• Abus de fonction ?

    « Des caisses régionales du Crédit agricole [proposent] une, deux, voire trois offres [de crédit] qui sont fonctions de la durée du découvert autorisé. »
    (Thibaut Lamy, sur capital.fr, le 14 octobre 2020.)  

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Je voudrais savoir si on doit écrire au pluriel le mot fonction dans la phrase "Vos impôts sont fonction(s) de vos revenus". »

    Inutile à lui de se précipiter sur le Dictionnaire de l'Académie : il n'y trouvera que des exemples avec un sujet au singulier − pourquoi faire compliqué quand on peut faire... dans la facilité ? La moisson se révélera autrement fructueuse dans les colonnes du Robert illustré : « Les résultats sont fonction des efforts » (à l'article « fonction ») ou du TLFi : « Les pensions militaires [...] sont fonction de la durée des services accomplis par les bénéficiaires » (citation de Lubrano-Lavadera, à l'article « pension »). L'affaire paraît donc entendue, à en croire Jean Girodet et Jean-Paul Colin : être fonction de s'écrit « toujours avec fonction au singulier ». Reste à comprendre pourquoi. Et c'est là que les choses se compliquent...

    Selon Hanse et le Grand Larousse (mais pas selon Littré [1]), on écrit être en fonction de ou, « couramment », être fonction de (2). Autrement dit, pour qui veut bien lire entre les lignes, être fonction de serait une ellipse de « être en fonction de », ce qui suffit à justifier le recours au singulier. CQFD ? Voire. Car l'analyse historique, à y regarder de près, révèle une réalité quelque peu différente.

    Commençons par rappeler ce point d'étymologie, sur lequel tous les spécialistes s'accordent : l'expression être fonction de est un emprunt à la langue de la mathématique, dans laquelle le mot fonction désigne depuis la fin du XVIIe siècle l'opération qui associe à tout élément x d'un premier ensemble une image y d'un second ensemble et, par abus de langage, l'image même que l'on note f(x). De là la formule du mathématicien Pierre Boutroux : « Concevoir une fonction d'une variable [mathématique], c'est, en définitive, admettre qu'entre deux termes variant simultanément il existe une relation toujours identique à elle-même » (L'Idéal scientifique des mathématiciens, 1920).

    Eh bien, figurez-vous que, contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, ce n'est pas le tour être en fonction de qui est apparu en premier sous la plume des mathématiciens du XVIIIe siècle, mais bien être fonction de ou être une fonction de : « Le second membre de cette équation est une fonction de » (D'Alembert, 1747), « Parce que Uv=V, qui est fonction de v [...] » (Leonhard Euler, 1750), « Lorsque F est fonction de x » (Condorcet, 1786), puis « Maintenant x est en fonction de deux indéterminées » (Pierre-Henri Suzanne, 1807). Vous l'aurez compris : tout porte à croire que être fonction de est bien plutôt une ellipse de « être une fonction de » que de « être en fonction de ».

    Cela change-t-il quelque chose à notre affaire, me demanderez-vous ? Là encore, consultons les premiers intéressés : « Toutes les quantités sont fonctions de x, y, z » (Condorcet, 1772), « x et y sont fonctions de t » (Lagrange, 1797), « Mémoire sur les approximations des formules qui sont fonctions de très grands nombres » (Laplace, 1809), « Les phénomènes vitaux sont fonctions d'un plus grand nombre de variables indépendantes que les phénomènes inorganiques » (Dictionnaire de médecine, édition de 1865 entièrement refondue par un certain... Émile Littré). Inutile de multiplier les exemples : à l'évidence, la graphie fonctions a longtemps été de rigueur avec un sujet pluriel. On me rétorquera qu'il s'agissait là d'emplois spécialisés et que le singulier s'est imposé dans les emplois figurés qui intéressent le commun des mortels. Là encore, le doute est permis : « Les mobiles intérieurs du déterminisme moderne sont fonctions de l'ensemble des causes extérieures » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1866), « Notre commerce colonial, le prestige de la France à l'étranger sont fonctions de notre flotte de commerce » (Le Monde illustré, 1921), « Les taux des primes d'engagement et de rengagement sont fonctions de la durée du lien contracté » (Projets de loi du Sénat, 1932).

