• Voici une faute de français extrêmement fréquente (LA faute ?) : la confusion de genre affectant le mot espèce dès lors que celui-ci est suivi d'un nom masculin introduit par la préposition de.

    N'entend-on pas dire constamment, à propos d'une chose ou d'une personne qu'on ne peut définir avec précision, qu'on ne peut classer avec certitude : c'est un espèce de (manteau, conte de fées, savant, etc.), comme si le nom complément, parce qu'il porte en réalité le sens, avait toute légitimité pour imposer son genre à l'article ? Le syntagme espèce de est alors perçu comme une... sorte d'adjectif indéfini exprimant une nuance d'approximation ou de dépréciation.

    Que les choses soient claires, annonce l'Académie dans une de ses nombreuses mises en garde : à moins d'être dopé à la testostérone, espèce est un mot du genre féminin, quel que soit celui de son complément !

    Une espèce de manteau, de conte de fées, de savant, etc.

    Une espèce de poisson, de dinosaure, d'arbre (*).

    Une espèce d'avocat, une espèce d'écrivain (se dit, par dénigrement, d'un mauvais avocat, d'un mauvais écrivain).

    Quelle espèce de malotru ! Espèce d'idiot ! (pour renforcer une dénomination injurieuse.)

    Le phénomène, surtout observé dans la langue parlée et dans des transcriptions de dialogues familiers, est tellement répandu, par assimilation avec « un certain », que l'on n'y prête plus guère attention. En l'espèce, il est amusant de constater qu'il n'a pas encore contaminé les locutions jumelles une sorte de, un genre de... tout au plus la variante familière du genre.

    Elle n'est pas du genre marrant (et non du genre marrante).

    Pour autant, le nom complément tient sa revanche, en ce qu'il détermine l'accord du verbe et de l'attribut (sauf quand le mot espèce est pris dans son sens ordinaire, ce qui est particulièrement le cas quand il est précédé d'un démonstratif le mettant en relief).

    Il s'agit d'une espèce d'insecte protégé mais Cette espèce d'insecte est protégée.

    Voilà une espèce de gens qui n'incitent pas à la conversation.

     

    En résumé

    La locution espèce de (au sens de « sorte de ») n'a pas valeur d'adjectif : le déterminant est censé rester au féminin (puisque se rapportant au nom espèce), quel que soit le genre de son complément.

    L'accord du verbe et de l'attribut se fait quant à lui avec le nom complément.

    J'ai croisé une espèce de fou dans la rue (et non un espèce de fou).

    Une espèce de fou est entré chez moi (et non est entrée chez moi).

     

    (*) On notera, dans ce cas et hors contexte, l'ambiguïté de l'expression qui, selon que le substantif espèce est pris dans son sens plein ou non, peut « tout aussi bien désigner une catégorie, une variété de l'espèce en question, qu'être une manière de définir, par approximation, ce qu'on ne sait classer avec certitude, ce qui ressemble mais qui n'est pas vraiment cela » (Évelyne Larguèche). Comparez : une espèce de dinosaure a été découverte (= une nouvelle espèce de dinosaure ; de dinosaure est ici complément du nom espèce, pris dans son acception biologique) et une espèce de dinosaure a été découvert (= un animal qui ressemble, qui fait penser à un dinosaure ; une espèce de fait alors office de déterminant complexe du nom dinosaure).

    Remarque 1 : Le tour espèce de est attesté de longue date, dans des emplois où il n'est pas toujours aisé de distinguer les diverses acceptions du substantif (« apparence, catégorie d'êtres vivants, sorte, qualité ») : « Mil espices de vermine » (Gautier de Coinci, avant 1236), « Une espece de vertu » (Nicole Oresme, avant 1382), « Une espece de porée [= poireau] » (Le Ménagier de Paris, XIVe siècle), « Une espiece de melencolie » (Nicolas de Baye, 1409), « Car la prison est espece de mort » (Étienne Dolet, 1544), « En ceste espece de faulse volupté » (Jean Le Blond, 1550), « Ceste espece de magiciens » (François de La Noue, 1587). Dès le XVIe siècle apparaissent les premières occurrences avec espèce au masculin : « Cest espece de crime » (texte daté de 1522), « Un espece de palmier » (André Theuvet, 1558), « Cet espece de fer » (Julien Baudon, 1583), parfois même devant un nom complément du genre féminin : « Cet espece de persecution » (Pierre Ortigue de Vaumorière, 1658), « Un espece de trahison » (Robert Arnauld d'Andilly, 1671), « Un espece de periode fort reglée » (Jacques Rohault, 1671).

