• À l'affût des coquilles

    « Elle était toujours en grand deuil, un deuil austère s'il en fût. »
    (Pierre Benoît, dans son roman Seigneur, j'ai tout prévu...)

    « Je venais d'être nommé dans les Landes à un poste de confiance s'il en fût. »
    (Pierre Benoît, dans son roman L'Oiseau des ruines) 

     

      FlècheCe que j'en pense


    De deux choses l'une : ou bien l'académicien Pierre Benoît était définitivement fâché avec la conjugaison ou bien la maison d'édition Flammarion accumule les fautes typographiques. Toujours est-il que ce passé simple de l'indicatif (fut) est pris plus souvent qu'à son tour pour un imparfait du subjonctif (fût, avec son u dûment chapeauté). Jugez-en plutôt : « Prince heureux, s'il en fût jamais » (Saint-Simon), « Le jeune Adam [...] avait d'abord été destiné par ses parents adoptifs à la garde des troupeaux, poste de confiance, s'il en fût » (Alexandre Dumas), « Gourmand s'il en fût onc » (Adolphe de Leuven), « Spirituel s'il en fût » (Charles Du Bos), « Nul n'y réussit pourtant comme Marcel Proust, Parisien de Paris s'il en fût jamais » (François Mauriac), « Shakespeare, homme de théâtre s'il en fût » (André Maurois). Dans toutes ces phrases, l'accent circonflexe n'a pas lieu d'être − fût-ce décorativement − tant on sait que la conjonction si s'accommode mal du subjonctif quand elle introduit une hypothèse dont la conséquence est réelle (1).

    À la décharge des contrevenants, reconnaissons que la locution verbale s'il en fut − qui sert à marquer, dans la langue écrite soutenue, un haut degré en insistant sur la rareté de la personne ou de la chose considérées − ne se livre pas aisément à l'analyse. D'abord, il faut avoir conscience que le verbe être est ici employé de façon impersonnelle au sens de « il y a, il existe », comme dans : Il est des hommes que l'on n'oublie jamais. Ensuite, il faut s'aviser que l'on a affaire à une forme elliptique, dont l'expression intégrale pourrait être : « s'il en a existé un, on peut penser que c'est celui-là », d'où « qui est un modèle du genre, comme il n'y en a pas d'autre ». Avec les exemples de Pierre Benoît, cela donne : s'il a existé un deuil qui fut austère, c'est bien celui-là, d'où « un deuil très austère » ; s'il a existé un poste de confiance, c'est bien celui-là, d'où « un poste de confiance comme il n'y en a pas d'autre ».

    Vous pensez en avoir terminé avec notre locution ? Il n'en est rien. Dans Syntaxe du français moderne (1968), les Le Bidois père et fils, éminents linguistes s'il en fut, font encore observer qu'« en pareille phrase la forme temporelle du verbe est absolument figée » ; pour preuve, s'il en était besoin, ces exemples trouvés sous des plumes avisées : « Ce mot est barbare, s'il en fut jamais » (Vaugelas), « C'est une farce en politique, s'il en fut jamais » (Rousseau), « C’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’exécution s’il en fut" » (Stendhal), « Mme de Coursy est une femme d'esprit s'il en fut » (Mérimée), « Campement délicieux s'il en fut, où nous terminons le jour » (Loti), « Swann qui est, d'ailleurs, un garçon d'esprit s'il en fut » (Proust). Quarante ans plus tard, Jean-Paul Jauneau, dans N'écris pas comme tu chattes (2011), n'est pas loin de partager cet avis : « La subordonnée conditionnelle au passé simple s'il en fut peut être précédée d'une principale au présent : Cette femme est une perle, s'il en fut. » Mais voilà, Hanse ne l'entend pas de cette oreille : selon lui, la forme s'il en est, « rarement employé[e] au lieu de s'il en fut en rapport avec un passé » (2), est « obligatoire avec un autre présent » : « C'était un brave homme s'il en fut. C'est un brave homme s'il en est. » Même son de cloche du côté de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « S'il en est, s'il en fut, pour donner valeur superlative. C'est un lettré, s'il en est. C'était un héros, s'il en fut. » (3) On retiendra que, quand le verbe sort de son figement, c'est pour être conjugué au présent, plus rarement à un autre temps de l'indicatif : « La bande noire, bonne œuvre et sainte, s'il en est » (Paul-Louis Courier), « Œuvre entre toutes cartésienne s'il en est » (Charles Du Bos), « Une gourmande s'il en est ! » (Pierre Perret), « Un homme pieux s'il en est » (Gilbert Sinoué), « Qui aurait l'idée, incongrue s'il en est, de provoquer un géant ? » (Yann Moix), à côté de « Ordre impératif, s'il en avait jamais été » (Claude Farrère), « Question stupide s'il en était » (Bertène Juminer), « Invention saugrenue s'il en était » (Pierre Mertens), « Homme de confiance s'il en était » (Serge Moati). Gageons toutefois qu'avec la désaffection actuelle de nos compatriotes pour le passé simple les graphies s'il en est (dans les contextes au présent) et s'il en était (dans les contextes au passé) finiront par s'imposer au détriment du piégeux s'il en fut.