    Mais ce n'est pas tout. À l'hésitation sur le nombre du nom fonction en... fonction d'attribut vient s'ajouter une certaine ambiguïté sémantique dans les emplois modernes de l'expression être fonction de. Je n'en veux pour preuve que les trois définitions suivantes : « Être dans une relation de dépendance avec, suivre les variations de » (Grand Larousse), « Dépendre de [suivi d'un renvoi analogique à la locution à la mesure de] » (Robert illustré), « Dépendre de ; être proportionnel à » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), où la notion première de lien de dépendance aux allures de loi mathématique se voit peu à peu concurrencer par celle de rapport proportionnel. L'imprécision est encore plus marquée, observait en 1971 le traducteur William Pichal, avec la locution en fonction de, qui a progressivement pris « nombre d'acceptions inconnues des dictionnaires » au point d'indiquer « tantôt le terme de référence et tantôt le rapport proportionnel », « ici la relation causale et là l'origine ou la provenance », « chez l'un une explication et chez l'autre la finalité ». La conclusion dudit spécialiste est sans appel : « Tout usager soucieux d'être compris sans équivoque s'abstiendra donc de recourir [à ce type de tournures savantes que la langue courante a chargé de trop de sens différents]. »

    De là à ce qu'on l'accuse de raviver la querelle entre les scientifiques et les littéraires...


    (1) Littré établit une distinction implicite entre être fonction de (avec fonction pris dans son acception mathématique : « Une quantité est dite fonction d'une autre quand elle en dépend, que cette dépendance puisse ou non s'exprimer analytiquement ») et être en fonction de (avec fonction employé au sens de « charge, emploi » : être en fonction de vedette).

    (2) Hanse précise que seul en fonction de est possible avec un verbe autre que être : « Considérer une chose en fonction d'une autre (par rapport à). »

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Des offres qui sont fonction de la durée du découvert autorisé (selon Robert, Girodet et Colin) ou, plus sûrement, Des offres qui varient selon la durée du découvert autorisé.

     

    « Le mot de la finCes raccourcis qui valent le détour »

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  • Commentaires

    1
    Christine
    Lundi 28 Décembre 2020 à 00:55

    Bonjour,

    Moi-même, j’écrirai: Des offres qui sont en  fonction de la durée du découvert autorisé.

    Également correct, ou pas?

      • Lundi 28 Décembre 2020 à 10:19

        Oui, si l'on en croit Hanse ; non, si l'on en croit Littré...

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    2
    Dimanche 14 Février 2021 à 11:18

    Je suis étonné de constater la confusion entre deux notions mathématiques : « fonction proportionnelle » et « fonction croissante ». Quand on (la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) dit que « fonction » s'entend comme « fonction proportionnelle », on ajoute abusivement la notion restrictive de proportionnalité à la notion plus générale de fonction croissante (la fonction proportionnelle en étant une).

     Le prix d'un sac de pommes de terre est fonction de son poids, la croissance des plans de pommes de terre est fonction de la température. Il y a proportionnalité dans le premier cas, pas dans le second.

     Ce qui est regrettable dans l'emploi de termes scientifiques dans le langage courant, c'est que généralement ils perdent la précision de leur sens. Un fois qu'ils ont acquis dans l'inconscient collectif (non scientifique) un sens courant, ils leur est ensuite difficile (impossible?) de retrouver leur sens précis. Il en est ainsi par exemple pour les mots « épicentre », « épiphénomène », « exponentiel », ce dernier étant à la mode, employé à juste titre par les épidémiologistes, à tort et à travers par les journalistes au sens de « vachement rapide ». J'en suis venu à ne jamais employer certains mots, parce que j'en connais le sens.

    Mais c'est ainsi que la langue évolue.

    Digression :

    Vous évoquez la querelle entre les scientifiques et les littéraires, elle est en dehors de mon entendement, tellement il me paraît fondamental pour un scientifique d'utiliser de façon précise et rigoureuse le langage, tellement la connaissance scientifique me paraît être une connaissance indispensable à l'honnête homme (qui est tout aussi bien une femme).

    Je me permets de citer Aragon :

    Ils ont beau appeler lumière les ténèbres,
    [...]
    Élever l'ignorance au rang d'une vertu

    ... et Michel Serres, parlant du gnomon, ce simple bâton planté en terre et dont en observant l'évolution de l'ombre Ératosthène a compris la rotondité de la Terre (cette ombre varie en fonction de l'heure de la journée, et du jour de l'année, sans qu'on puisse y trouver la moindre relation de proportionnalité) :

    Nous avons du mal à traduire le mot gnomon parce qu'il vibre d'harmoniques autour de la chose qu'il désigne et que la connaissance scintille à la pointe de son axe.

     Est-ce de la science ou de la littérature, de la poésie ?

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