    Ce n'est pas parce que Goosse note que « espèce était déjà parfois traité comme masculin dans cette construction au XVIIIe siècle » que l'on doit se croire autorisé à affirmer, avec Alfred Gilder, que « la règle au XVIIIe siècle [était] que le syntagme espèce de [prenait] le genre du nom complément » (Les 300 plus belles fautes à ne pas faire, 2018). D'une part, il n'est fait mention, à ma connaissance, d'aucune règle de ce... genre dans les ouvrages de référence du XVIIet du XVIIIe siècle ; et si la Grammaire de Port-Royal (1660) admet que « les mots sorte, espèce, genre, et semblables, déterminent ceux qui les suivent, qui pour cette raison ne doivent point avoir d'article », elle n'envisage aucun transfert de genre pour autant : « Une sorte de fruit qui est mûr en hiver. Une espèce de bois qui est fort dur. » D'autre part, le raccourci est d'autant plus malheureux que certains des exemples sur lesquels se fonde le continuateur du Bon Usage sont sujets à caution. Qu'on en juge :
    - « un espèce de cabinet » (Saint-Simon, Mémoires). Goosse, qui se réfère ici à l'édition posthume de 1829, se garde bien de relever les formes régulières, autrement nombreuses : une espèce de biscuit, de petit fond, de seigneur, de manifeste, etc. Dès l'édition de 1840, l'espèce de cabinet a retrouvé son article féminin.
    - « un espéce de grand homme » (Voltaire, Lettres philosophiques, XXIV). Là encore, tout porte à croire que l'édition originale de 1734 n'est pas exempte de coquilles. Ne lit-on pas dans la Ve lettre : « Ce que l'on appelle un abbé est un espéce inconnuë en Angleterre » ? Dans l'édition de 1752, « revue et corrigée par l'auteur » nous assure-t-on, une espéce de est de rigueur.
    - « un espece de musicien » (Diderot, Le Rêve de D'Alembert). Ledit rêve vire à la cacophonie pour qui fait l'effort de consulter le manuscrit autographe de 1769 : « un espece de musicien » y côtoie « une espece de toucher que nous appelons le bruit ». Une fausse note de plus ?
    - « un espece d'imbecille » (Bernardin de Saint-Pierre, La Vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau). Ajoutons : « un espece de geranium », cueilli quelques pages plus loin, et « un espece de stupidité », de facture encore plus curieuse. La belle affaire ! De l'aveu même de Maurice Souriau, dans l'avant-propos de l'édition à laquelle se réfère Goosse, le manuscrit en question n'est « pas une mise au net prête pour l'impression, mais de l'écriture courante, avec la négligence que l'on apporte toujours en pareil cas [...]. Il y a nombre de lapsus [...], des négligences de plume ».
    Le choix des citations empruntées au XXe siècle n'est guère plus convaincant :
    - « un espèce de murmure » (Georges Bernanos, Monsieur Ouine). C'est pourtant « une espèce de murmure » qui figure dans l'édition originale de 1943... non loin de « cet espèce de fourreau de soie » !
    - « un espèce de vallon » (Pagnol, Le Temps des secrets)... mais « une espèce d'accent pointu » ! Allez trouver un semblant de logique dans ces graphies...
    Grevisse et Goosse ne sont pas les seuls spécialistes, au demeurant, à proposer des exemples peu édifiants, voire franchement douteux. Ainsi de Littré qui, une fois n'est pas coutume, donne deux citations erronées : « un espèce de charme divin » (Bossuet, Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre, à l'article « charme » de son fameux Dictionnaire) et « un espèce de toit » (Paul Broca, Mémoires d'anthropologie, à l'article « ogival »), au lieu des « une espèce de […] » attestés dans les textes originaux. Damourette et Pichon, de leur côté, font état, dans Des Mots à la pensée (tome 2), de la graphie « un espèce de vagabond » relevée dans un rapport (daté du 7 sept 1705) du lieutenant de police René d’Argenson... mais oublient de préciser que la forme régulière figure dans un autre, rédigé un an plus tard (11 octobre 1706) : « une espèce de vagabond ou de petit-maître. » Eux-mêmes sont pris en flagrant délit de solécisme dans le premier tome de leur grammaire : « un espèce d'honneurs. » Un comble ! Quant à la phrase de Proust « cet espèce de malaise, de répulsion » citée par Robert Le Bidois (in Le Monde, 2 décembre 1964), il doit s'agir de l'unique exemple au masculin, dans tout À la recherche du temps perdu, au milieu de dizaines d'autres au féminin : une espèce de poète, de paysan, de cavalier, de cortège, de transport, de mauvais tour, de remerciement ; cette espèce de frisson, cette espèce d’égarement et d'abandon, etc.
    Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de mon propos : loin de moi l'idée saugrenue de nier l'existence de telles graphies dans l'usage littéraire ; je constate simplement qu'il est difficile, en l'espèce, de distinguer ce qui relève de la coquille ou du lapsus de ce qui relève de la volonté de l'auteur (dans la mesure où se succèdent d'ordinaire les deux façons d’accorder au sein du même ouvrage). Après tout, l'Académie elle-même a laissé échapper dans la première édition (1694) de son Dictionnaire quatre graphies au masculin : « C'est comme un espece de titre » (à l'article « dame »), « On appelle goutte crampe un espece de goutte » (à l'article « goutte »), « Il y a un espece de marronnier qu'on appelle marronnier d'Inde » (à l'article « marronnier ») et « [Des] choses pulvérisées en un espece de sable menu » (à l'article « sable ») [les corrections seront apportées dans l'édition de 1718] ; on lit encore dans la neuvième (2005) : « Mettre en évidence l'individualité d'un espèce » (à l'article « individualité »). Cela n'empêche pas la vénérable institution de tenir, depuis plus de trois siècles, le mot espèce pour féminin, quel que soit le genre de son complément.

    Remarque 2 : Les spécialistes de la langue peinent à s'accorder sur les raisons de la graphie un espèce de. Selon Grevisse, « le fait s'explique par la syntaxe psychologique, soit qu'il y ait, comme le pensait Nyrop, une assimilation anticipante de genre et que espèce passe au masculin quand le nom qui suit est masculin, soit que (cette explication me paraît plus plausible), par-dessus espèce, l'article ou l'adjectif déterminatif se mette, par une forte attraction, en accord avec le nom qui suit et qui, pour le sens, domine dans la pensée » (Problèmes de langage, 1964) ; pas un mot toutefois sur le cas particulier un espèce de + nom féminin. La linguiste Marina Yaguello, de son côté, croit devoir introduire une restriction : le changement de genre du mot espèce (selon le nom qui l'accompagne) « ne se produit que lorsque le sens est dépréciatif », écrit-elle dans Les Mots ont un sexe (2014). Les contre-exemples (si tant est que l'on puisse s'y fier...) ne manquent pourtant pas : « Un espèce de bonheur » (Armand-Laurent Paul, 1774), « Un espèce de raffinement » (Friedrich Haas, 1844), « Cet espèce de beau garçon » (Aragon, 1956). D'autres, observant que l'accord par syllepse ne semble pas s'étendre aux tours sorte de, genre de..., suggèrent que « c'est la structure phonique de espèce [...] qui le rend possible » (Christine Rouget) : « Ce flottement du genre est typique des substantifs à initiale vocalique », confirme Hervé Curat dans Les Déterminants dans la référence nominale (1999). Des graphies anciennes avec apostrophe tendent d'ailleurs à corroborer cette thèse : « Un'espece d'armoise » (Jean Des Moulins, 1579), « Un'espece de tourture » (1592), « Tous les individus de cet'espece » (Pierre Le Mardelé, 1632).