    (1) Comparez : Le nez de Cléopâtre, nez grec s'il en fut [indicatif], avait subjugué César et « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court [subjonctif], toute la face de la terre aurait changé » (Pascal).

    (2) Le cas se trouve chez Henri Bosco : « Elle [...] offrait alors quelque image d'une créature du vent, s'il en est. »

    (3) Toutefois, on peut lire à l'entrée « jamais » : « C'est un homme consciencieux, s'il en fut jamais. »

    Remarque 1 : Le tour ne date pas d'hier : « Vrai moine s'il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie » (Rabelais, 1534), « O gentils cœurs et ames amoureuses / S'il en fut onc » (Clément Marot traduisant Pétrarque, 1539), « Vray sourian, s'il en fut onq » (Du Bellay, 1558). On le trouve parfois avec s'il y en eut au lieu de s'il en fut : « Aventure grotesque et complot d'opéra si jamais il y en eut » (Albert Sorel, cité par Grevisse).

    Remarque 2 : On se gardera également de toute confusion entre les graphies s'il en est et s'il en ait.

    Remarque 3 : L'An 2440, rêve s'il en fut jamais, de Louis-Sébastien Mercier, est une œuvre de politique-fiction publiée en 1770, dans laquelle est décrit un monde idyllique.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    S'il en fut.

     

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  • Commentaires

    1
    Soo
    Mardi 24 Novembre 2020 à 15:36
    Bonjour,
    Je suis tombée sur cet article en recherchant le mot "piégeux" que j'utilise souvent et dont l'utilisation donne lieu à des moqueries de la part de mon compagnon.
    J'ai trouvé le-dit mot dans le Larousse mais pas dans mon dictionnaire de référence, à savoir cnrtl.
    Ma question est donc la suivante, est-ce un véritable adjectif et si oui, sauriez-vous me dire de quand il date afin que je puisse définitivement clouer le bec de mon cher ami ?

    Par ailleurs, votre blog est fantastique.

    Cordialement.
      • Mercredi 25 Novembre 2020 à 18:42

        Piégeux est un néologisme formé sur le modèle de neige > neigeux et attesté depuis le début du XXe siècle.
        Absent du Dictionnaire de l'Académie, le mot figure depuis 2009 dans le Robert et depuis 2015 dans le Larousse.
        On le trouve sous quelques bonnes plumes : Bénédicte Gaillard et Jean-Pierre Colignon, Jean-Loup Chiflet, Fred Vargas, etc.

        Cela étant dit, je suis pour la paix dans les ménages...

    2
    Soo
    Jeudi 26 Novembre 2020 à 19:00
    Je n'en attendais pas tant. Néanmoins je vous remercie infiniment !
    3
    Mylane
    Mercredi 17 Mars 2021 à 11:03

    Le subjonctif ouvre une perspective dans le temps, que ferme l'indicatif. 

    Il n'y a pas lieu de renoncer à cette richesse de la langue. 

    Tous les écrivains cités y souscrivent. 

    Votre analyse a le mérite de ce constat. Qu'elle reprenne des écrivains relève de l'opinion personnelle, appelant cette contrepartie respectueuse et reconnaissante.

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