• Des mètres sur mesure

    « À Chalmazel, la retenue d'eau de 3.000 mètres cube permet de faire tourner les canons à neige pendant deux jours. »
    (Noémie Philippot, sur francebleu.fr, le 18 mars 2018)

     

      FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention de mettre la tête au carré à notre journaliste, façon Rubik's Cube, mais enfin, je vous le demande, pourquoi cette invariabilité de cube dans mètre cube ? Parce qu'il s'agirait d'un nom en apposition ? Parce que l'on aurait affaire à une forme elliptique du tour mètre (au) cube ou mètre (en) cube ? Goosse, qui n'a pas pour habitude de faire des ronds autour du pot, s'empresse de trancher la question à la racine (carrée) : « Carré et cube varient comme des adjectifs dans mètre carré, mètre cube, etc. » Que les deux mots prennent les marques usuelles de genre et de nombre quand ils se disent d'une mesure qui exprime respectivement la surface et le volume d'un corps, pour la distinguer de la mesure linéaire, la chose paraît entendue : « Un canton de dix-sept kilomètres carrés », « Un débit de dix mètres cubes d'eau à l'heure » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Seize mètres carrés », « Deux mètres cubes » (Littré) ; « Vingt kilomètres carrés. Une lieue carrée », « Des mètres cubes » (Girodet) ; « Dix mètres carrés », « Des mètres cubes » (Bescherelle) ; « Trois décamètres carrés », « Des mètres cubes » (Jouette) ; « Deux mètres cubes » (Hanse). Mais la belle unanimité vole en éclats dès lors qu'il est question de la nature des intéressés : deux noms employés adjectivement selon Goosse ; un adjectif (carré) et un nom employé adjectivement (cube) selon Littré, Girodet, Jouette, Bescherelle, Robert et le TLFi ; deux adjectifs selon Larousse et le Dictionnaire historique de la langue française. Quant à l'Académie, qui a toujours tenu carré pour un adjectif dans cet emploi, elle porte sur cube un avis à géométrie variable : « Dans ces locutions [pied cube, mètre cube...], cube est adjectif », écrivait-elle jusqu'en 1878 dans les différentes éditions de son Dictionnaire − preuve, soit dit en passant, que la chose ne tombe pas sous le sens −, avant de se raviser dans la huitième (« Par apposition ») et dans la neuvième (« Adjectivement »). Deux poids, deux mesures ?

    Il n'est pourtant que de consulter les dictionnaires d'ancienne langue pour constater que les deux mots ont été adjectifs avant d'être substantifs. Ainsi, cube − quoique emprunté du latin cubus (« cube », « mesure », lui-même issu du grec kubos, « dé à jouer »), qui était un nom − est d'abord apparu en français dans des emplois adjectivaux, avant d'être attesté comme substantif avec son sens géométrique, puis courant : « Li nombres que tu proposes n'est pas cubes » (Comput, XIIIe siècle, cité par Littré), « Aulcunes sont speriques, aulcunes pyramidales, aulcunes cubes » (Nicolas Chuquet, 1484). « Par métonymie, précise le Dictionnaire historique de la langue française, il a pris le sens de "volume évalué", surtout réalisé par l'adjectif cube, noté [3] » (*). L'emploi adjectival de carré, quant à lui, n'a rien que de très conforme à l'étymologie : emprunté du latin quadratus, participe passé de quadrare (« rendre carré, donner une forme carrée »), le bougre est attesté comme adjectif (XIIe siècle), avec le sens propre « à la section carrée » qui a donné lieu à des emplois techniques en mathématiques (mètre carré, racine carrée), puis comme nom (fin du XVe siècle). « Pourtant, lit-on dans Le Bon Usage, avant de dire pied carré, etc., on a dit ... en carré (encore attesté au XIXe siècle) : Une grosse poste [= poutre] de sept empans en quarré (Rabelais, Pantagruel, 1532). » Voire. Car enfin, il n'est pas établi, à ma connaissance, que l'on ait dit empan, pied, mètre... en carré (avec carré substantif, donc) avant empan, pied, mètre... carré (avec carré adjectif) ; l'analyse des textes anciens tend même plutôt à prouver le contraire : « 24 aunes quarrées » (Comptes de l'argenterie des rois de France, 1316), « XVIII aulnes carrées » (Mandements de Charles V, 1374), « Toise carrée » (Archives nationales, 1387) et « Ung grant trou comme de quatre piedz en carré » (Jean de Wavrin, vers 1450), « À prandre l'harpan de quatre vingt pas en carré comme dit est » (Le Vieux Coustumier de Poitou, vers 1454), « Une petite bannerette comme d'ung pié et demy en carré » (Jean de Bueil, 1461), « Quelque huyt piedz en quarré » (Philippe de Commynes, vers 1490). Surtout, il n'est pas davantage certain que les deux formules soient synonymes, tant les spécialistes ont des avis divergents sur la question ; comparez : « Pied carré, toise carrée, mètre carré, etc., Surface carrée dont le côté a un pied, une toise, un mètre, etc. Ce tableau a vingt pieds carrés. Un espace de huit lieues carrées. On dit dans le même sens, Un pied, une toise, un mètre, etc., en carré » (sixième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1835), « En carré ou au carré, En étendue évaluée en unités carrées : Une lieue, un kilomètre en carré ou au carré » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1867) et « Ne confondez pas les expressions trois pieds carrés, cinq mètres carrés avec trois pieds en carré, cinq mètres en carré ; trois pieds carrés sont trois carrés, ayant chacun un pied de côté ; trois pieds en carré représentent un carré dont les côtés ont trois pieds de long, valant neuf carrés d'un pied de côté » (Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1834). Avouez qu'il y a de quoi perdre pied, à force de perdre le sens de la mesure.

    Le français et les mathématiques ne font décidément pas bon ménage...
     

    (*) En 1798, Jean-Baptiste Sarret écrivait... carrément que « le mot cube s'emploie indifféremment comme substantif et comme adjectif ; ainsi l'on peut dire mètre cube ou mètre cubique » (Éléments d'arithmétique à l'usage des écoles primaires).

    Remarque 1 : Il m'étonnerait fort que l'on eût affaire à une simple coquille dans le cas qui nous occupe, les graphies fautives étant légion sur la Toile. Jugez-en plutôt :  « L'incendie [...] a détruit plus de mille mètres carré du centre commercial » (L'Express), « Un hôtel particulier de 700 mètres carré » (LCI), « 9 mètres carré habitables » (France Info), « 3.000 mètres carré incendiés » (L'Obs), « Des milliers de mètres cube de béton, de briques et de bois » (La Voix du Nord), « Environ 50 millions de mètres cube » (La Tribune), « two cubic meters deux mètres cube » (Grand Dictionnaire Hachette Oxford, 2007), etc.