    Remarque 3 : Après espèce de (genre de, sorte de, type de, etc.), le choix du nombre se fait selon le sens ou l'intention. Pour l'Office québécois de la langue française, le nom complément « se met généralement au singulier s'il désigne une réalité abstraite ou encore si l'on veut insister sur un être ou une chose en particulier. Il se met généralement au pluriel s'il se réfère à une réalité concrète ou si l'on veut insister sur la catégorie à laquelle appartient l'être ou la chose désignée ». Hanse ajoute : « Quelle espèce de fautes a-t-il faites (le pluriel d'espèces pourrait répondre à l'idée nette de plusieurs espèces : il a commis plusieurs espèces de fautes). » Force est toutefois de constater que l'usage, en la matière, est particulièrement flottant. Ainsi l'Académie recourt-elle − indifféremment ? − aux deux formes dans la dernière édition de son Dictionnaire : « nom usuel d'une espèce de bécasseau » (à l'entrée « alouette ») , « nom usuel d'une espèce de peuplier » (à l'entrée « grisard »), mais « se dit d'une espèce de chèvres » (à l'entrée « angora »), « une espèce de singes » (à l'entrée « guenon »), « une espèce de petits œillets » (à l'entrée « mignardise »). L'hésitation est encore de mise après espèces de, même si l'on constate alors que le nom complément se met le plus souvent au pluriel : « les diverses espèces d'arbres » (à l'entrée « forestier »), « plusieurs espèces d'oiseaux » (à l'entrée « moucheture »), mais « nom donné à plusieurs espèces d'otarie » (à l'entrée « lion »). On notera enfin, avec un nom abstrait : « les diverses espèces de délit » (Littré), mais « les diverses espèces de délits » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie).

     

    Une espèce de

     


    12 commentaires
  • Ah que coup coût !

    « Un petit sondage auquel je me suis livré a révélé : "Le sexe, ça me dégoûte (20 %), ça m'angoisse (30 %) ou ça ne vaut pas le coup (ça ne vaut pas le coût ?)." Globalement, il m'a semblé que 50 % de la population serait favorable à la mort du sexe. »
    (Boris Cyrulnik, dans son livre Sous le signe du lien, paru en 1989 aux éditions Pluriel)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Difficile, à la lecture de ce « petit sondage », de ne pas accuser le coup, quant au fond, et le coût, quant à la forme. Car enfin, les esprits dans le coup ne manqueront pas de faire valoir que la graphie valoir le coup est seule reconnue par les ouvrages de référence : « Valoir le coup : valoir d'être tenté ; avoir de l'intérêt, de la valeur. Ça ne vaut pas le coup de se déranger. Un spectacle qui vaut le coup » (Robert), « Valoir le coup, valoir la peine qu'on va se donner pour l'obtenir » (Larousse), « Valoir le coup (familier). Valoir la peine » (TLFi), « Ça ne vaut pas le coup » (Hanse), « Allez-y, ça vaut le coup » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Mais de quel coup parle-t-on au juste ? Là est toute la question, tant le choix entre les quatre cents proverbiaux embarrasse. On pense, selon le contexte, au coup de pinceau : « Il y a beaucoup d'autres personnages, mais ils ne valent pas le coup de pinceau » (Louis-Narcisse Baudry Des Lozières, 1809) ; au coup d'œil : « Va, ton sort ne vaut pas le coup d'œil qu'il te coûte ! » (Lamartine, 1830) ; au coup de sifflet : « C'est un faucon qui suit le vent et qui ne vaut pas le coup de sifflet qu'on donne pour le rappeler » (Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret, 1835) ; au coup de poing : « Tous ces gens-là sont des lâches, qui ne valent pas le coup de poing » (Ponson du Terrail, 1866) ; au coup d'aile : « L'argument ne vaut pas le coup d'aile » (Raoul Lafagette, 1891) ; au coup de dés (1) : « L'affaire vaut le coup de dés » (Georges de La Fouchardière, 1930) ; au coup de reins (si tant est que la chose soit encore pratiquée), dans le registre grivois : « Valoir le coup. Expression employée par l'homme, à l'égard de toute femme qui, n'étant pas belle, a cependant quelque chose qui plaît : Elle vaut le coup, c'est-à-dire : elle mérite qu'on la baise au moins une fois » (Alfred Delvau, 1864) ; beaucoup moins, convenons-en, au coup de fusil qui, selon le lexicographe Gaston Esnault, tient pourtant la corde, depuis que Vidocq, qui en connaissait un rayon en argot des voleurs, a évoqué dans ses Mémoires (1829) les méthodes crapuleuses de fausses veuves promptes à détrousser les prêtres qui leur semblaient « valoir le coup de fusil (c'était leur expression) » (2). La métaphore est moins incongrue qu'il n'y paraît : ne lit-on pas dans la traduction française des Voyages en Guinée (1793) de Paul Erdmann Isert que bécasse, perdrix et autre menu fretin (si l'on me permet cette comparaison...) n'ont guère de succès auprès du chasseur africain, qui « ne les estime pas valoir le coup » ? (3) Elle ne fait pas l'unanimité pour autant. Que l'on songe à cet extrait d'un poème de Jean-François-Benjamin Dumont de Montigny, composé vers 1729 : « On fit bâtir un pont de bois de telle sorte / Que, pour le construire, il en coûta beaucoup, / Et qui, disons le vrai, n'en valoit pas le coup » (L'Établissement de la province de la Louisiane). S'agit-il d'une allusion au coup de fusil des chasseurs ? Bien malin qui pourrait l'affirmer à coup sûr... Toujours est-il que valoir le coup (de fusil) est attesté, en parlant d'une proie (au propre comme au figuré), comme variante populaire de valoir la peine (qu'on s'y intéresse) (4).

