se contracte par contagion », histoire d'entretenir la confusion...

    (7) On notera, dans le cas particulier du scorbut et du cancer, que l'emploi de contracter peut s'expliquer par le fait que certains médecins tenaient autrefois ces deux maladies pour contagieuses.


    Remarque : Il existe un autre verbe contracter, formé plus récemment sous l'influence de contraction pour signifier « réduire de volume ; resserrer, raidir ».

     

    Flèche

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    « Orages, ô désespoir !Quel maire... de ! »

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  • Commentaires

    1
    Philippe Riondel
    Mercredi 4 Décembre 2019 à 15:11

    Merci de votre réponse fouillée! Je dois bien me rendre à vos arguments.

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    2
    Michel Jean
    Jeudi 5 Décembre 2019 à 13:44

    Bonjour M.Marc, pourtant, très souvent, on définit les maladies par leurs causes externes (virus, bactéries, parasites) ou interne ( anomalies génétiques et dégénérescences liées parfois à l’âge), ou par l’organe qu’elles touchent plus particulièrement: cardiopathie, pneumonie, hépatite, etc., mais rarement ou fréquemment nous entendons: contracter ! Merci pour cet excellent art. Bye. Mich.

    3
    LeMarrakchi
    Dimanche 8 Mars 2020 à 02:59

    Bonjour Monsieur Marc,

     

    Pour en revenir à l'emploi de ce verbe par la journaliste, comme quoi << parfois le mieux est l'ennemi du bien >> comme le dit la justesse populaire. Ou, exprimé autrement, pourquoi chercher à ''briller'' par des termes ou tournures pas toujours bien maîtrisés quand ils et elles ont leur équivalent qui ne pose pas de problème ?... pourquoi avoir écrit <<... contracter un cancer ou une maladie cardio-vasculaire >> alors que dans ce cas la périphrase à la forme passive << ... être atteint(e) d'un/d'une.." est tout aussi bien stylistiquement, et bien plus dans les usages parlés/écrits que la précédente. 

     

    Cordiales salutations.

     

     

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