    Remarque 2 : La variante de carré est plus rare : « Quinze ou seize pieds de carré » (Grand Dictionnaire historique, 1732), « Une table, ayant quatre pieds de carré environ » (Baudelaire).

    Remarque 3 : On notera que mètre carré, mètre cube...  s'écrivent sans trait d'union.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La retenue d'eau de 3 000 mètres cubes.

     


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  • « Ce week-end, [l'ancien ministre Les Républicains Thierry Mariani] a mis les pieds dans le plat en réclamant des négociations, voire un accord électoral avec l'extrême-droite. Un débat qui revient régulièrement depuis trente ans à droite mais qui, jusqu'ici, avait toujours débouché sur des sanctions frappant ceux qui osaient franchir ce "Rubicond moral et politique", selon les termes d'un député LR. »
    (Geoffroy Clavel, sur huffingtonpost.fr, le 13 mars 2018)

     

      FlècheCe que j'en pense


    Fallait-il que notre journaliste soit rouge de honte − ou passablement éméché − pour confondre de la sorte le nom du fameux cours d'eau italien avec son homophone transalpin ? Rappelons ici que rubicond (avec un r minuscule et un d final) est un adjectif − emprunté du latin rubicundus (« rouge, rougeaud »), lui-même dérivé de ruber (« rouge ») −, qui a d'abord qualifié une urine colorée de sang, puis, dans l'usage courant, un visage ou, par métonymie, une personne qui a le teint rouge (pour ne pas dire couleur rubis, con !) : « La face rubiconde que Breughel donne à ses paysans » (Marcel Proust), « Les cochers rubiconds vident leur verre devant le comptoir du marchand de vin » (Anatole France). Quant à Rubicon (notez la majuscule), il s'agit du nom propre, emprunté du latin Rubico, d'une petite rivière qui séparait l'Italie romaine de la province de la Gaule cisalpine et qui tire sa célébrité de ce jour de l'an 49 avant Jésus-Christ où Jules César − qui avait pourtant l'embarras du choix des chemins pour marcher sur la capitale (ne mènent-ils pas tous à Rome ?) − entreprit de la franchir avec ses troupes, au mépris du sénatus-consulte qui interdisait à tout général de passer cette frontière naturelle à la tête d'une armée, et, ce faisant, déclencha la guerre civile. De cet épisode de transgression est née la locution figurée franchir (passer, traverser) le Rubicon (1), attestée dès 1561 chez Étienne Pasquier (2) au sens de « prendre une décision irréversible et lourde de conséquences » : « Je représentai au régent que mollir serait sa perte, que le Rubicon était passé » (Saint-Simon), « Ce n'est pourtant pas franchir le Rubicon, remarquez-vous, que d'appliquer expressément un article constitutionnel » (Edgar Faure), « Ainsi, sans le savoir, vous m’avez décidé à franchir ce Rubicon des écrivains qu’est le passage à la fiction » (Jean-Christophe Rufin), « Il faut franchir le Rubicon, messieurs. Je sais que ce pas est difficile à faire pour des gens un peu trop politiciens comme vous, et pas assez hommes d'action » (Éric-Emmanuel Schmitt).

    Force est toutefois de reconnaître, à la décharge des « franchisseurs » de ligne... rouge (ou jaune ou blanche, selon les sources), que la confusion ne date pas d'hier. Pour preuve ces quelques exemples pêchés en eau trouble : « Il jugea comme un autre Cæsar, qu'il devoit franchir le Rubicond, qu'il estoit obligé de déclarer la guerre aux uns et aux autres »  (Léonard de Marandé, 1654), « Il a franchi le Rubicond » (Claude de La Cluse, 1680), « Il franchit toutes les barrières, tous les rubiconds de la morale sociale » (Dominique Joseph Garat, 1794). Il n'empêche, mieux vaudrait ne pas dépasser les bornes : ce n'est pas parce que César, s'apprêtant à franchir ladite rivière, aurait lancé la célèbre formule « Les dés sont jetés » (3) qu'il faut s'empresser d'en ajouter un (d...) à la fin de Rubicon.

    (1) Quoique plus rare, la graphie avec minuscule (et marque du pluriel, le cas échéant) témoigne de la tendance du scripteur à assimiler ledit nom propre à un nom commun : « Les rubicons [= coups de force ?] et les coups d'État n'ont jamais été pour m'épouvanter » (Léonce de Larmandie), « On s'épuise à franchir les rubicons » (Pol Vandromme). Comparez : « Ne suis-je pas de ceux qui, fascinés par d’autres contextes, eussent franchi tous les Rubicon de la morale universelle ? » (Alexandre Jardin, qui use du nom propre) et « Une fois de plus, Lamennais adjure Hugo de franchir le rubicon de la conversion » (Alain Decaux, qui y voit un nom commun). Bâtarde est, en revanche, la forme adoptée par Louis-Augustin Rogeard : « Il sait, d'un vigoureux élan, franchir toutes les barrières et tous les Rubicons. »

    (2) « Mais puis qu'il luy estoit advenu de franchir le Rubicon, il ne devoit désemparer, ny la ville de Paris, ny la présence de son Roy » (lettre à Monsieur de Fonssomme). Citons encore ce vers d'Étienne Jodelle s'adressant au jeune roi Charles IX (vers 1562) : « Car je sen que desja la rage turbulente / De ce siecle, bien tost à passer te presente / Maint nouveau Rubicon. »

    (3) « Iacta alea est », si l'on en croit Suétone (notez l'inversion des mots, dans la formule consacrée, qui « correspond à la logique grammaticale française sujet-verbe », dixit Wikipédia). D'après Plutarque, César aurait bien plutôt cité dans le texte un proverbe grec alors bien connu, άνερρίφθω κύβος (« que le dé soit jeté »), dont iacta alea est ne serait que la traduction latine approximative. Toujours est-il, nous assure Lamartine de sa plume lyrique, que le « mot [est] prononcé depuis par tous les hommes qui, ne trouvant plus de fond dans leurs pensées et contraints de choisir entre deux périls suprêmes, prennent leur résolution dans leur caractère, ne pouvant la prendre ailleurs, et se jettent à la nage sur le Rubicon du hasard pour périr ou pour se sauver par le sort ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Oser franchir ce « Rubicon moral et politique ».