    Coup de chance, l'Académie établit le même parallèle entre valoir le coup et valoir la peine, mais en partant d'un postulat différent : « C'est dans son sens général d'“entreprise limitée, audacieuse et rapidement conduite” que coup est ici employé, lit-on sur son site Internet. On parle d'un coup d'éclat, de génie et, dans la langue familière, on utilise les expressions être sur un gros coup, faire les cents [sic] coups ou encore, dans la langue populaire, ça vaut le coup, “cela vaut la peine de se déranger, c'est intéressant”. » Et elle ajoute : « Ce n'est donc pas la métaphore financière (comme [on pourrait le croire] en pensant à la graphie coût) qui prévaut ici, mais plutôt celle de l'effort, de l'action. » Grande est en effet la tentation, en raison de la proximité du verbe valoir, de substituer à coup l'homophone coût, notamment dans des contextes où il est question d'argent : « Moyennant vingt sols, on pourra se promener toute la journée dans tout ce musée [le Louvre]. Cela vaut le coût » (Paul Souday, 1917), « C'est cher, mais ça vaut le coût » (Pierre Daninos, 1986), « La différence en vaut le coût » (Jean Delisle, 2003).

    Le phénomène n'est pas nouveau. En 1936, déjà, Pierre Lagarde s'interrogeait en ces termes : « On connaît l'expression populaire : "Ça ne vaut pas le coup." On l'écrit toujours ainsi. Mais (et nous posons la question à M. Abel Hermant, et surtout au populiste M. André Thérive) ne serait-il pas plus logique d'écrire : "Ça ne vaut pas le coût ?" » (Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques). Réponse indirecte et tardive de l'un des intéressés : « Pour ma part, je crois bien que, sans y penser, j'aurais écrit cela ne vaut pas le coup, confessait Abel Hermant en 1939 à une correspondante plaidant en faveur de la graphie avec coût, qu'elle interprétait comme "cela ne vaut pas ce que cela coûte". [...] Supposez un homme de main, à qui l'on propose un mauvais "coup" aléatoire ou dont il juge le bénéfice insuffisant. Ne dira-t-il pas : "Non merci ! Cela ne vaut pas le coup" ? » La graphie valoir le coût est-elle pour autant incorrecte ? Si l'auteur des Chroniques de Lancelot ne la condamne pas explicitement, d'aucuns, arguant que valoir et coûter sont synonymes, lui trouvent des airs pléonastiques ; l'argument, quand il ferait illusion lorsque valoir s'entend au sens de « correspondre à (une certaine valeur) », ne tient plus dans le cas qui nous occupe, où le verbe signifie « être suffisamment utile, intéressant pour légitimer (quelque chose), mériter (un effort, un sacrifice) ». D'autres − dont Boris Cyrulnik ? − n'y voient qu'un clin d'œil orthographique : « Le petit des Roulures a injurié publiquement la belle Laure d'Arlon. Il a été traduit devant les juges. Coût : 16 francs. Le petit des Roulures a dit en souriant : "Ça vaut le coût" » (journal humoristique Le Frou-frou, 1901), « Le jeu de mots "ça vaut le coût" [...] fait référence à l'expression "valoir le coup", mais ici avec la connotation de l'argent (le coût) » (Delphine Jégou, 2015). Cette vision, que favorise l'homophonie entre coup et coût, est trompeuse à plus d'un titre. D'abord, parce qu'elle donne à croire que la notion d'argent serait étrangère à la graphie valoir le coup. C'est évidemment faux : « Perdre encore une pièce de vingt sous pour ne voir que la moitié du spectacle, cela ne vaut pas le coup » (Richard O'Monroy, 1895), « Pour quelque argent, pour quelques sous, il risque sa vie. [...] Ça ne vaut pas le coup − comme on dit − le mauvais coup... » (Maurice Prax, 1923), « La station [spatiale] n'est pas rentable, voilà, finalement ça ne vaut pas le coup, [...] la dépense dépasse le gain » (Céline Minard, 2007). Ensuite, parce qu'elle évacue d'un coup de balai les emplois figurés du mot coût (dépense en temps, en effort, etc. et pas seulement en espèces sonnantes et trébuchantes) : « Un secret vaut le coût humain de son dévoilement » (Marc Wetzel, 2000). Enfin, parce que valoir le coût existe de longue date, indépendamment de valoir le coup. Qu'on en juge : « Lorsqu'on ne trouve rien dans la succession, [...] on fait faire un procès-verbal qui constate que cette succession manque d'objets, ou que ce qu'il y a ne vaut pas le coût d'un inventaire » (Eustache-Nicolas Pigeau, 1779), « Ce n'est point vous qui avez [rédigé ce papier] : vous avez signé, vous avez payé, répandu, expédié, mais c'est un vieux porte-plume à vos gages qui a pondu cet œuf-là. Je vous préviens que vous êtes volé. Cela ne vaut pas le coût » (H. Marchais, 1885), « Le minerai n'est pas riche et ne vaut pas le coût de l'exploitation » (Pierre Sauvaire de Barthélémy, 1899), « [Condillac] dit que "la chose coûte parce qu'elle a une valeur", c'est-à-dire que l'acheteur consent à en donner un certain prix, parce qu'il estime qu'elle vaut le coût, parce qu'il lui attribue une valeur égale à son coût » (Bertrand Nogaro, 1944), « Un bien qui, à leurs yeux, ne valait pas son coût » (Les Cahiers français, 2003), « Quels textes valaient le coût du support (papyrus ou parchemin) ? » (Rémi Brague, 2014). Aucun jeu de mots, convenons-en, dans ces exemples où coup ne saurait être substitué à coût. Autrement dit, nous avons bien affaire à deux tours différents : l'un qui s'est lexicalisé (en raison du « flou polysémique » de coup ?) avec le sens général de « mériter la peine (effort physique, financier, intellectuel, etc.) que l'on se donne ; être digne d'intérêt », quand l'autre, conservant le statut de syntagme libre, s'est spécialisé dans les comparaisons en valeur pécuniaire (5).

    Le piquant de l'affaire, cela dit, surgit au détour d'un article du Dictionnaire du moyen français : n'y apprend-on pas que coût est attesté au XVe siècle au sens figuré de... « peine qu'on se donne pour obtenir quelque chose » (repris à coûter « causer une peine, un effort à quelqu'un ») : « Si sçay trop mieulx qu'en doit valoir le pris / Ne d'en parler ne doy estre repris, / Car a chier coust l'ay a l'essay apris », « Nul bien n'est prisié sans coust » (Alain Chartier, vers 1415) ? Aussi peut-on affirmer, sans trop chercher à discuter du sexe des anges, que la graphie valoir le coût avait toute légitimité pour servir de variante à valoir la peine. Et que l'usage, en somme, lui a fait un bien mauvais coup.

    (1) Telle est la conviction du Dictionnaire historique de la langue française, qui rattache cet emploi de coup au sens de « acte effectué selon les règles d'un jeu ».

    (2) Et aussi : « Il y avait deux bécasses qui ne valoient pas le coup de fusil » (Jean-Baptiste Duchemin de Mottejean, 1782, cité par Jules-Marie Richard), « Deux [religieux] furent massacrés, un troisième, très dangereusement malade, ne parut pas aux brigands valoir le coup de fusil » (Hervé-Julien Le Sage, 1825), « Il ne vaut pas le coup de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons » (Alfred de Vigny, 1826), « Il n'avait garde de brûler sa poudre pour ce petit gibier qui ne valait le coup de fusil » (Fanny Reybaud, 1841), « Ils [les ennemis du peuple] ne valent pas le coup de fusil, mais ils méritent le pied au cul » (Jules Vallès, 1876), etc.

    (3) De 1793 date également cet emploi figuré : « Le président allait consulter l'assemblée sur la proposition, quand la voix d'un homme, qui sans doute voulait le [Louis-Marie de La Révellière-Lépeaux] sauver, s'éleva du milieu de la Montagne, et fit entendre ces paroles grossières : "Eh ! ne voyez-vous pas que le b... va crever ! il ne vaut pas le coup" » (anecdote rapportée dans la Biographie nouvelle des contemporains, 1823).

    (4) Il en est d'autres : valoir le jus (où jus s'entend au sens de « bénéfice, profit », que l'on retrouve dans l'adjectif juteux, « lucratif, rémunérateur, avantageux »), la chandelle, le détour, etc.

    (5) En l'absence de complément prépositionnel, l'hésitation entre les deux graphies est parfois possible. Celle avec coût ne se justifie que si l'idée générale et subjective de risque (ou d'effort) et de profit contenue dans valoir le coup mérite d'être restreinte à sa seule dimension pécuniaire. Comparez : Ce petit gibier ne vaut pas le coup (= le chasser serait une perte de temps et d'argent, parce que sa valeur marchande ne dépasse pas celle de la cartouche utilisée, parce qu'il est trop maigre en cette saison, parce qu'il s'agit d'une espèce protégée et que le risque auquel on s'expose est trop grand, parce que la détonation va effrayer le gibier plus intéressant, etc.) et Ce petit gibier ne vaut pas le coût (uniquement pour des considérations d'argent).
    Dans Exercices spirituels pour managers (2014), l'économiste Étienne Perrot écrit : « Sur le terrain des valeurs, le dirigeant s'interrogera pour savoir si l'objectif qu'il poursuit et les moyens qu'il compte utiliser pour y parvenir "valent le coût". Le coût ne s'entend pas uniquement comme le prix payé par lui-même ou par son entreprise en termes monétaires, mais les efforts de toute sorte, en pénibilité comme en manque à gagner, en climat de travail comme en image d'entreprise. » Pour le coup, c'est bien plutôt valoir le coup que l'usage a consacré dans ce sens large.

    Remarque 1 : L'expression valoir la peine est attestée depuis le XVIe siècle au sens de « mériter que l'on se donne du mal, être assez important pour » : « Il [= mon propos] seroit trop long à rescrire et ne vaut la peine » (Jean Crespin, 1565), « J'espère qu'elle [= la mort] ne vaut pas la peine que je prens a tant d'apretz que je dresse et tant de secours que j'appelle et assemble pour en soustenir l'effort » (Montaigne, 1580), « Reste de savoir si ce qu'il propose vaut la peine d'estre escrit et leu » (Simon Goulart, 1580), « La peine est perdue quand mesmes on a obtenu, si ce a quoy on visoit, ne valoit la peine » (Nicolas de Cholières, 1585).