     


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  • « À de multiples reprises, l'astrophysicien a ainsi averti sur le danger potentiel d'une prise de contact avec une espèce extraterrestre » (à propos de Stephen Hawking, photo ci-contre, décédé le 14 mars 2018).
    (Alexandra Saviana, sur marianne.net, le 14 mars 2018)

    (photo Wikipédia par NASA StarChild) 

     

      FlècheCe que j'en pense


    Vous fallait-il une nouvelle illustration de l'hégémonie actuellement exercée par la préposition sur sur ses congénères ? La voici : avertir sur un danger ! J'en étais resté, pour ma part, à avertir d'un danger, avec la préposition de introduisant le péril sur lequel on attire l'attention : « Il accourt pour l'avertir de tous les périls » (Bossuet), « On regarde comme des ennemis ceux qui avertissent des nouveaux dangers » (Chateaubriand), « Comme s'il voulait nous avertir d'un grand danger » (Pierre Larousse), « Avertir d'un danger, d'une menace » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Eh bien, figurez-vous que cette tendance ne date pas d'hier ! En 1787, déjà, Jean-François Féraud, dans son Dictionnaire critique de la langue française, blâmait l'abbé Raynal d'avoir mis sur pour de : « "Les Sauvages ont la vue, l'odorat, l'ouïe, tous les sens d'une finesse, d'une subtilité, qui les avertit de loin sur leurs dangers ou sur leurs besoins." Ce régime n'est pas approuvé par l'usage. » Contre toute attente, le grammairien Jean-Charles Laveaux prit la défense du contrevenant : « De leurs dangers et de leurs besoins dirait autre chose Sur leurs dangers, c'est-à-dire sur les circonstances de leurs dangers ; sur leurs besoins, c'est-à-dire sur ce qui peut contribuer à satisfaire leurs besoins. Je connais en général la situation où je suis, et je n'en suis pas alarmé ; mais je n'en connais pas toutes les circonstances, toutes les chances, tous les dangers. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire de m'avertir de ma situation ; mais il est bon de m'avertir sur ma situation, c'est-à-dire sur les circonstances, sur les dangers de ma situation. Je conviens que cela ne se dit pas ordinairement ; mais si cette expression rend une vue particulière de l'esprit que l'on ne peut rendre autrement en aussi peu de mots, pourquoi ne l'adopterait-on pas ? » (Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, 1818). Pas sûr que les tenants de sur aient conscience de pareilles finasseries... Et pourtant, la distinction que tente d'établir Laveaux n'est pas sans rappeler celle observée par Girodet et Hanse à propos du verbe s'informer. Comparez : Je me suis informé de la date du départ [= se mettre au courant] et Les sociétés de crédit s'informent sur leurs clients avant de leur consentir un prêt [= prendre des renseignements sur].

    Renseignements pris, le tour avertir sur n'était pas aussi exceptionnel que Laveaux le laisse entendre. Jugez-en plutôt : « Vous conseillier et advertir sur les affaires de vous et de vostre royaume » (Remontrances au roi, 1413), « Ce mesme jour, après disner, furent assemblez en la Chambre de Parlement [...] pour visiter et advertir sur le fait desdictes ordonnances » (Clément de Fauquemberg, vers 1420 ; le sens est ici celui de délibérer), « Jaçoit ce que [= bien que] l'ayons par plusieurs fois adverty et fait advertir sur ce, quand les cas sont advenus, en luy priant [que...] » (édit du 10 mars 1431), « Et si quelqu'un s'advise de nous advertir sur ce poinct, qu'il ne faut pas rymer diphtongue avec voyelle » (Marie de Gournay, début du XVIIe siècle), « Je dois encore avertir sur l'autre point que [...] » (Consultations canoniques sur les sacrements, 1725), « Il faut qu'il songe [...] à se faire avertir sur ce point par gens de confiance » (Charles Auguste d'Allonville de Louville, avant 1731), « [Elle] l'avertit sur le point que [...] » (Nicolas Lenglet Du Fresnoy ?, 1741), « On doit avertir sur cela premierement que [...] » (Balthazar Gibert, 1741), « Jésus-Christ nous avertit sur ce sujet, qu'il est dangereux d'aimer les richesses » (Jean-Frédéric Ostervald, 1744), « Elle [notre conscience] nous éclaire et nous avertit sur la distinction du bien et du mal » (Puget de Saint-Pierre, 1773), « Je veux l'avertir sur les préjugés d'érudition dont on se laisse prévenir en faveur de certains Académiciens » (Jean-Joseph Rive, 1790), « Je ne sais s'il est un seul homme assez aveugle, pour qu'il faille l'avertir sur la situation actuelle de la France » (Louis-Marie de Narbonne-Lara, 1792), « C'est en vain, dis-je, que les hommes étaient bien avertis sur la nature et la différence des deux philosophies » (Antoine de Rivarol, 1797), « Il l'avertit sur les devoirs de son pieux ministère » (Joseph Tempier, 1845), « Il les avertit sur la manière dont ils doivent procéder » (jurisprudence belge, 1846), « Nous sommes surabondamment avertis sur ce point comme sur bien d'autres » (Jules de Tardy, 1849), « Elle l'avertit sur l'obligation où elle est de servir le prochain » (Armand-Prosper Faugère, 1858), « Tenez-vous pour avertis sur ce point » (Jean-Alfred Fournier, 1873), « Il les avertissait sur leur emploi et non sur leur être » (Maurice Barrès, 1897) et encore « Maintenant que vous êtes avertis sur le mécanisme intérieur » (Léon Daudet, 1916), « Tu es averti sur bien des choses » (Jacques Chardonne, 1927) (1).

    Sur, au demeurant, n'était pas la seule préposition pour laquelle notre verbe était susceptible de délaisser le traditionnel de. Louis-Nicolas Bescherelle, dans son Dictionnaire national (1845), relève ainsi des exemples avec par (« Dieu ne cesse de les avertir par ses prophètes, qu'il leur envoie coup sur coup », Bossuet), avec pour (« On vint l'avertir pour un sacrifice qu'il devait faire à Jupiter », Fénelon) − mais curieusement aucun avec sur !

    De nos jours, la situation reste pour le moins confuse : la construction avertir sur, bien qu'inconnue de l'Académie, du Robert et du Larousse (2), fleurit sur la Toile (sous l'influence de attirer l'attention sur ?) et jusque sous la plume du (futur) ministre de l'Éducation nationale : « Avertir [les parents] sur les risques d'abus de la télévision et d'Internet » (L'École de la vie, 2014). On sait, il est vrai, à quel point un parent averti en vaut deux !

    (1) J'en viens à me demander − mais rien n'est moins sûr − si certaines de ces constructions ne doivent pas être analysées comme des ellipses de avertir quelqu'un (de son avis, de son intention, de sa volonté) sur tel fait, sur tel évènement, dans la mesure où l'on a dit autrefois : « Nous advertir sur ce de sa volunté » (Charles Quint, 1549), « Vous advertir sur ce de mon intencion et resolucion » (Correspondance de Marie de Hongrie avec Charles Quint et Nicolas de Granvelle), « Qu'ilz veuilent par ensemble y délibérer et en advertir sur ce Sadicte Altèze de leur advis » (arrêté du 9 avril 1580, à Anvers).