    Remarque 2 : L'Académie fait preuve d'inconséquence quand elle écrit dans la neuvième édition de son Dictionnaire : « Ça vaut le coup », mais « [Valoir la peine] s'emploie souvent avec le pronom adverbial En. La chose en vaut la peine ». L'hésitation sur l'usage du pronom en dans ce type de construction ne date pas d'hier : « Valoir le coup, en valoir le coup ; valoir la peine, en valoir la peine » (Henri Bauche, 1920) ; elle peut s'expliquer par la capacité dudit pronom à reprendre une idée exprimée en amont : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine [= elle vaut la peine d'être montrée] » (Danton, 1794), « Ne vous tourmentez plus pour ce qui n'en vaut pas la peine [= ce qui ne vaut pas la peine qu'on se tourmente] » (Anatole France, 1894), « Vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. [...] Ça n'en vaut pas le coup [= ça ne vaut pas le coup de prendre un tel risque] » (Proust, 1923), « Nos deux hommes durent peiner de longues heures avant d'apercevoir enfin l'eau [...]. Mais le spectacle en valait le coup [= le spectacle valait le coup de faire tous ces efforts] » (Paul Bussières, 1991). On dira aussi bien sans en : « Si vraiment on peut avoir un machin à grand tirage avec photos, reportages, etc., ça vaudrait tout de même le coup » (Simone de Beauvoir, 1954), « Sans doute, demeurais-je obligé de connaître personnellement de tout ce qui valait la peine » (Charles de Gaulle, 1954).

    Remarque 3 : Il est intéressant de noter que l'anglais a, de son côté, l'expression it's worth having a shot at (ou it's worth a shot), où shot peut s'entendre, comme en français, au sens de « coup (de feu) », de « coup (au jeu) », etc.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    À chacun de se forger sa propre opinion sur ce coup-là.

     


    3 commentaires

  • « La bûche, le dessert incontournable des fêtes de fin d'année. »
    (paru sur lci.fr, le 24 décembre 2018)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    On en apprend de belles, sur le site Internet de l'Académie ! Figurez-vous que les remarques normatives insérées dans certains articles de son... incontournable Dictionnaire visent notamment, nous dit-on, « à indiquer le bon usage par une recommandation d'emploi qui met en lumière les constructions, les nuances diverses que permet la langue. [Par exemple :] INCONTOURNABLE adj. (…) Qu’on ne peut tourner, qu’on ne saurait ignorer, négliger. Une difficulté incontournable. L’emploi de ce mot est déconseillé dans la plupart des cas ; on utilisera de préférence Inévitable, Indispensable. » Avouez que l'on a connu argumentation moins évasive et plus... lumineuse. Car enfin, serait-ce trop demander à l'illustre assemblée que de nous éclairer sur l'usage précis dudit adjectif ?

    Dans le doute, tournons-nous vers le Dictionnaire historique de la langue française, qui doit en connaître un rayon sur l'intéressé : « Incontournable, y lit-on, non attesté au sens prévisible de “que l'on ne peut pas contourner”, s'est imposé (vers 1980) dans le langage journalistique et le jargon à la mode avec le sens figuré d'“inévitable, obligatoire”. » Les bras m'en tombent : mais de quel « sens prévisible » parle-t-on ? Alain Rey et ses équipes (qui, soit dit en passant, ignorent superbement l'antonyme contournable) sont pourtant bien placés pour savoir que le verbe contourner a accumulé les acceptions depuis le XIIIe siècle : « être situé (en parlant d'une terre) », « (se) tourner vers », « changer, modifier, déformer », « faire des contorsions », « détourner (une somme d'argent) », « donner tel tour à sa conduite », « entourer (de ses bras, d'un mur) », « faire le tour de », « tracer, façonner les contours d'une figure, d'un vase », etc. Pis, à l'imprécision ledit ouvrage ajoute la contrevérité historique : incontournable est bel et bien attesté, fût-ce rarement et tardivement, au sens concret de « dont on ne peut pas faire le tour » (si tel était le « sens prévisible » sous-entendu) ; nous y reviendrons. Enfin, l'objet d'une mode qui dure depuis plus de quarante ans peut-il sérieusement être ravalé au rang de jargon ?

    N'en déplaise aux grincheux, l'emploi figuré de incontournable est désormais accueilli avec bienveillance par la plupart des spécialistes de la langue. Jugez-en plutôt : « Il reste à constater un fait incontournable » (Nina Catach, 1984), « Faire intégrer cette donnée incontournable à l'équipe » (Claude Duneton, 1991), « L'emploi de cet adjectif [bon] suivi de l'adverbe bien réduit à "bin" donne naissance à cet incontournable "bon bin" » (Jacques Capelovici, 1992), « L'accord du participe passé en demeure l'incontournable pont aux ânes » (Marc Wilmet, 1999), « On ne peut que s'inquiéter pour notre langue dans un domaine [les mathématiques] où elle était encore "incontournable" il y a quinze ans à peine » (rapport de l'association de défense de la langue française Le Droit de comprendre, 1999), « L'emprunt à l'anglais must est parfois employé en français pour désigner quelque chose d'obligatoire ou d'incontournable » (Office québécois de la langue française, 2002), « Selon ce principe incontournable » (Henriette Walter, 2009), « La formation des cadres supérieurs est devenue un aspect incontournable de la politique de développement » (Bernard Cerquiglini, 2010), « Un incontournable repas de famille » (Jean Pruvost, 2013), « Il faut citer l'incontournable – comme on dit aujourd'hui – Gaston Lagaffe » (Jean-Pierre Colignon, 2015), « C'est la grammaire incontournable des utilisateurs les plus exigeants de la langue française » (quatrième de couverture de la seizième édition du Bon Usage, 2016). Le bougre se niche même dans les écrits (jargonnesques ?) d'Alain Rey : « Plusieurs auditrices et quelques auditeurs se préoccupent du vocabulaire d'Internet, qui devient de plus en plus incontournable, comme on dit » (2010), « [Le DJ], figure incontournable de la culture populaire » (2017) et jusque sous des plumes académiciennes : « Un moyen incontournable d'intégration » (Hélène Carrère d'Encausse, 1983), « Le rendez-vous incontournable d'une matinée salzbourgeoise » (Pierre-Jean Remy, 2007), « Reste ce fait incontournable » (Alain Finkielkraut, 2016), « [L'anglais malapropism] est devenu outre-Manche familier et incontournable » (Michael Edwards, 2018) (1). Allez faire la fine bouche, avec pareilles cautions...

    Après tout, le mot n'est-il pas correctement formé sur contournable, attesté chez Montaigne à la fin du XVIe siècle (2) : « [La raison] est un util soupple, contournable et accommodable a toute figure », « Une ame contournable en soy mesme », « Les reproches que nous faisons les uns aux autres [...] sont ordinerement contournables vers nous » ? Rien à voir, m'objectera-t-on de prime abord, avec l'acception moderne du composé incontournable, que le préfixe in- soit analysé comme privatif (faisable → infaisable) ou comme locatif (incorporable) : l'adjectif contournable s'entendait alors (selon Cotgrave, Bescherelle, Lachâtre et Huguet) au sens de « flexible, malléable, qui se tourne aisément ; qui peut faire retour sur soi », hérité du verbe pris dans son acception de « tourner, changer, modifier ». Qu'à cela ne tienne : contourner a plus d'un sens dans sa hotte, et celui de « suivre le contour de, faire le tour de » fera bien l'affaire. Godefroy croit le déceler dans un texte de 1311 : « Doux jornaus qui contournent sus la terre Estevenate », mais on en trouve plus sûrement la trace à partir de la fin du XVIe siècle : « On diroit proprement, ayant si legerement contourné toute la sale [de bal], qu'elle vient de glisser sur une ferme glace » (Gabriel de Minut, 1587), « Il y a quelque chemin qui contourne autour de la Place » (Antoine de Ville, 1628), « Autant de place en la forest [...] qu'un asne en pourroit contourner marchant toute la nuict » (Georges-Étienne Rousselet, 1631), « [Les Barbares] contournerent la montagne de Sainte Venturi » (Jean Scholastique Pitton, 1666) (3). Et de fait, n'en déplaise à Alain Rey, des emplois de contournable, puis de incontournable liés à ce sens concret virent le jour au tournant du XXe siècle : « Le mont Bamba ne me paraît pas contournable » (Léon Jacob, 1888), « C'est un obstacle facilement contournable [à propos d'une montagne dans une île] » (Félix Regnault, 1892), « Des blocs de dunes, [...] isolés, réduits, accidentels, contournables, tout aussi aisément que ces blocs de granit » (La Revue mondiale, 1908), « La grande crevasse [était] facilement contournable » (Paul-Louis Mercanton ?, 1922) ; « Buter du front contre le mur incontournable » (Émile Henriot, 1923), « Un front de départ continu et appuyé à des obstacles incontournables » (Louis Chauvineau, 1939).

    L'histoire aurait pu en rester là si l'acception figurée de contourner dont procède le contournable de Montaigne n'avait été ravivée au XVIIIe siècle. Comparez : « Contourner le jugement des evenements souvent contre raison, à nostre avantage », « Contourner et tordre la narration à ce biais », « Contournant ses paroles à gauche » (Montaigne, 1580) et « Il ne s'agit que d'exaggérer, d'altérer ou de contourner certains faits » (Jacob Vernet, 1747), « Contourner le sens de ce trait d'Histoire » (François-Nicolas d'Alt de Tieffenthal, 1750), « S'il est [un avocat] qui s'applique à éluder la loi, s'il use de ses talens pour contourner la vérité » (Puget de Saint-Pierre, 1773). C'est, me semble-t-il, à ce sens ancien (« tourner, changer, modifier, infléchir », d'où « déformer, altérer ») que l'on doit rattacher la première attestation connue de l'adjectif incontournable dans un emploi figuré : « Ma royauté est un fait incontournable et je ne sais au nom de quel principe on pourrait la nier » (lettre d'Antoine de Tounens au journal Le Charivari − qui s'était gaussé de sa couronne de pacotille −, datée du 31 août 1872 et citée dans la revue Histoires littéraires). Le « fait incontournable » de De Tounens est un fait brut, inaltérable, inflexible, digne héritier (avec la vérité ou la parole incontournable) de l'« outil contournable » de Montaigne !

    Mais une autre acception figurée de incontournable se profilait déjà, à partir cette fois du sens « éviter (en usant de moyens détournés) » nouvellement acquis par contourner à la faveur d'une extension somme toute logique, pour peu que l'on s'avise que de contourner la vérité à contourner la loi il n'y avait qu'un pas, lequel fut d'autant plus allègrement franchi que le sens concret « faire le tour (d'un obstacle matériel) » sous-tend la notion d'évitement (4) : « Il faut réformer l'abus sur la loi, et non l'excuser en la contournant » (Gabriel-Nicolas Maultrot, 1787), « On contourna la difficulté » (Alexandre Parent du Châtelet, 1834), « Vainement vous avez contourné la question » (Le Cocher, 1846). Toujours est-il que c'est élevé au rang de substantif que incontournable s'imposa aux philosophes français du milieu du XXe siècle pour traduire l'allemand das Unumgängliche qui, dans la réflexion heideggerienne sur la science, désigne à la fois « ce qui est inévitable parce qu'on ne peut s'en détourner et ce dont on ne peut pas faire le tour au sens où l'on dit faire le tour d'une question » (d'après le Dictionnaire Martin Heidegger) : « Il s'agit d'un temps essentiellement fini, condition originaire de l'incontournable » (Jean Beaufret, 1945), « Il est du moins permis de dire, à propos de la science littéraire, que la présence d'un incontournable y est plus sensible que dans tout [sic] autre science particulière » (François Fédier, 1959). Attrait pour le vocabulaire philosophico-psychanalytique oblige, le mot passa comme adjectif et comme nom dans la langue courante, où il connut une fortune envahissante, à partir des années 1970, pour qualifier une chose ou une personne qui s'impose à tous, que l'on ne saurait éviter, ignorer, négliger (5) : une difficulté incontournable (= à laquelle il faut faire face, que l'on ne peut ignorer, négliger), une réforme incontournable (= indispensable, dont on ne peut faire l'économie), un livre incontournable (= qu'il faut avoir lu), un auteur incontournable (= qui fait autorité, qui est une référence) (6) et, substantivement, les incontournables de l'été (= ce qu'il faut absolument faire, voir, lire ou posséder pour être à la mode).