    (2) Contrairement à la construction alerter sur qui, elle, figure dans certains ouvrages de référence : « Alerter la population sur un risque de pollution », mais « Avertir d'un danger » (Larousse en ligne) ; « Nous les avons alertés des ou sur les dangers qu'ils couraient », mais « On les a avertis du danger » (Bescherelle pratique). Deux poids, deux mesures ?
     

    Remarque 1 : Aucune hésitation, en revanche, devant un infinitif : c'est bien la préposition de qui est de rigueur. « Avertir quelqu'un de, suivi d'un infinitif, l'informer de ce qu'il doit ou devrait faire. Une lettre l'avertit de se présenter au commissariat. Avertissez-le d'éviter la route du bord de mer » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Vous voilà... averti !

    Remarque 2 : Danger désignant ce qui constitue une menace, un péril possible, l'adjectif potentiel me semble superfétatoire (voir ce billet).

    Remarque 3 : Voir également ce billet.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il a averti du danger (selon l'Académie).

     


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  • Un adjectif qui fait mal

    « Perclus de dettes, l'écrivain [Chateaubriand] doit vendre la propriété [située à Châtenay-Malabry]. »
    (Emmanuelle Leroy, sur pleinevie.fr, le 16 février 2018)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    L'adjectif perclus est connu pour les sueurs froides que sa terminaison donne aux usagers, les rares fois où ils viennent à croiser sa route (voir ce billet). Mais l'écueil majeur est, paradoxalement, celui dont les ouvrages de référence parlent le moins, à savoir la multiplicité de ses emplois, parfois contradictoires.

    Perclus, nous dit-on, est à l'origine un terme de médecine qui aurait été emprunté (vers 1240, d'après le TLFi) du latin perclusus, participe passé de percludere (« fermer entièrement, obstruer »), lui-même composé du préfixe intensif per- et de claudere (« fermer »). Selon le Dictionnaire historique de la langue française, « le mot qualifie une personne et, par métonymie, un membre qui ne peut plus se mouvoir [à cause de l'obstruction de vaisseaux sanguins, comme l'étymologie le laisse supposer ?], soit absolument, soit avec un complément de cause introduit par de (1549). » Et c'est là que les ennuis commencent. Car enfin, c'est oublier un peu vite, me semble-t-il, que le complément introduit par de a d'abord désigné proprement la partie du corps qui est privée de mouvement, dont on a perdu (provisoirement ou définitivement) l'usage : « Percluz de leurs membres » (Mathieu d'Escouchy, vers 1465), « Et esperoient les medecins qu'il [le mal] luy descendroit sur ung bras, et qu'il en seroit perclus » (Philippe de Commynes, 1498), « Perclus de ses membres » (Robert Estienne, 1549) (1), etc. (2) ; et, par métaphore, la chose immatérielle (cerveau au sens d'« esprit », raison, sens...) qui est « dans le même état qu'un membre perclus » (dixit Littré), comme paralysée, inactive : « Tout perclus de sens et de raison » (Ronsard, 1565), « Il devint stupide et perclus de son cerveau » (Étienne Pasquier, vers 1581), etc. (3). Parfois, l'idée de privation semble l'emporter sur celle d'absence de mouvement ou d'activité, et perclus devient un simple synonyme de « privé » (cf. Dictionnaire de la langue française du seizième siècle d'Edmond Huguet) : « Aveuglés et perclus de la sainte lumière » (Ronsard, vers 1556), « Il nous advient, à la chaude alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous mouvements » (Montaigne, 1580), « Qu'en convenoit-il esperer finalement, sinon de se veoir perclus de tout espoir ? » (Christophle de Bonours, 1628).

    En ce qui concerne le tour perclus de suivi d'un complément de cause, il me semble rare avant le XVIIe siècle (4) : « [Il] s'est trouvé percluz / De l'heure soudaine » (Le Piteux Remuement des moines, 1562), « Il le veit perclus de froid » (Jean d'Assaignies, 1598), « Déjà deux fois d'une pareille foudre / Je me suis vu perclus » (Malherbe, 1599) − mentionnons également cette phrase tirée des Chroniques de Metz et relatant un évènement survenu en 1476, mais dont il est difficile de dater la rédaction avec précision : « Ilz avaient les membres si perclus de froidure qu'ilz n'eussent eu quelque puissance de se deffendre. » Toujours est-il que perclus en est venu à être employé − « par exagération » (selon la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) (5), « par extension » (selon le TLFi) ou par analogie avec le tour recru de (fatigue, douleur, chagrin...) (selon... moi !) − au sens de « qui est entièrement ou partiellement paralysé par l'effet d'une cause passagère ou permanente » (perclus de fatigue, de froid, de douleur...), puis au sens de « qui se trouve momentanément frappé d'immobilité par l'effet d'une vive émotion, d'un sentiment intense » (perclus de saisissement, de stupéfaction...) (6). Quant à l'expression consacrée perclus de rhumatismes (que l'on rencontre aussi avec d'autres noms d'affection), elle n'est pas attestée, à ma connaissance, avant le XVIIIe siècle : « Perclus de sa goutte » (Isaac de Larrey, 1722), « Presque perclus d'un rhumatisme et d'une goutte sciatique » (Dictionnaire universel de médecine, 1748), « [Il] était presque perclus de goutte » (Stendhal, 1836), « Perclus de névralgies » (Guy de Maupassant, 1891), « Perclus de courbatures » (Amin Maalouf, 1993), « Perclus de crampes atroces » (Alice Zeniter, 2017).

    Les choses auraient pu en rester là, mais c'était compter sans les facéties de l'usage. Voilà qu'à la longue liste des causes susceptibles de pétrifier notre corps ou notre esprit le XIXe siècle a cru judicieux d'apporter sa contribution : je veux parler... des dettes ! Dans sa Grammaire moderne des écrivains français (1861), Gabriel Henry Aubertin cite à ce propos un poème anonyme de 1848 : « Naguère encor perclus de dettes ; / Aujourdhui gonflant ses tablettes, / De rentes sûres, d'actions etc. » et s'empresse d'ajouter cette remarque à l'intention des esprits perclus : « Perclus de dettes, comme de rhumatismes etc. » Vous me direz, avec quelque apparence de raison, qu'il est des créances dont le montant a de quoi saisir d'angoisse leurs débiteurs, mais enfin, la métaphore a ses limites, et l'on peine à percevoir l'idée de paralysie attachée à notre adjectif dans les citations suivantes : « Laissez-moi vous dire que, lancé de bonne heure dans le tourbillon de toutes les extravagances, je suis aujourd'hui perclus de dettes » (Clairville, Siraudin et Blum, 1864), « La Béotie, agitée par quelques hommes perclus de dettes » (Victor Duruy, 1880), « La commune, déjà percluse de dettes, allait être ruinée » (Claude Michelet, 1990), « Le cardinal, perclus de dettes, malgré des revenus immenses » (Jean-Paul Bertaud, 2001), « Tout est perclus de dettes, hypothéqué, rançonné par les usuriers » (Jean-Michel Riou, 2012), « Perclus de dettes, en quête d'amour, mais demandé partout » (Jacques De Decker, 2014). Cet emploi, qui ne figure dans aucun ouvrage de référence mais s'invite jusque sous une plume académicienne (« Le Dauphin Humbert était aussi gonflé d'orgueil que perclus de dettes », Maurice Druon, 1977), n'a pas manqué de heurter les oreilles délicates : « En dehors des italianismes ou des néologismes que [tel écrivain] emploie avec une certaine hardiesse, on relève dans son style des expressions singulières, obscures ou choquantes telles que [...] perclus de dettes (criblé ?) » (Revue critique d'histoire et de littérature, 1901). Une confusion avec la construction perdu de, attestée depuis 1559 au sens de « dans une situation désespérée du fait de » (d'après le Dictionnaire historique de la langue française), n'est évidemment pas exclue : « Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes » (Corneille, 1641), « [Un] garçon peu recommandable et qu'on savait perdu de dettes » (Georges Bernanos, 1935), « Être accablé de dettes, perdu de dettes, criblé de dettes » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) (7). Toujours est-il que perclus, autrefois employé au sens de « privé », tend à devenir un synonyme délicieusement suranné, et ô combien raffiné, de « criblé », « accablé » et, partant, de « pétri », « plein », « rempli » (8) : « Perclus de défauts et d'art » (Stanislas Fumet, 1935), « Le sommeil du patient ne laisse pas d'être agité : il est perclus de cauchemars » (Régis Michel, 2001), « Ce texte est perclus d'erreurs » (Emmanuelle de Boysson, 2011), « Des professeurs perclus de structuralisme » (Pierre Assouline, 2014). Les bras m'en tombent !
     

    (1) Il s'agit là, selon toute vraisemblance, de l'attestation à laquelle le Dictionnaire historique fait référence. Je vous laisse vous faire votre opinion sur le prétendu « complément de cause »...

    (2) Et aussi (avec ou sans complément) : « Pourvu qu'il ne soit ni manchot, ni perclus de tous ses membres » (Rabelais, 1534), « [Il] fust mort perclus des yeux et de tous ses membres » (Antoine du Pinet traduisant Pline, 1584), « Qu'ilz ne deviennent comme percluz, impotens et comme transis de ce froid » (François de Sales, 1593), « Aucuns reveindrent perclus des pieds ; autres des bras et mains » (Jean de Serres, 1597), « Tant d'incommodité de maladies qu'ilz en est demeure percluz de la veue et aveuglez » (Archives municipales de Clerval, 1616), « Je suis de quatre doigts perclus » (Paul Scarron, vers 1648), « Sa langue devint percluse » (Voltaire, 1759), « [Les vents] sont si froids, que ceux qui couchent à l'air, sans se couvrir au moins la poitrine, deviennent quelquefois perclus de tous leurs membres » (Bernardin de Saint-Pierre, 1814), « [Il] resta debout et silencieux, comme un homme perclus de ses membres » (Balzac, 1832), « Il y avait à Lystra un homme perclus des pieds, boiteux dès sa naissance, et qui n'avait jamais pu marcher » (comtesse de Ségur, 1867). 

    (3) Et aussi (avec ou sans complément) : « Je suis percluz par leurs voulloirs iniques » (Roger de Collerye, avant 1536), « Faisant des gestes de vrayes folles et percluses de leur bon sens » (Pierre Le Loyer, vers 1605), « Comme perclus de toute raison et simple notion d'entendement » (Jean-Pierre Camus, 1609), « Perclus de l'âme » (Adrian de la Morlière, 1615), « Un cerveau dévoyé, qui est perclus de son sens et de sa raison » (Nicolas Pasquier, vers 1623), « Est-il, en ce danger, de jugement perclus ? » (Jean Mairet, 1637), « Salius / Fut d'abord des cinq sens perclus » (Paul Scarron, 1653), « Tout dévot a le cerveau perclus » (Boileau, 1657), « L'énormité du fait le rendit si confus, / Que d'abord tous ses sens demeurèrent perclus » (La Fontaine, 1665). Les deux acceptions, propre et figurée, sont réunies dans cette autre citation de Jean Mairet : « J'estois perclus de l'esprit et des yeux » (1634), qui suscita la critique de Jean-François Marmontel : « Perclus est du style familier, et l'on ne dit point perclus des yeux, perclus de l'esprit ; on le dit du corps et des membres » (1773).

    (4) « Mon esprit est quasi tout perclus de tristesse » (Lazare de Selve, avant 1623), « La nouvelle de cette mort [...] perçoit le cœur de tous les gens de bien. [...] Sainct Ambroise tout courageux qu'il estoit, se sentit comme perclus de douleur et de tristesse » (Nicolas Caussin, vers 1630), « Ses membres perclus de froidure commençaient à sentir la chaleur » (un certain Dr Guillaume, 1669). Les deux emplois figurent dans Relation du Groenland (1647) d'Isaac La Peyrère : « Ils [...] devenoient perclus, de bras et de jambes », « [Il] revint de ce voyage perclus de froid ».

    (5) On lit à l'entrée « perclus » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Qui éprouve de grandes difficultés à se mouvoir. Un vieil homme perclus. Être perclus de rhumatismes. Par exag. Être perclus de fatigue, de douleur. » Cette formulation me laisse perplexe dans la mesure où tout porte à croire que l'on a dit perclus de douleur (à propos d'une douleur physique aussi bien que morale, cf. citation de Nicolas Caussin) avant perclus de rhumatismes... Aussi Sartre n'était-il peut-être pas fondé à se moquer, dans Les Mots (1963), d'une expression attestée depuis au moins le XVIIe siècle : « On rit cent fois de suite, sans se lasser, de cette étudiante qui vient d'écrire dans un thème français : "Charlotte était percluse de douleurs sur la tombe de Werther". »

    (6) « À demi perclus de froid » (Philippe-Paul de Ségur, 1824), « Percluse de tristesse » (Victor Hugo, vers 1850), « Perclus de fatigue, de stupéfaction, d'étonnement, de crainte » (Guy de Maupassant, 1883-1885), « Perclus d'ennui » (Léon Bloy, 1897), « Perclus de réticences, paralysé de scrupules » (André Gide, 1926), « Perclus de timidité, de honte » (François Mauriac, 1932), « Perclus de douleurs » (Blaise Cendrars, 1948), « Perclus de préjugés » (Marguerite Duras, 1981), « Perclus d'hésitations » (Anne-Marie Cocula, 1986), « Perclus d'effroi » (Maurice Genevoix, 1987), « Perclus d'angoisse et d'une inimaginable ignorance » (Charles Juliet, 2000), « Perclus d'alcool et d'années de chômage » (Jacques Chessex, 2006), « Perclus de contradictions » (Jean d'Ormesson, 2008), « Perclus de doutes » (Sophie Chauveau, 2008), « Perclus de pauvreté et de misère physique » (Jean-Noël Schifano, 2010), « Perclus d'amour » (Raphaël Enthoven, 2018). Ainsi est-on passé de « perclus de tout espoir » (Christophle de Bonours, 1628) à « perclus de désespoir » (Pierre Seghers, 1961).

    (7) On a dit de même, selon Littré, « perdu de goutte, de rhumatisme, dont la constitution est ruinée par la goutte, par le rhumatisme » : « On dit, qu'un homme [...] est perdu de gouttes, quand il est noüé, et presque perclus » (Dictionnaire de Trévoux, 1704), « Quoique depuis longtemps elle fût perdue d'écrouelles » (Charles Pinot Duclos, avant 1772), « Je m'étonne vraiment que vous ne soyez pas perdue de rhumatismes » (Théodore Leclercq, 1830), « Vous qui êtes perdu de rhumatismes » (Hector Malot, 1887). Saint-Simon eut, du reste, recours aux deux formulations dans ses Mémoires : « perclus de goutte », « perdu de goutte(s) ».

    (8) Grande est assurément la tentation, dans des phrases comme « Déparé de fautes, perclus de barbarismes, il [le français] est enfoncé par la langue anglaise » (Bernard Cerquiglini, 2002), « [Elles] agitaient leurs doigts fuligineux, perclus de bagues » (Olivier Balazuc, 2010), d'interpréter perclus, pourtant correctement employé au sens figuré de « paralysé, ankylosé », comme un synonyme de « plein, rempli ».


    Remarque 1 : Perclus est également attesté de longue date comme substantif : « Cette eau [...] est bonne pour les percluz » (François de Belleforest, 1575), « C'est pour tels perclus des sens spirituels, que nous avons souhaicté un sentiment corporel en la justice » (Jacques de La Guesle, 1611), « C'était un perclus, à la fois boiteux et manchot » (Victor Hugo, 1832).

    Remarque 2 : Indécise, l'Académie ? Dans la neuvième édition de son Dictionnaire, elle hésite entre les graphies être perclus de douleurs (au pluriel, à l'entrée « douleur ») et être perclus de douleur (au singulier, à l'entrée « perclus »).

    Remarque 3 : On peine à comprendre ce qui a pu pousser le TLFi à mettre sur le même plan les tours perclus de fatigue, de froid, de douleur et perclus de tous leurs membres, alors que les compléments sont de type différent.

    Remarque 4 : Selon Dupré, « le verbe perclure, qu'imagine Littré, n'a jamais existé ». Goosse renchérit : « Perclure n'a jamais été dans l'usage ; seul a été et est vivant l'adjectif perclus. » Il n'est pourtant que de consulter la Toile pour se convaincre du contraire : un ancien verbe perclore (« rendre perclus ; priver, ôter l'usage ») est attesté chez Palsgrave (1530) et chez Cotgrave (1611), suivi de ses variantes percluser et, surtout, perclure, qui se conjugue comme conclure et dont les occurrences ne sont pas aussi anecdotiques que ce que l'on voudrait nous faire croire. Qu'on en juge : « L'humeur melancholique, qui avec le temps, nous perclurroit de nostre santé », « Il ne faut qu'un catarrhe, qui la [une belle femme] vous perclusera de ses membres, la difformera et la rendra [...] hideuse à voir » (Nicolas de Cholières, 1585) ; « La guerre a perclus tous ses sens » (Jacques Favereau, 1649) ; « Dieu m'a donné l'ouïe, et Dieu m'en a perclus » (Paul Scarron, 1653) ; « Accablé d’une étrange paralysie qui l’avait perclus de tous ses membres » (père Simon Mars, fin du XVIIe siècle) ; « Malgré la terreur qui perclut comme tous ses membres » (L’Écueil des amans, 1710) ; « Elle [la graisse] peut causer une contraction de nerfs et perclure les bras et les mains » (Buffon, 1809) ; « Le venin qui découloit de ses lèvres me perclut en mes cinq sens » (Mme de Ranchoup, 1814) ; « L'éducation civilisée, qui perclut les corps par la fausse gymnastique, et les âmes par les préjugés », « L'immobilisme perclurait à jamais le monde social » (Charles Fourier, 1823) ; « Un excès de travail qui l'avait perclus de tous ses membres » (Jean-Nicolas Bouilly, 1827) ; « [L'arthrite] peut encore perclure de tous leurs membres les malheureux qui en sont affectés » (Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques, 1829) ; « Le froid perclut même l'âme » (Eugénie de Guérin, 1834) ; « L'homme chancelle, frappé qu'il est, dans son fond, d'un coup qui l'égare ou le perclut » (abbé de La Chadenède, 1837) ; « Un rhumatisme qui perclut le malade » (Dr Pierre Bertrand, 1845) ; « Retirons- nous de cette misère qui perclut tout, même les efforts les plus saints, les plus sacrés » (Pierre Leroux, vers 1852 ?) ; « La vieillesse avait brisé sa vigueur, affaibli sa vue et perclus ses membres » (Maxime Du Camp, 1854) ; « Cette chute le perclut d'un membre », « Perclus était le participe du vieux verbe percluser qui doit être remplacé par perclure » (Benjamin Legoarant, 1858) ; « Villon se perclut en remords » (Jules-Marie Simon, vers 1890 ?) ; « La masse d'air pesante [...] vous perclut de courbatures » (Le Maroc vu de Paris, 1937) ; « Cette ville inhumaine, qui nous perclut de réflexes et nous change en robots » (Jacqueline Beaujeu-Garnier, 1969) ; « La nielle qui perclut nos épaules » (Jean-Claude Pirotte, 1991) ; « Un malade qu'une syphilis neurologique perclut de douleurs » (François Chast, 1998) ; « La vie l’avait perclus d’épreuves » (Jean-Jacques Aillagon, 2009) ; « Le refus de Grasset m'avait perclus » (Frédérick Tristan, 2010) ; « La violence injuste de Sternkopf à son endroit l'a perclus d'effroi » (Hervé Brunaux, 2013) ; « La paralysie essentielle qui perclut l'Organisation » (Grégoire Polet, 2017). Ces verbes transitifs ont pu favoriser le succès de la construction perclus de suivi d'un complément de cause, selon la dérivation suivante : le froid perclut les doigts, d'où, au passif, les doigts sont perclus par le froid (cf. Littré à l'entrée « gourd ») ou, le complément d'agent pouvant à l'occasion être introduit par deles doigts sont perclus de froid

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Criblé (accablé) de dettes.

     


    2 commentaires
  • Un piège tabou

    « Ce sont des violences sourdes, cachées et taboues. »
    (Anissa Boumediene, sur 20minutes.fr, le 6 mars 2018)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    Un lecteur de ce blog(ue) sollicite mon avis sur l'emploi du mot tabou : « Il existe une manie actuellement, consistant à l'accorder en genre et en nombre quand il est employé en apposition. Exemple : Il n'y a pas de questions taboues. Cela choque profondément mon sens de la langue française. Mais je constate que cette hérésie se répand et même le Larousse semble savoir flanché sur ce point. Merci de remettre les pendules à l'heure. »

    Au risque de décevoir mon correspondant, ce phénomène n'a, selon moi, rien que de très conforme à l'étymologie, dans la mesure où tabou est un emprunt, par l'intermédiaire de l'anglais taboo, au polynésien tabu, tapu (1) (et ses variantes kapu, tampu, tambu...), lequel aurait toujours été employé comme adjectif si l'on en croit le New English Dictionary (2). Pour autant, cela n'a pas empêché le bougre, aux accents si pittoresques, de s'implanter en français, sur le modèle de l'anglais, comme substantif (a taboo, un tabou), comme adjectif ou participe (a taboo or tabooed object, un objet tabou ou taboué) et comme verbe (to taboo, tabouer ou, plus rarement, tabouiser). 

    Seulement voilà : s'agit-il, dans notre lexique, d'un nom qui peut s'employer adjectivement ou d'un adjectif à part entière ? L'Académie a tranché en 1935, en n'enregistrant, contre toute attente, le mot tabou que comme nom : « TABOU. n. m. Mot d'origine polynésienne qui désigne, chez les peuples primitifs, chez les sauvages, les Êtres et les choses auxquels il n'est pas permis de toucher » (huitième édition de son Dictionnaire), quand Littré mentionne dès 1877 l'emploi adjectival (sans toutefois se prononcer sur l'accord) : « TABOU (ta-bou) s. m. Espèce d'interdiction prononcée sur un lieu, un objet ou une personne par les prêtres ou les chefs en Polynésie. Se dit adjectivement des personnes ou des choses soumises au tabou. Cela est tabou. » Plus curieux encore est l'exemple choisi par les académiciens pour illustrer ledit substantif : « Il est tabou. » Comprenne qui pourra !

    Soyons clair, l'invariabilité observée dans les premières attestations du mot, sous la forme anglaise taboo (dans les traductions du Troisième voyage de James Cook, 1785) ou sous la forme francisée tabou (dans Promenade autour du monde de Jacques Arago, 1822), le doit moins, selon moi, aux spécificités du nom employé comme adjectif en français qu'à celles de l'adjectif en anglais : « Lorsqu'il n'est pas permis de manger, ou de se servir d'une telle chose, ils disent qu'elle est Taboo » (Cook), « Quant aux petits temples enfermés dans les moraïs, ils sont tabou pour tout le monde, et celui qui oserait en violer la sainteté serait puni d'une manière cruelle » (Arago), à côté de « Certaines nourritures sont tabooées » (Cook), « Les maisons particulières des prêtres n'étaient pas tabouées » (Arago) − notez le recours à l'italique qui signale ici l'emprunt à une langue étrangère.

    À ma connaissance, les premiers exemples de variation − le plus souvent en nombre uniquement − de tabou comme adjectif datent des années 1830 : « Tout l'archipel accourait mettre à ses pieds les prémices des productions terrestres tabous jusque-là », « Tout ce que le capitaine put apprendre, c'est qu'ils étaient tabous » (Jules Dumont d'Urville, 1835, qui écrivait encore en 1832 : « Je demandai en riant à Finau s'il voulait me céder l'une d'elles pour femme : il répliqua qu'elles étaient tabou » et en 1834 : « Vos vergers et vos enclos étaient tabou (sacrés, inviolables) ») ; « Elles [les patates douces] sont essentiellement taboues de même que le poisson que l'on pêche pour les provisions d'hiver » (Auguste Wahlen, 1843) ; « On leur fait choisir deux ou trois jeunes filles, qui, à partir de ce moment, sont Tabous, elles ne peuvent, dès lors, appartenir à aucun autre homme » (lettre anonyme datée de 1846). Aussi me paraît-il exagéré d'affirmer, avec Girodet, que « tabou, comme adjectif, a été longtemps invariable » ou, avec Anne Gaïdoury et Antoinette Gimaret, que « l'adjectif tabou a été pendant longtemps invariable, mais on commence à l'accorder depuis peu » (QCM et exercices de français, 2005). On dira plus justement qu'« on a longtemps hésité sur cet accord » (Thomas) ou que « l'usage reste partagé » (Goosse), « même si la variation semble l’emporter » (Grevisse). Vous faut-il d'autres preuves de ce flottement ? En voici qui, je l'espère, viendront à bout des réserves de mon interlocuteur : (invariabilité) « La montagne est tabou » (Jules Verne, 1867), « Les trois personnages étaient tabou » (Abel Hermant, 1925), « Les auteurs se défendent de s’attaquer à la Société des Nations, qui est tabou » (Henry Bordeaux, 1929), « Un homme pour qui aucune pensée n'était tabou » (Jules Romains, 1944), « Je connais une maison d'édition dont tous les auteurs, poètes ou romanciers, sont tabou sur la route » (Jean Giraudoux, 1950), « S'il s'agit d'un poste important comme celui de directeur dans un ministère, l'appellation [directrice] est tabou » (René Georgin, 1957), « Des questions qui, en France, paraissent tabou » (Pierre Emmanuel, 1981), « L'hygiène est plus tabou que le sexe » (Philippe Sollers, 1983) ; (accord en nombre, voire en genre) « Nous abordons des sujets tabous » (André Maurois, 1918), « Quelques-uns de ces écrivains tabous » (Henri Bremond, 1920), « C'était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement "tabous" que mon père lui-même ne se fût pas permis de les sonner » (Marcel Proust, 1920), « Ce sont deux animaux [l'ours et le saumon] que l'imagination populaire avait faits tabous » (Joseph Vendryes, 1921), « Il me faut à présent des gloires plus tabous » (Maurice Rostand, 1926), « Malgré mon rationalisme, les choses de la chair restaient taboues pour moi » (Simone de Beauvoir, 1958), « Des livres complètement nuls deviennent tout à coup tabous » (Nathalie Sarraute, 1963), « Les sujets que la masse considère comme classés ou même comme tabous » (André Thérive, 1970), « Se rapporter à la date taboue » (Jean-Paul Sartre, 1972), « La rue Labat n'était pas taboue » (Robert Sabatier, 1974), « Le nombre des sujets tabous va croissant » (Louis Aragon, 1980), « Il y a vingt ans, l'URSS, le PC étaient des sujets tabous pour tout ce qui n'était pas de droite » (Jean Dutourd, 1985), « La question − taboue − du maintien du servage » (Hélène Carrère d'Encausse, 2013), « Il y a des mots tabous et il y a des traîtres mots » (Bernard Pivot, 2016), « C'est d'ailleurs une question intéressante, et taboue dans nos syndicats » (André Comte-Sponville, 2018). Tout bien pesé, c'est le Grand Larousse (1978) qui me semble avoir le mieux décrit la situation : « L'adjectif [tabou] s'accorde au féminin et au pluriel. On trouve cependant chez certains auteurs l'invariabilité ou un accord pour le nombre seulement [3]. » Dans l'usage actuel, en effet, l'accord en genre et en nombre tend à se généraliser, avec la bénédiction de nombreux spécialistes : « On laisse parfois invariable l'adjectif. Mieux vaut l'accorder. Des institutions taboues » (Hanse), « De nos jours, en général, on accorde en nombre et, souvent aussi, en genre : Des sujets tabous. Des personnes taboues (ou tabous) » (Girodet), « Tabou s'accorde au féminin et au pluriel » (Thomas), « Des mots tabous. Des armes taboues » (Bescherelle), « Une pratique taboue. Une institution taboue » (Petit Larousse illustré), « L'adjectif s'accorde généralement en genre et en nombre » (Robert).

    Les tenants de l'invariabilité (4) objecteront, avec la caution des académiciens, que tabou est d'abord un nom et qu'en tant que tel il n'est pas censé varier quand on l'emploie comme adjectif (que l'on songe à des yaourts nature). Voire. Car enfin, ne lit-on pas à l'entrée « miniature » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « En apposition. Des autos miniature ou miniatures » ? C'est que, explique Bescherelle, « quand le nom n'est plus reconnu comme tel sous l'adjectif [5], l'usage tend à "normaliser" l'accord. Ce fut le cas pour un mot comme tabou : des pratiques taboues ». Même constat chez Henri Briet : « Certains noms employés adjectivement tendent à devenir des adjectifs et peuvent varier en nombre [...]. Rares sont ceux qui varient aussi en genre : une réunion taboue [6] » (L'Accord de l'adjectif, 2009). Vous l'aurez compris, que tabou soit considéré comme un nom en apposition ou comme un véritable adjectif, rien ne s'oppose à ce qu'il prenne les marques usuelles de genre et de nombre. Mais brisons là (et je ne parle pas des tabous) en attendant de voir si l'Académie reviendra sur sa position dans la dernière édition de son Dictionnaire...

    (1) Selon certaines sources (Salomon Reinach, Daniel de Coppet), le polynésien tapu serait lui-même formé de ta (« marquer ») et de pu, adverbe d'intensité, d'où « fortement marqué » − comprenez : « porteur de signe(s) distinctif(s), différenciateur(s), pour alerter d'un danger et imposer le respect ou l'évitement » (Élise Thiébaut, Ceci est mon sang, 2017).

    (2) « The use of the word [taboo] as substantive and verb [is] English ; in all the native languages the word [...] is used only as an adjective, the substantive and verb being expressed by derivative words and phrases. »

    (3) L'accord en nombre seulement, admis par Girodet (« Des personnes taboues (ou tabous) »), n'est pas du goût de Dupré : « La citation de Maurice Rostand [cf. supra] est inexplicable. On peut écrire des gloires plus tabou ou taboues mais en tout cas pas tabous. » Cet exemple n'est pourtant pas isolé : « Les prémices des productions terrestres tabous jusque-là » (Jules Dumont d'Urville, 1835), « Les Atouas forment la première classe des personnes tabous » (Thomas Bernard traduisant Adolf Edward Jacobi, 1846), « Les étrangers, d'ailleurs, font souvent partie des choses tabous » (Cahiers internationaux de sociologie, 1958), « Mais ce sont des choses tabous dont on ne doit pas parler ! » (Pauline de Broglie, 1968), « Tous les mâles américains tremblent devant les femmes totems, les femmes tabous, les femmes castratrices, ces dévoreuses » (Jean Lartéguy, 1972), « J'ai peur de faire des choses tabous » (Hélène Giguère, 1999), « Le texte tourne sournoisement autour des pensées tabous » (Catherine Douzou et Paul Renard, 2002).

    (4) Rares sont les grammairiens actuels qui prônent la stricte invariabilité, à l'instar de Françoise Bidaud : « Certains adjectifs sont invariables, les plus courants sont : snob, chic, standard, tabouNous n'avons pas abordé les sujets tabou » (Nouvelle grammaire du français pour italophones, 2008).

    (5) Ou quand il n'est plus senti comme une expression elliptique (une montagne tabou pour « une montagne frappée d'un tabou ») ?

    (6) L'honnêteté m'oblige à préciser que l'auteur se contredit quelques pages plus loin : « Certains mots qui jouent le rôle de l'adjectif n'ont qu'une forme identique pour le masculin et le féminin : angora, bien, chic, grenat, kaki, rococo, snob, standard, tabou, vermillon. » Autre inconséquence, relevée cette fois dans le TLFi : « Le substantif et l'adjectif admettent généralement les marques usuelles de genre et de nombre, mais on rencontre des exemples où l'adjectif est invariable » (à l'entrée « tabou » de l'onglet « Lexicographie »), alors que l'adjectif est présenté comme variant uniquement en nombre dans l'onglet « Morphologie ».


    Remarque : Tabou, adjectif ou nom employé comme adjectif, signifie à l'origine « frappé d'interdit du fait d'un caractère sacré ou impur ». Relayé par la psychanalyse (cf. l'ouvrage de Freud Totem und Tabu, 1912), le mot est passé dans la langue courante aux sens figurés de « qui ne peut être fait, prononcé, touché par crainte, par pudeur, par respect (des convenances sociales ou morales) », « qui est l'objet d'un respect qui ne se discute pas ou, par ironie, qui paraît exagéré, quasi sacré ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou des violences tabou, voire tabous).

     


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