    Alors oui, concède la linguiste Henriette Walter dans Le Français dans tous les sens (1988), « on peut concevoir que ce vocabulaire, faussement ou vraiment intellectuel, puisse porter sur les nerfs ou faire sourire par son caractère répétitif ou prétentieux, mais, sur le plan du fonctionnement de la langue, il n'a rien pour choquer les amateurs de français ». Aujourd'hui que l'attrait de la nouveauté s'est émoussé, que le métissage philosophique n'est plus perçu, ne peut-on reconnaître quelque utilité à cet incontournable annoncé de longue date par Montaigne ? D'aucuns en doutent encore : « Mot long, sonore, à la mode, et en général dépourvu de toute signification » (André Cherpillod, 1992), « Barbarisme inconnu des dictionnaires jusqu'au début des années 80, [qui] s'emploie dans des contextes si divers qu'on ne voit pas quel équivalent précis lui donner dans la langue "normale" » (Patrice Bollon, 2002). Quant à l'Académie, elle admet l'emploi de contourner au sens étendu et figuré de « éluder, éviter en recourant à des moyens détournés » (Contourner une difficulté. Contourner la loi, le règlement, la consigne), mais s'étonne ensuite que le dérivé incontournable vienne concurrencer inévitable et indispensable − comprenne qui pourra. Les trois adjectifs, au demeurant, ne me semblent pas strictement synonymes. Le fait incontournable (qu'il s'agisse de celui de De Tounens ou de celui d'aujourd'hui) n'est pas tant inévitable (« qui se produit nécessairement ») ni indispensable (« dont on ne peut se passer ») que propre à s'imposer à tous.
    Ne tournons pas plus longtemps autour du pot : malgré les embûches dressées sur son chemin, incontournable a encore de beaux Noëls devant lui...
     

    (1) Le contraste avec certains de leurs aînés est saisissant : « Le style intellectuel affaiblit malheureusement la diatribe [...] ; l'opinion est, bien entendu, "concernée" et la question est "incontournable" » (Jean Dutourd, 1985), « La France désormais était une réalité, non pas "incontournable" comme on dit aujourd'hui par un tic pervers » (Maurice Druon, 1987), « Ces volontés d'autant plus "incontournables", pour parler chic, que ce sont de bonnes volontés » (Bertrand Poirot-Delpech, 1987).

    (2) Le mot contournable, qui semble avoir été inventé par Montaigne, eut bien du mal à survivre à son géniteur. C'est tout juste si on le trouve chez Pierre Charron, grand imitateur de l'auteur des Essais : « [L'esprit] est un outil vagabond, muable, divers, contournable » (1601), chez Jean-Pierre Camus : « Nostre perverse et corrompue nature ployable et contournable plustost à mal qu'à bien », « Un esprit souple, ployable et contournable à divers sens » (1609) et chez Charles de Saint-Évremond : « Tout ainsi que l'esprit est vague et contournable » (1650). Enregistré dans le Dictionnaire de Cotgrave (« Plyable ; which may be turned anyway », 1611), il se verra refuser l'accès à celui de l'Académie (1694), qui le tenait déjà pour un archaïsme. De nos jours, il est absent des dictionnaires usuels « car moins fréquent dans l’usage que son antonyme » (selon le site Orthonet).

    (3) Et encore : « Saturne employe un an, treize jours, et quelques heures a contourner son epicycle » (Étienne Petiot, 1674), « En contournant une partie de l'obstacle » (Bernard Forest de Bélidor, 1753), « L'ennemi continuant de me contourner, vint se remettre à tribord » (Archives de la Marine, 1761), « Je suivis un sentier qui contourne la montagne » (Jean-Benjamin de La Borde, 1786), « Les chevaliers se jetèrent dans les montagnes, contournèrent de crête en crête le golfe » (Lamartine, 1854).

    (4) Que l'on songe à une phrase comme : « Il leur [= les conducteurs de marchandises] est défendu de prendre aucuns [sic] chemins obliques tendant à contourner et éviter les bureaux [des douanes] » (Projet de loi, 1790).

    (5) De la définition du concept heideggerien, la langue courante ne semble avoir retenu que la première partie : « ce qui est inévitable parce qu'on ne peut s'en détourner », autrement dit ce à quoi on ne cesse de revenir, ce dont on ne peut se passer.

    (6) Il est intéressant de noter que contourner quelqu'un s'est dit autrefois, dans la langue familière, pour « chercher à deviner une personne, à pénétrer son secret ». L'adjectif incontournable aurait donc pu s'employer à propos de quelqu'un d'impénétrable, qui cache soigneusement ses opinions, ses sentiments, ses desseins.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou le dessert indispensable ?).

     


    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires