• « Je ne peins pas, je ne joue pas de piano. »
    (Philippe Sollers, dans son roman Médium, paru chez Gallimard)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    L'Académie nous le serine depuis belle lurette : « Jouer, suivi du nom de l'instrument avec lequel on joue [comprenez : dont on se sert], demande une préposition » (quatrième édition de son Dictionnaire, 1762). Que l'on songe à : jouer avec une raquette, jouer du couteau, jouer du bâton, etc. Quand l'instrument en question est spécialement conçu pour produire des sons, c'est la préposition de qui donne de la voix : jouer du piano, de la harpe, de toutes sortes de percussions pour « se servir (ou savoir se servir), selon les règles de l'art, d'un piano, d'une harpe, de toutes sortes de percussions ».

    Seulement voilà : plus d'un usager se laisse abuser par le du de jouer du piano, croyant avoir affaire à l'article partitif (le du de manger du pain) là où il n'est question que de la contraction de la préposition de et de l'article défini le (employé ici avec une valeur générique). La confusion, quand elle ne prêterait pas à conséquence en phrase affirmative simple, est perceptible en tournure négative, dans la mesure où l'article partitif (du, de la, de l', des) − contrairement à l'article défini (le, la, l', les) − est alors remplacé tambour battant par la forme réduite de (ou d') devant un complément d’objet direct. Comparez : Il mange du pain → Il ne mange pas de pain et Il joue du piano → Il ne joue pas du piano (comme on dirait : Il ne parle pas du piano). Force est, hélas ! de constater qu'à ce petit jeu nos écrivains ne sont pas les derniers à faire des fausses notes. Jugez-en plutôt : « Enfin, au rez-de-chaussée, il y a moi, qui ne crie point, qui ne joue pas de piano » (Colette), « Je ne joue pas de piano, pour ne pas offrir de prise à la curiosité indiscrète et ennuyée » (Romain Rolland), « Je ne joue pas de mandoline. Je joue de la guitare » (Annie Saumont) (*). Aussi la commission du Dictionnaire de l'Académie s'est-elle récemment fendue d'un avertissement, histoire de mettre tout le monde au diapason : « [On écrit :] Je joue (ne joue pas) du piano, de l’orgue, des castagnettes, de la clarinette. »

    Autant pisser dans un violon ! Car enfin, il faut bien reconnaître, à la décharge de tous ceux qui s'y sont laissé prendre, que la tentation du de est d'autant plus grande que, jouer devenant transitif direct quand il signifie « exécuter un air, interpréter un morceau de musique », on dira très correctement avec l'article partitif : Il joue de la musique → Il ne joue pas de musique. J'en viens d'ailleurs à me demander si certains ne procèdent pas inconsciemment à l'ellipse de Il ne joue pas de (morceau de) piano quand ils s'aventurent à substituer de à du devant ledit nom d'instrument. On peut encore invoquer le rôle que joue vraisemblablement dans cette affaire le tour faire suivi d'un complément d'objet direct déterminé par un article partitif, qui signifie « exercer une activité de façon régulière ou durable, s'adonner à une pratique déterminée » : Il fait du piano, il fait de la musique → Il ne fait pas de piano, il ne fait pas de musique.

    Vous l'aurez compris : on a beau répéter la règle à cor et à cri, on a beau sonner les cloches des contrevenants, rien n'y fait. Il se trouvera toujours des oreilles rétives (des esprits qui raisonnent comme des tambours, diront les mauvaises langues) pour refuser de jouer le jeu et continuer de réanalyser les constructions du type jouer du piano en jouer + article partitif + nom de l'instrument, sous l'influence des emplois transitifs directs de jouer (de la musique) et de faire (du piano). Flûte alors !

    (*) À comparer avec : « Il est vrai qu'elle ne joue pas du violon, et qu'elle ne chante point » (Voltaire), « Et surtout qu'on ne joue pas du violon tandis que [...] » (Restif de La Bretonne), « Une fille bien élevée [qui] n'a pas de rivale au monde pour les travaux d'aiguille et ne joue pas du piano » (Théophile Gautier), « Est-ce que je ne joue pas du violon pour de l'argent ? » (Alphonse Karr), « Personne, dans les collèges, n'apprend plus à jouer du piano ni du violon » (Pierre Gaxotte), « Ici, quand je suis seule, je ne joue pas du piano » (Marguerite Duras), « Aujourd'hui encore, que je ne joue pas du piano et n'en jouerai jamais, cela me suffoque » (Jonathan Littell).

    Remarque 1 : Les spécialistes ont beau connaître la musique grammaticale, ils peinent à accorder leurs violons sur la question de la fonction du nom complément. Si la plupart y voient un COI, Robert fait entendre une mélodie toute personnelle en présentant jouer dans l'acception qui nous occupe non pas comme un verbe transitif indirect, mais comme un « verbe intransitif (+ préposition) ». Aussi bien, il n'y a là rien d'étonnant, quand on sait à quel point la frontière entre complément d'objet indirect et complément circonstanciel (en l'espèce, de moyen, d'instrument ?) est ténue. Quelle que soit l'analyse envisagée, on retiendra que jouer se construit régulièrement avec la préposition de devant le nom d'un instrument de musique : Il joue de la batterie et de toutes sortes de percussions. De quel instrument joue-t-il ? La guitare dont il joue fort bien. Que veux-tu que je fasse de ton violon ? J'en joue si mal. Pour autant, l'honnêteté m'oblige à préciser, quand cela ne ferait qu'ajouter à la cacophonie, que le tour transitif direct est attesté de longue date ; c'est du moins ce que laisse entendre le Dictionnaire du moyen français, lequel consigne les deux constructions « jouer (d') (un instrument de musique) »... mais ne cite que des exemples avec la préposition : « Orpheüs jouoit de la lire / Mieus qu'homme ne le porroit dire » (Guillaume de Machaut, vers 1361), « On joua des orgues en l'église » (Olivier de La Marche, XVe siècle), etc. Il faut attendre le XVIIIe siècle, me semble-t-il, pour trouver des occurrences de jouer sans de, vraisemblablement comme calque de l'anglais to play the piano (the violin...) ou comme ellipse de jouer (la partie de) tel instrument : « L'Art de jouer le violon » (traduction de The Art of playing on the violin, titre de la méthode de Francesco Geminiani, 1751), « On joue la flûte en la tenant entre les doigts dans une position horizontale » (Nouveau Dictionnaire universel des arts et métiers, 1829), « Il compose et joue bien le violon » (lettre de Ferdinand Friedland à Hector Berlioz, 1846), « Comme il joue bien la clarinette ! C'est presque un aveugle ! » (Villiers de l'Isle-Adam, avant 1889), « L'artiste qui joue la flûte » (Amédée Beaujean, 1875, dans son Abrégé du Dictionnaire d'Émile Littré, là où ce dernier écrivait plus correctement : « L'artiste qui exécute la partie de la flûte traversière dans une symphonie »). Me laisse en revanche sans voix cette observation de Michel Pougeoise dans son Dictionnaire de grammaire et des difficultés grammaticales (1998) : « L'infinitif d'un verbe transitif peut avoir un C.O.D. : Sucer un bonbon. Déguster un mets. Lire un roman. Jouer du piano. » Comprenne qui pourra !

    Remarque 2 : Thomas et Girodet tiennent à ce que l'on dise : sonner (du cor, de la trompe, de la trompette, du clairon), battre (du tambour, des cymbales ou le tambour, les cymbales), pincer (de la guitare, de la harpe), de préférence à jouer. Ces considérations, pourtant, étaient déjà présentées comme désuètes par Littré : « Autrefois il y avait un verbe particulier pour chaque instrument [...]. Aujourd'hui, jouer se dit de toute espèce d'instruments. »

    Remarque 3 : Voir également le billet Jouer (un adversaire, une équipe)

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Je ne joue pas du piano.

     


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  • « Tes bras tu as ouvert. »
    (Matt Marvane, dans sa chanson Christ est la lumière)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    Un correspondant me demande si, dans ce texte d'une chanson de Matt Marvane, jeune pasteur dijonnais à qui le monde de la musique chrétienne contemporaine tend les bras, il ne faudrait pas « mettre un "s" à ouvert, puisque le COD est placé devant ». La question est intéressante : l'antéposition à seule fin stylistique (poétique, en l'occurrence) du complément d'objet direct modifie-t-elle l'accord du participe passé ?

    Commençons par rappeler qu'en français moderne ledit complément d'objet direct, quand il est ainsi rejeté à bout de bras en tête de phrase pour être mis en relief, doit normalement être suivi d'une pause et repris par un pronom placé entre le sujet et le verbe : Tu as ouvert tes bras → Tes bras, tu les as ouverts ; la relation étroite entre le verbe et son objet direct antéposé (rappelé par le pronom personnel) est alors soulignée par l'accord du participe passé conjugué avec avoir. Mais il arrive − « moins rarement que ne le disent certains grammairiens » (1), si l'on en croit Goosse, le bras droit de Grevisse − que des auteurs s'affranchissent de ce pronom de rappel, par archaïsme, par emphase, par licence poétique, par imitation de la langue parlée ou, plus généralement, par recherche d'un effet de style que ne renieraient ni le Monsieur Jourdain de Molière ni le Maître Yoda de Star Wars. Pour preuve ces exemples à divers ouvrages de référence empruntés : « Une pointe de ce compas il appuie au centre » (Chateaubriand traduisant Milton), « Affaire de bottes nous avons, affaire de fraises » (Musset), « Un joli attrapage, vous allez voir ! » (Zola), « Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait » (Pierre Louÿs), « Une seule chose il voyait » (Romain Rolland), « Une rude langue il avait, ce Créquine » (Maurice Genevoix), « Toute une ceinture de douros pour dépenser à la guerre, il avait » (Jean Paulhan), « Ah ! oui, de jolis parents j'ai là ! » (Georges Bernanos), « Un grand troupeau de pleurnicheurs ils formaient » (Louis-Ferdinand Céline). Dans ce cas, précise Jacques Drillon, mettre de virgule il ne faut pas (2).

    Fréquent dans l'ancienne langue, dont la syntaxe était plus libre, ce phénomène d'antéposition de l'objet direct au groupe sujet-verbe (sans reprise pronominale) s'observe encore dans les vers de nos classiques. Comparez : « Les chars [viandes] crues ils mettent entre leur celles » (Jean de Joinville, vers 1309) et « Puis en autant de parts le cerf il dépeça » (La Fontaine, 1668) (3). Selon les besoins de la rime et les exigences de la versification, l'objet direct pouvait être déplacé, non pas forcément au début de la proposition, mais directement devant le verbe ou l'infinitif complément (4) : « Un courage élevé toute peine surmonte » (Malherbe) ; « L'envie en un moment tous nos desseins détruit » (Honorat de Bueil de Racan) ; « Un juge mantouan belle femme épousa », « N'en puis-je donc, messieurs, un gros [poisson] interroger ? », « Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer » (La Fontaine) ; « Vous direz à celui qui vous a fait venir / Que je ne lui saurais ma parole tenir » (Molière) ; « Et si quelque bonheur nos armes accompagne » (Racine). Aux temps composés conjugués avec avoir, on le trouvait souvent, les bras ballants, entre l'auxiliaire et le participe passé : « Il a par sa valeur cent provinces conquises » (Malherbe) ; « Le seul amour de Rome a sa main animée », « Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie » (Corneille) ; « J'ai maints chapitres vus », « Combien de fois la lune a leurs pas éclairés », « Il avait dans la terre une somme enfouie », « Sur le portail j'aurais ces mots écrits » (La Fontaine) ; « Et de son grand fracas surprenant l'assemblée, / Dans le plus bel endroit a la pièce troublée » (Molière) ; « La valeur d'Alexandre a la terre conquise », « Quelques soldats ont [...] tout le corps ébranlé » (Racine) ; « La noble épée / Qui d'Holopherne a la tête coupée » (Voltaire). Il ne vous aura pas échappé que, dans ce cas de figure, nos poètes accordaient à tour de bras ledit participe passé avec le substantif objet lui-même − non pas tant parce que celui-ci était antéposé à celui-là que parce que celui-là était jadis considéré comme l'attribut de celui-ci suivant l'usage latin. Mais le complément d'objet direct pouvait à l'occasion se trouver strictement devant le verbe conjugué à un temps composé : « Quel astre malheureux ma fortune a bâtie ? [comprenez : Quel astre malheureux a bâti ma fortune ?] » (Malherbe), « De ses rares vertus la gloire il n'eut flétrie » (Charles-Auguste de La Fare) ; l'accord du participe n'en était pas moins observé. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir, aux siècles suivants, quelques auteurs leur emboîter le pas : « D'autres émotions [...] ont dans les cœurs sa mémoire effacée » (Gérard de Nerval), « L'amour a nos âmes en une âme mêlées » (Romain Rolland), « J'ai toute ambition résignée » (Georges Duhamel) et « Bien des malheurs, il avait eus » (Marguerite Duras), « Trois enfants j'ai eus, et tous trois je les ai perdus » (Panaït Istrati, écrivain d'origine roumaine), « Ma chemise j’aurais donnée pour en [= des surprise-parties] être » (Muriel Cerf) (5). Après tout, ces exemples, quand ils paraîtraient peu « naturels », ne sont rien de moins que conformes à l'esprit de la règle énoncée par Marot : n'autoriser l'accord que dans la mesure où le genre et le nombre de l'objet direct sont connus avant l'énonciation du participe passé.

    Seulement voilà : force est de constater (une fois de plus, diront les mauvaises langues et les bras cassés) que la certitude n'est pas de mise en matière d'accord du participe passé. Ainsi l'académicien Louis-Simon Auger écrivait-il (en 1819) à propos du vers de Molière : « L'inversion ne changeant point le rapport grammatical des mots, il semblerait qu'on dût dire a la pièce troublé et non a la pièce troublée, puisque dans l'ordre naturel le participe est indéclinable. » Même réserve émise par Aloys de Closset (en 1867), qui tombe à bras raccourcis sur un des vers précédemment cités de La Fontaine : « Le participe ne peut s'accorder avec le mot chapitres, puisque sa place, dans le vers, est le résultat d'une inversion. La Fontaine suit ici les vieilles traditions. » Plus près de nous, le grammairien Alain Frontier se la joue petit bras en laissant prudemment le choix : « Si l'on changeait la place du complément d'objet (Le parlement la loi a voté(e), La loi le parlement a voté(e), etc.), la phrase deviendrait incompréhensible » (La Grammaire du français, 1997). Et que dire encore de ces deux exemples donnés par la linguiste Sophie Prévost (dans La Postposition du sujet en français aux XVe et XVIe siècles, 2001), sans plus d'explication sur la différence de traitement du participe passé : « Trois pommes il a mangé au dessert » et « Les trois pommes il a mangées », là où Gilles Siouffi (dans 100 fiches pour comprendre les notions de grammaire, 2007) écrit : « Cinq examens il a passés, cinq examens il a réussis » ? Comprenne qui aura le bras assez long.

    Posons le problème autrement : pourquoi n'accorderait-on pas le participe passé dans ce type de construction ? L'occitaniste Charles Camproux avance une hypothèse, fondée sur l'observation des parlers populaires du Gévaudan : « L'antéposition du complément [d'objet direct] sans rappel par le pronom personnel a pour résultat de séparer les deux notions exprimées par le substantif et par le verbe. Le résultat de cette séparation c'est évidemment d'arracher les diverses notions du milieu concret des catégories grammaticales, mais c'est également d'accorder plus d’importance à chacune des notions ainsi isolées. C'est donc en définitive un moyen supplémentaire d'arriver à l'expressivité » (Étude syntaxique des parlers gévaudanais, 1958). Autrement dit, pour en revenir à l'affaire qui nous occupe, le sens ne serait plus selon lui : « Tu as ouvert tes bras », mais « Tes bras (, c'est ce que) tu as ouvert » ; le participe passé demeurerait alors invariable. Est-il besoin de préciser que le linguiste Jacques Pohl, qui s'est lui aussi intéressé à l'usage oral (mais du français contemporain, cette fois), arrive à une conclusion quelque peu différente : « [Dans la langue parlée,] l'accord du participe qui se rapporte à [l'objet] antéposé se fait quelquefois ; il ne semble pas omis plus souvent que dans les autres cas » (Les constructions about - pronom sujet - verbe dans le français contemporain, 1976) ? Face à pareilles contradictions, avouez que la tentation est grande de baisser les bras... ou de jurer que tous ces experts ne parlent pas de la même chose ! Aussi bien se pourrait-il que des constructions à première vue similaires recouvrent des réalités grammaticales différentes ? Telle est la conviction de la linguiste Danielle Leeman, qui observe dans À propos d'un COD « Canada Dry » (2004) que, contrairement aux apparences, le complément déplacé (sans reprise pronominale) n'est pas toujours un authentique COD. Ainsi du tour La tarte, j'ai aimé [glosé en : Et la tarte ? − (En ce qui concerne) La tarte, j'ai aimé], où la tarte ferait office de complément circonstanciel (de point de vue) et, partant, ne saurait commander l'accord du participe.

    Reste à s'entendre sur l'analyse des bras de notre chanson. Dans le doute, vous l'aurez deviné, mieux vaut encore s'en tenir à l'ordre usuel des mots. Histoire d'éviter de passer... du côté obscur de l'accord !

    (1) « Notre langue ne saurait s'accommoder de la transposition de l'accusatif, non pas même en poésie » (Thomas Corneille, dans une de ses notes sur les Remarques de Vaugelas, 1687), « L'antéposition du COD sans rappel [est] généralement donnée comme impossible » (Françoise Gadet, Le Parlé coulé dans l'écrit, 1991), « Le déplacement du complément d'objet direct en tête de phrase [est] un phénomène assez rare en français (la course j'ai gagnée), sauf effet stylistique délibéré » (Sophie Aslanides, Grammaire du français : du mot au texte, 2001), « Il est rarissime qu'un complément direct soit antéposé au verbe, en dehors du cas de l'attribut » (Joëlle Gardes, L'Ordre des mots, 2013).

    (2) « On ne met pas de virgule lorsqu'on antépose un complément d'objet direct ou indirect. [...] En revanche, il en faut avant le verbe lorsqu'on antépose plusieurs de ces compléments » (Traité de ponctuation française, 1991).

    (3) Le complément d'objet direct placé en tête entraînait souvent l'inversion du sujet : « Ceste grant courtoisie fist Diex à moy et à mes chevaliers » (Jean de Joinville) ; « Une chose ai-je à dire », « Peu de prudence eurent les pauvres gens » (La Fontaine).

    (4) Cette construction perdure dans certaines locutions figées : sans coup férir, sans mot dire, sans bourse délier, (savoir) raison garder, pour ce faire, à vrai dire...

    (5) On trouve également sur Wikipédia cette traduction (anonyme) d'un poème de Charlotte Brontë : « J'ai vécu l'heure de l'adieu ultime / De celle pour qui ma vie j'aurais donnée. »

    Remarque : L'antéposition du complément d'objet direct nominal est au contraire usuelle dans les phrases interrogatives ou exclamatives du type : Quelle robe mets-tu ? Quelle belle robe tu as mise !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Tes bras tu as ouverts (?).

     


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  • « C'est pourtant pas mal joué, mais les situations sont tellement téléphonées qu'on se prend à anticiper les dialogues » (à propos de la série américaine Code Black, diffusée sur M6).
    (lu dans Télé 7 Jours, le 11 janvier 2018)

     
     

      FlècheCe que j'en pense


    La langue parlée, on ne le sait que trop, se moque pas mal des services de la particule ne dans les tours négatifs : je sais pas, j'ai rien entendu, j'ai jamais dit ça... Grevisse qualifie ce phénomène de « tendance à l'effacement du ne » : « Ne étant nécessairement atone, parfois élidé, et donc faible du point de vue phonétique, les auxiliaires [pasplusrienjamais, etc.] sont devenus les éléments les plus importants de la négation, au point d'être capables de l'exprimer à eux seuls. » À l'oral, passe encore ; mais à l'écrit (fût-ce dans un magazine télé) !

    La chose est d'autant plus dommageable que, dépourvue de ne, la phrase prend ici un tout autre sens : [Tel film] est pas mal joué, comprenez est assez souvent joué (au lieu de est plutôt bien joué). Grand est en effet le risque de confusion entre la combinaison non-lexicalisée ne... pas mal, où ne... pas nie le mot mal employé « avec sa valeur première » (1) comme adjectif ou comme adverbe (ne... pas mal prend alors le sens qualitatif de « assez bien, plutôt bien ») et la locution pas mal qui, dans une phrase affirmative, marque un degré se situant entre « assez » et « beaucoup ». Comparez : Il n'a pas mal travaillé (sens qualitatif, contraire à Il a mal travaillé) et Il a pas mal travaillé (sens quantitatif, contraire à Il a assez peu travaillé).

    À l'origine, ces deux emplois de pas mal exigeaient la négation ne, comme le prouvent les exemples suivants : « Pour une jeune fille, elle n'en sait pas mal [= elle en sait assez long] ! » (Molière [2]), « Elle ne serait pas mal, si elle voulait [= elle serait assez bien, plutôt jolie] » (Mirbeau). Selon Grevisse, il s'agit là du « tour d'abord seul régulier où pas a sa valeur ordinaire de particule auxiliaire de la négation ». Mais voilà : pas mal adverbe de degré (permettant d'indiquer la quantité ou l'intensité) s'est mis à s'employer sans ne dans la langue courante du XIXe siècle. Rien que de très logique pour Léon Clédat qui fait observer que, à la différence de l'emploi qualitatif − où pas mal énonce sous forme de litote le contraire de pas bien −, l'emploi quantitatif ne saurait se déduire de la combinaison de pas et de mal : « Les deux mots, dans ce sens, sont arrivés à former une locution inséparable, et ne a l'inconvénient de les dissocier dans la pensée en attirant à soi le pas, qui le complète. Quand nous disons : "il n'a pas peu de mérite", nous nions qu'il ait peu de mérite ; dire : "il n'a pas mal de mérite" serait nier qu'il ait mal de mérite, or mal n'a pas, à lui seul, de valeur quantitative » (Revue de philologie française et de littérature, 1926). À moins, objecte Jacqueline Bacha dans Le déterminant adverbial pas mal de (2001), de donner à mal le sens de « peu » qu'il a dans son emploi comme préfixe (« Maladroit ne signifie pas "non adroit", mais plutôt "peu adroit" »).

    Toujours est-il qu'avec pas mal adverbe de degré et pas mal de déterminant (3) « ne, autrefois imposé et certes encore permis, est aujourd'hui généralement omis » (dixit Hanse) − obligatoirement omis « quand pas mal est précédé d'une préposition » (dixit Grevisse). Comparez : (avec ne) « Tu n'es pas mal impertinent » (Michel Baron, 1686), « J'ai eu un petit minois qui ne m'a pas mal coûté de folies » (Marivaux, vers 1740), « Il n'y a pas mal de monde » (Louis Chambaud, 1770), « Un grand échalas, [...] dont le nez ne ressemblait pas mal à un éteignoir » (Restif de La Bretonne, 1784), « Il n'est pas mal enthousiaste, et pas mal injuste envers son ancienne bienfaitrice » (Ibid.), « Mais il n'en sait pas mal déjà » (Jean-François de La Harpe, 1799), « Il ne se moque pas mal de moi » (Jean-François Rolland, 1813), « On ne s'est pas mal moqué de moi » (Joseph de Maistre, 1815), « Ah ! bien oui, l'héritage !... je ne m'en moque pas mal ! » (Jean-François Bayard et Philippe Dumanoir, 1837), « Il n'y avait pas mal de curieux à ce spectacle » (Littré, vers 1870), « Il n'y avait pas mal de fautes dans ce devoir » (Auguste Brachet, 1889), « Je ne mets pas mal d'eau dans mon vin » (Hugo, 1890), « Il n'est pas mal effronté » (Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, 1900), « Ils conduisent comme des brutes, ces gens-là... et ils ne se foutent pas mal des clients qui leur confient leur existence ! » (Henri Duvernois, 1921), « Avec sa barbe grise, ses cheveux annelés, il ne ressemblait pas mal à saint Pierre, tel qu’on le figure dans les vieux tableaux » (Abel Bonnard, 1933), « Le petit meuble ne contenait pas mal de provisions » (Philippe Hériat, 1957), « Mais les gamins ne lisent pas mal, si j’en crois mes souvenirs d’aujourd’hui » (Maurice Genevoix, 1958) ; (sans ne) « Le ciel est sombre pas mal » (Rodolphe Töpffer, 1836), « Je m'en fous pas mal ! » (Gustave Flaubert, 1842), « Je me fiche pas mal de votre dent ! » (Eugène Labiche, 1856), « Courte réponse qui contenait pas mal de dédain » (Eugène Fromentin, 1863), « Ils devaient mettre de côté pas mal d'argent » (Émile Zola, 1878), « Son Herbert avait toujours été pas mal reître » (Alphonse Daudet, 1888), « Quand on est déjà pas mal avancé dans la vie » (Pierre Loti, 1890), « Nous avons avalé pas mal de poussière » (Anatole France, 1904), « On s'en moquait pas mal » (Abel Hermant, 1906), « J'ai aujourd'hui pas mal de confidences à te faire » (Jean Giraudoux, 1922), « Ma toilette avait dispersé pas mal d'objets autour de moi » (Jules Romains, 1922), « Nous avons à penser à pas mal d'autres choses » (Pierre Benoit, 1928), « Puisqu'il la mettait à la porte c'est qu'il se foutait pas mal d'elle » (Louis Guilloux, 1935), « Ce n'est peut-être pas tout à fait un miracle, mais ça y ressemble déjà pas mal » (Georges Bernanos, 1947), « J'ai eu pas mal de sobriquets dans ma jeunesse » (Robert Sabatier, 1958), « Depuis, nous avons pas mal voyagé » (Simone de Beauvoir, 1967), « Un passé qui [...] commence à être pas mal lointain » (Raymond Queneau, 1973), « J'ai mis pas mal d'eau dans mon vin » (Joseph Hanse, 1983), « Il est pas mal froussard. Il a pas mal voyagé » (Petit Robert, 1986), « Il connaît pas mal de monde. J'ai relevé pas mal d'erreurs dans cette traduction » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Aussi, en octobre, Albert reçut-il avec pas mal de scepticisme les rumeurs annonçant un armistice » (Pierre Lemaitre, 2013) (4).

    Les emplois quantitatifs de pas mal sans ne sont encore présentés comme familiers par l'Académie (neuvième édition de son Dictionnaire), Thomas et Girodet. Goosse, pour sa part, n'y trouve plus rien à redire : « Cette réserve est dépassée : beaucoup [des exemples précédemment cités] ne viennent pas de conversations (5). » Déjà, en 1952, René Georgin se montrait nuancé : « C'est sans doute un tour familier puisqu'on a laissé tomber la négation ne, mais bien entré aujourd'hui dans la langue » (Difficultés et finesses de notre langue) ; il enfonce le clou en 1964 : « Il est certain que pas doit normalement être accompagné de ne qui reste la partie essentielle de toute locution négative et qu'on devrait théoriquement dire : Il n'y avait pas mal de monde. Mais c'est un fait qu'aujourd'hui pas mal de est devenu une expression adverbiale de quantité qui se suffit et s'emploie sans ne. La construction : Je n'ai rencontré pas mal de monde surprendrait et semblerait étrange » (Consultations de grammaire, de vocabulaire et de style). Goosse n'a pas de mal à confirmer les propos de son aîné : « Pas mal construit avec ne est devenu désuet. » On retiendra surtout que, quand pas mal s'emploierait désormais couramment, à l'oral comme à l'écrit, sans la négation au sens quantitatif de « assez, relativement beaucoup », celle-ci reste régulièrement exigée quand pas mal prend le sens qualitatif de « assez bien » : « Ce tableau ne fera pas mal sur le mur. Vous ne feriez pas mal de les avertir. Cela ne t'irait pas mal du tout. Il ne s'en est pas mal tiré » (Robert). Et ce ne sera déjà pas mal !

    (1) La précision est de Goosse : « Ne accompagne régulièrement pas mal quand mal a sa valeur première [c'est-à-dire quand il signifie le contraire de bien] : Luce ne travaille pas mal. Je ne me sens pas mal. Cette fille n'est pas mal. » Le dernier exemple trouve sa justification dans cette observation de Littré (quoiqu'elle ne soit étayée d'aucune autorité) : « Dans le langage familier, être mal se dit pour exprimer que le visage est laid, que la tournure est laide. Cette jeune fille est mal. Cette jeune fille n'est pas mal. »

    (2) Cet extrait de L'École des maris (1661) est présenté par le Dictionnaire historique de la langue française, le Grand Larousse et le TLFi comme la première attestation de la locution pas mal. Tout porte à croire que celle-ci est plus ancienne : « I a quelques restes de vieille muraille qui ne ressemblent pas mal de matière et façon a celes du vieil Bourdeaus » (L'Antiquité de Bourdeaus, 1574).

    (3) Marc Wilmet et Jacqueline Bacha font observer que le déterminant pas mal de est, quant à lui, purement quantitatif : il a pour équivalent un assez grand nombre de, bon nombre de, une assez grande quantité de, plusieurs.

    (4) On relève des hésitations chez certains auteurs :  « − Ah ! bah !... je ne m'en moque pas mal. − C'est ça... je m'en moque pas mal ! » (Julien de Mallian et Philippe Dumanoir, 1831) ; « La petite société de P. ne compte pas mal de propriétaires ruraux », mais « M. Bongrand s'arrangea pour faire gagner pas mal d'argent au père Bournillon » (Henri de Régnier, 1925) ; « Vous ne vous moquez pas mal qu'il soit heureux ou malheureux », mais « Je ressemble pas mal à ces équilibristes en haut d'une pile de chaises », « Il reste encore pas mal de chemin à faire dans l'inconnu » (Jean Cocteau, 1938, 1955 et 1960).

    (5) Il est intéressant de noter que, contrairement à ce que laisse entendre René Georgin, ce n'est pas tant l'absence de ne qui a pu donner à la locution son caractère familier que l'emploi de pas mal pour exprimer la quantité ou l'intensité (cf. par exemple la citation de Bayard et Dumanoir).

    Remarque 1 : Selon Kristoffer Nyrop, « quand il s'agit d'un temps simple, la langue littéraire demande ne ; on écrit il n'a pas mal d'ennuis ; mais on dit toujours il a pas mal d'ennuis » (Grammaire historique de la langue française, 1930). Même son de cloche chez Léon Clédat : « Nous disons couramment : "Il a fait pas mal de bruit”, qu'il serait assurément ridicule de corriger en : "il n'a pas fait mal de bruit." Il est plus facile d'introduire ne quand le verbe n'est pas à un temps composé, et on s'applique à écrire : "Il n'a pas mal d'ennuis", mais on ne dit jamais ainsi » (Revue de philologie française et de littérature, 1903). Quand ne, depuis lors, se serait mis plus souvent qu'à son tour aux abonnés absents jusque dans la langue écrite, le ridicule serait bien plutôt, à en croire Grevisse, de se tromper sur la position de notre locution : « Dans les propositions négatives, si le verbe est à un temps composé, pas mal se place entre l'auxiliaire et le participe [cf. supra, citation de Marivaux] » (Le Français correct). Force est de reconnaître que cette construction est extrêmement rare.

    Remarque 2 Pas mal peut aussi s'employer sans verbe, pour marquer l'approbation : « Pas mal pour un barbare ! » (Voltaire), « Pas mal, vraiment » (Littré), « Pas mal ! Continuez » (Hanse) et pour servir de réponse (notamment à la question « Comment ça va ? ») : « Ça va ? Pas mal, et toi ? » (Dictionnaire historique de la langue française).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ce n'est pourtant pas mal joué.

     


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  • Histoire d'au-cuns

    « D'aucuns linguistes et amateurs de mots ont fourmillé d'inventivité pour tenter de recoller les morceaux de cet arbre étymologique. »
    (Alice Develay, sur lefigaro.fr, le 30 décembre 2017)

     

      FlècheCe que j'en pense

     
    Curieuse, assurément, cette formulation trouvée sous la rubrique consacrée à la langue française du site du Figaro. Car enfin, les spécialistes sont unanimes : d'aucuns, en français moderne, est un pronom, pas un adjectif (comme le donne à penser l'absence de virgules encadrant le groupe « linguistes et amateurs de mots ») ! Seulement voilà : à force de présenter le bougre comme un équivalent archaïque de certains (1) − qui, lui, peut être adjectif ou pronom, comme chacun sait −, il était écrit que d'aucuns finiraient par le placer directement devant un nom. Pas de quoi crier à la faute pour autant : le phénomène, renseignements pris, n'aurait rien que de très conforme à l'histoire du mot. 

    En ancien français, nous dit-on, aucun est un indéfini de valeur exclusivement positive − conformément à son étymologie : le latin supposé al(i)cunu, altération de aliquem unum (« un certain ») −, qui s'emploie, surtout au singulier, comme pronom (au sens de « quelqu'un, une personne quelconque ») ou comme adjectif (au sens de « quelque, un quelconque ») : (emploi pronominal) « Si alcuns d'els » (La Passion du Christ dite de Clermont, Xe siècle), « Si alcuns crieve l'oil a l'altre [...]. Si alcun jethed les chatels [...] » (Lois de Guillaume le Conquérant, XIe siècle), « Alcuns s'aparchut que [...] » (Les Quatre livres des Rois, XIIe siècle), « Il em prisent aucuns [= quelques-uns], et les autres ochisent [= tuèrent] » (Geoffroy de Villehardouin, XIIe siècle) ; (emploi adjectival) « Mais mult est ke la pense d'un alcun eveske deguastet la spessece [= épaisseur] des cures » (Dialogues de saint Grégoire, XIIe siècle), « Senz muement d'aucon voleir » (Chronique des ducs de Normandie, XIIe siècle), « E alcune feiz [= une certaine fois] lur dist » (Les Quatre Livres des Rois, XIIe siècle) (2).

    À partir du XIIIe siècle, la forme plurielle se répand (avec le sens de « quelques-uns », « quelques, plusieurs ») et se combine à l'occasion, comme adjectif ou plus communément comme pronom, avec l'article défini pour servir en quelque sorte de nom de nombre indéterminé (3) : (emploi adjectival) « Et disoient les aucuns anciens qui ramentevoient le temps passé » (Jean Froissart, vers 1390), « Les aucuns espreviers se perchent tout droit » (Le Ménagier de Paris, 1394), « Les aucuns saiges se sont bien sceu servir des plus apparens » (Philippe de Commynes, vers 1490) ; (emploi pronominal) « Li aucun des homes si voelent dire, que [...] (Philippe de Beaumanoir, 1283), « Et les alcuns dient que [...] » (Jean d'Outremeuse, XIVe siècle), « Or regardèrent les nobles d'Angleterre, les aucuns et non pas tous » (Jean Froissart, vers 1390), « Li aucuns vendent ce qu'il ont, / Li autre[s] encor pies en font » (Moralité des sept péchés mortels, XIVe siècle), « Les aucunes des plus aperceües / S'en retraient » (Christine de Pisan, 1399), « Les aucuns sont mors et roidiz » (François Villon, 1461), « Et disposerent les aucuns de leurs consciences » (Philippe de Commynes, vers 1490), « Car les aulcuns disoyent que [...]. Les aultres gens scavans disoyent que [...], mais les aulcunes d'entre elles disoyent que [...] » (Rabelais, 1532), et encore au XVIIe siècle, où le tour fait déjà figure d'archaïsme : « Certains mots, caractères, brevets, / Dont les aucuns ont de très bons effets » (La Fontaine, 1666). Dans la foulée apparaît la forme plurielle d'aucuns, qui se développe (comme pronom et comme adjectif) avec le même sens positif, particulièrement dans des emplois partitifs : « D'aucuns sont qui [...] » (Renart le contrefait, XIVe siècle), « Sy en y eust il d'aulcuns qui paz ne se sauverent » (Le Roman du comte d'Artois, 1453), « Nous avons bien veu d'aucuns qui n'ont mye faict ainsi » (Antoine de La Sale, 1456), « Et se trouvoit conseillé par d'aucuns » (Philippe de Commynes, vers 1490), « Mais on pourra dire, ce que d'aucuns des supérieures facultez vont disant, que [...] » (Pierre de la Ramée, 1562), « A d’aucuns c’est un pur estude grammairien » (Montaigne, 1572), « La douceur et tollerance dont j'ay cy-devant usé envers d'aucuns » (Charles IX, 1574), « Il y en a d’aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents » (Molière, 1673). Les attestations de d'aucuns en emploi adjectival datent, pour l'essentiel, du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle : « Mais d'aucuns membres dou procès / Me moustreroient les excès » (Guillaume de Machaut, 1349), « Mais nonobstant les cruautez dessusdictes en eschapperent à l'ayde de d'aucuns nobles hommes six ou sept des religieux de ladicte abbaye » (Enguerrand de Monstrelet, avant 1453), « Le curé de Brou, lequel en d'aucuns lieux ha esté nommé curé de Briosne » (Bonaventure Des Périers, avant 1544), « Voilà la bonne religion que d'aucuns moines tiennent » (Nicolas de Troyes, à partir de 1535), « Lequel lors courroucé contre d'aucuns Lorrains » (Claude Fauchet, avant 1602), « D'aucuns mauricauds passent bien les blonds en beauté » (Pierre de Bourdeille, avant 1614), « La stupidité que d'aucunes personnes ont à l'endroit des images » (René Gaultier, 1621), « Un nom qui a été autrefois et est encore en d'aucunes villes si passionnément envié ! » (Charles Sorel, 1623). Au mitan du XVIIe siècle, déjà, cet usage commence à se perdre (4) ; ainsi Molière écrit-il dans la première édition (1662) de L'École des femmes : « Ce que d'aucuns maris souffrent paisiblement », avant de remplacer d'aucuns par quelques dans la seconde (1663). On assiste en effet à cette époque à la régression de tous les emplois de aucun au pluriel (aucuns, les aucuns, d'aucuns) au profit de quelques, quelques-uns dans les énoncés positifs (5), à mesure que s'établit, au singulier, son sens négatif et moderne de « nul, pas un », apparu (au XIVe siècle ?) à la faveur de son association de plus en plus fréquente avec la particule ne ou avec la préposition sans (6).

    En français contemporain, la répartition d'emploi est désormais la suivante : aucun est un indéfini (adjectif plus souvent que pronom) de valeur négative qui ne s’utilise qu’au singulier (à de rares exception près [7]) dans des énoncés comportant la particule ne ou la préposition sans, tandis que le sens positif ne survit plus guère que dans le pluriel d’aucuns (plus rarement aucuns [8]) − lequel s'est maintenu à l'écrit en se spécialisant dans les emplois pronominaux (surtout en position de sujet [9]) − et dans les phrases d'interrogation ou de doute (Croyez-vous que le pouvoir ait aucun charme pour moi ? Je doute qu'il ait aucune intention de payer ses dettes. Il doute qu'aucun d'eux vienne ce soir. Je ne crois pas qu'aucun puisse y parvenir). Mais gageons qu'il se trouvera toujours quelques esprits férus d'archaïsme pour vouloir imiter le Verlaine des Poètes maudits : « Certaines naïvetés, d'aucunes ingénuités de style pourraient heurter parfois nos préjugés d'écrivain visant l'impeccable. » Cela ne fait... aucun doute.
     

    (1) Comparez les définitions données par les ouvrages de référence : « Certains, certaines gens » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Quelques-uns, certains, plusieurs » (TLFi, Office québécois de la langue française, Colignon), « Certains, plusieurs » (Robert), « Quelques-uns, certains » (Grevisse, Bescherelle) et, mieux, « Quelques-uns » (Larousse, Thomas), « Quelques personnes » (Girodet), « Certaines personnes, plusieurs personnes » (Portail linguistique du Canada).

    (2) Rappelons qu'en ancien français alcun (aucun) se déclinait comme suit : alcu(e)ns (aucuns) au cas sujet masculin singulier, alcun (aucun) au cas régime masculin singulier, alcune (aucune) au féminin singulier ; les formes alquant (cas sujet masculin), alquans (cas régime masculin), alquantes (féminin) ont pu un temps faire office de pluriel.

    (3) Sur le modèle de l'ancienne forme plurielle alquant (du latin aliquantus), qui s'employait déjà avec ou sans article, respectivement au sens de « un certain nombre » et de « certains, quelques-uns » : « Alquanz d'espades degollar, / Et los alquanz fai escorcer » (La Passion du Christ dite de Clermont, Xe siècle), « Alquant i vont, alquant se font porter » (La Vie de saint Alexis, XIe siècle), « Alquant aiment le sen e plusur la folie ; / Li alquant aiment Deu, Sathan les plusurs guie » (La Vie de saint Thomas le martyr, XIIe siècle).

    (4) Ledit emploi est encore attesté au XIXe siècle chez Barbey d'Aurevilly : « Des secrets qu'ont d'aucunes personnes et qu'on appelle des sorts parmi nous » (1852), chez Verlaine (1888) et chez Louis-Prosper Claudel : « D'aucuns passages m'ont paru admirables, d'autres... je m'abstiens de t'en parler » (lettre à son fils Paul Claudel, 1891).

    (5) Dans sa Grammaire française rapportée à l'usage du temps (1632), Antoine Oudin avoue préférer dire il y a quelques personnes plutôt que il y a aucunes personnes.

    (6) Selon Kristoffer Nyrop, « l'emploi fréquent de aucun dans des expressions négatives a eu pour résultat de transporter le sens négatif de l'expression sur le pronom lui-même ; c'est un cas de contagion sémantique, pareil à celui que nous avons observé en parlant de personne et de rien » (Grammaire historique de la langue française, 1925). René Georgin ne dit rien d'autre, quoique sur un ton plus savoureux : « Aucun, le plus souvent accompagné de ne, a fini par prendre une valeur négative, comme un bonbon égaré dans un sac à main de dame prend à la longue un goût de parfum » (Problèmes quotidiens du langage, 1966).

    (7) Voir à ce sujet le billet Aucuns.

    (8) « Comme aucuns le prétendaient » (George Sand, 1853), « Aucuns t'appelleront une caricature » (Charles Baudelaire, 1861), « Cette ville méconnue par aucuns qui font consister son charme dans quelques quartiers neufs » (Francis Jammes, 1921) font écho à ces vers de La Fontaine : « Plusieurs avaient la tête trop menue / Aucuns trop grosse, aucuns même cornue », « Phèdre était si succinct qu'aucuns l'en ont blâmé ». L'Académie signale encore la forme sans d' dans la neuvième édition de son Dictionnaire : « Pronom indéfini au pluriel. Aucuns (vieilli) ou d'aucuns (litt.), certains, certaines gens. Généralement employé comme sujet. Aucuns, d'aucuns prétendent que j'ai inventé cette histoire. »

    (9) D'aucuns se trouve plus rarement en position de complément : « La bosse des affaires est si prononcée chez d'aucuns [que...] » (Francis Ambrière, 1946), « L'étude de la langue et du style, qui peut paraître à d'aucuns d'une technicité ardue et d'un intérêt minuscule [...] » (René Georgin, 1957), « Un temps dont le prophétisme cacophonique paraîtra à d'aucuns annoncer bien des paroxysmes du nôtre » (Georges Cesbron, 1977), « On peut croire que, pour d'aucuns, les scènes de liesse célébrant la victoire eurent un goût amer » (Guillaume de Fonclare, 2010), « Les aides successives et efficaces envers d'aucuns d'entre nos camarades » (Jean-Michel Chaumont, 2017). Il apparaît même, de façon exceptionnelle (et avec une nuance ironique ?), comme substantif sous la plume de Verlaine : « Plane au-dessus de tes rancunes / Contre ces d'aucuns et d'aucunes. »

    Remarque 1 : Quelle est la nature du d' de d'aucuns ? s'interrogent les linguistes Sophie Prévost et Catherine Schnedecker dans l'article Aucun : évolution du français médiéval au français moderne (2004). S'agit-il « d’une préposition devenue "déterminant" suite à une réanalyse [de de + aucun en d'aucun, dans des contextes ambigus (construction directe/indirecte)] ? S’agit-il du déterminant partitif ou de la forme dite affaiblie du déterminant indéfini des » ? D'aucuns font le constat que « quand de se trouvait devant les, on contractait naturellement ces deux mots en des : Il estoit bien venu [être bien venu de quelqu'un = être bien accueilli par lui] des femmes de bas estat, et aussi des aucunes [= de les aucunes] des plus grandes de Rome (Louis XI). Dans ce cas, cependant, on construisait aucuns précédé de la préposition de au lieu de des, lorsque ce mot était employé dans le sens partitif : D’aucuns qui avoient premier loué le voyage, le blasmoient (Commynes) » (Courrier de Vaugelas, 1872). Albin de Chevallet y voit plutôt le résultat d'une ellipse : « [Au XVIe siècle,] on disait : D'aucuns racontent que César lui pardonna, comme nous disons : d'autres racontent que... La construction pleine est il en est, ou il y en a de ce nombre, de cette classe, etc. aucuns (quelques-uns) qui racontent que César lui pardonna » (Origine et formation de la langue française, 1857).

    Remarque 2 : En français moderne, le pronom féminin d'aucunes est assez rare : « Si parmi vous, pourtant, d'aucunes / Le comprenaient différemment [...] » (Alphonse Daudet, 1858), « D'aucunes, parmi ses canotières, sont charmantes » (Huysmans, avant 1883), « D'aucunes voisinent, font des visites, passent d'une terrasse à l'autre » (Paul Arène, 1884), « Et cela pour diverses raisons : d'aucunes sont de nature économique [...]. D'autres raisons sont de nature culturelle » (Michel Foucault, 1979), « Mon rez-de-chaussée que d'aucuns, et surtout d'aucunes, trouvent riquiqui » (Béatrix Beck, 1998), « D'aucuns et d'aucunes, parmi les fidèles sur qui il pouvait encore compter, avaient l'air de le considérer comme un moderne et le regardaient avec méfiance » (François Taillandier, 2010). Quant à la graphie d'aucun(e) (sans la marque du pluriel), il s'agit d'une faute qui se répand jusque dans des ouvrages spécialisés : « Mais d'aucun parmi les enseignants résistent » (Préparer le concours de CPE, Hachette Éducation, 2017) et sous des plumes avisées : « D'aucun prétendent qu'à un moment quelconque [...] » (Philippe Videlier, 2012).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    D'aucuns, linguistes et amateurs de mots, ont fourmillé d'inventivité.
    D'aucuns ont fourmillé d'inventivité.
    Des linguistes et des amateurs de mots ont fourmillé d'inventivité.

     


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  • Une syntaxe qui a du chien

    « Si vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? »
    (campagne publicitaire de l'association PETA pour la défense des droits des animaux)

    (photo petafrance.com)

     

      FlècheCe que j'en pense

     
    J'entends d'ici les cris d'orfraie que les âmes sensibles et les oies blanches ne manqueront pas de pousser à la vue de cette tête de chien rôtie en tenue de réveillon. J'entends surtout ceux, autrement péremptoires, que lanceront les esprits pénétrés de la fameuse phrase apprise sur les bancs de l'école : « Les si n'aiment pas les  », comprenez : l'usage du futur et du conditionnel (assimilés aux formes en -rai ou en -rais) est proscrit dans une proposition subordonnée de condition introduite par la conjonction si. Qu'on en juge : « La bêtise est décidément incommensurable et intarissable [...]. On relèvera cette impardonnable faute d’orthographe qui consiste à associer la conjonction "si" avec le conditionnel. Qui ne sait que, lorsqu’on emploie celle-là, qui exprime déjà une condition, il est redondant et inutile de la doublonner d’un verbe conjugué au conditionnel et exprimant, comme son nom l’indique… la condition », s'enflamme Aristide Leucate dans un article publié à ce sujet sur le site Boulevard Voltaire. Les dindes ont dû se retourner dans leur four ! Car enfin, nom d'un chien, où notre journaliste voit-il, dans cette affaire, l'expression d'une condition préalable à la réalisation du fait énoncé dans la principale ? Avouez que la chose ne saute pas aux yeux...

    Réduire la conjonction si à sa seule valeur conditionnelle, c'est oublier qu'elle peut aussi exprimer le doute entre deux actions (dans le cadre de l'interrogation indirecte) ou, quand la chose serait moins courante, l'opposition, la concession, la cause, la conséquence, la répétition, l'emphase... (dans des contextes où sont présentés comme hypothétiques des faits en réalité incontestables). Or, ce que le raccourci mnémotechnique évoqué en introduction ne précise pas, dans sa coupable concision, c'est... c'est... Vous donnez votre langue au chat ? C'est qu'il ne vaut que pour les emplois proprement hypothétiques de si. Pour une fois qu'une règle de français a le bon goût de marquer les esprits, persifleront les langues de vipère, il a fallu qu'elle soit mal simplifiée, donc mal comprise. Un comble ! Toujours est-il que l'indicatif futur ou le conditionnel se rencontrent très correctement (si si !) après le si de l'interrogation indirecte : « Dites-moi s'il nous accompagnera » (Hanse), « Je lui ai demandé s'il viendrait ce soir » (Girodet), comme après un si marquant, non plus une véritable condition, mais, selon les sources, « une opposition ou une concession » (Dupré, Girodet, Jouette, Pinchon), « une opposition, une concession, une cause ou une conséquence » (Hanse) : « Si un autre vous flattera, moi je vous dis la vérité » (Dupré), « Si on souhaiterait plus de clarté, il faut reconnaître que cet exposé ne manque pas d'intérêt » (Hanse), « S'il serait encore possible d'éviter le désastre, il n'est cependant plus temps de remporter la victoire » (Girodet), « Si nul ne dépassera Paganini, c'est qu'on ne dépasse pas la perfection » (Jouette), « Si cela vous fera plaisir, comme vous le dites, je le ferai » (Hanse). Ces phrases heurtent vos oreilles, plus habituées à entendre le présent ou l'imparfait de l'indicatif après si ? Elles n'en sont pas moins irréprochables aux yeux de nos grammairiens. C'est que, à y regarder de près, ces futurs et ces conditionnels, reçus plus souvent qu'à leur tour comme des chiens dans un jeu de quilles, apparaissent sous un jour nouveau pour qui sait flairer la piste... d'une supposition implicite (voire de plusieurs). Grevisse nous prend par le collier pour nous mettre sur la voie : « Dans des cas où un présent ou un passé n'exprimeraient pas la nuance adéquate (1) [...], on a parfois après si un futur ou un conditionnel, mais qui ne sont pas dans sa dépendance directe : la supposition porte [non pas réellement sur le verbe au futur ou au conditionnel, mais] sur un verbe sous-jacent (s'il est vrai que, si on admet que, si on estime que, si on considère que, si on met en fait que, etc.) » (2). Ainsi, pour expliquer la construction Si vous ne pourriez pas manger un chien, l'usager aux abois doit se donner un mal de chien pour remonter à la forme : Vous ne pourriez pas manger un chien − où l'emploi du conditionnel (d'atténuation ?) se justifie par l'hypothèse sous-entendue : si on vous le proposait, si on vous le demandait −, puis la combiner avec un si équivalant soit à s'il est vrai que, si on admet que, si vous dites que pour en faire la condition apparente de la proposition principale, soit, plus simplement ici me semble-t-il, à puisque pour introduire une proposition causale Si (= puisque, s'il est vrai que) vous ne pourriez pas manger un chien (si on vous le proposait), (alors) pourquoi manger une dinde ? Une chatte n'y retrouverait pas ses petits, mais un amateur d'ellipses, si !

    « Seulement voilà, observe Bruno Dewaele sur son excellent site Par mots et par vaux : parce que l'on a presque toujours tort d'avoir raison tout seul, combien de fois n'avons-nous pas renoncé à user du futur ou du conditionnel après ces "si"-là, de peur de nous le voir reprocher ? » Gageons, pour revenir à nos moutons, pardon à nos dindes, que les formulations « Puisque vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? » ou « Vous ne pourriez pas manger un chien, alors pourquoi manger une dinde ? », à la syntaxe moins insolite, seraient passées comme un chien à la niche. Mais là n'était sans doute pas le but recherché...

    Morale de cette histoire : c'est encore le meilleur ami de la langue qui, ballotté de raccourcis en ellipses, tient ici le rôle peu glorieux de... dindon de la farce.


    (1) Dans Syntaxe du français contemporain (1938), les Le Bidois père et fils commentent ainsi le vers souvent cité de Hugo Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ?, où l'auteur des Contemplations s'interroge sur les disparus : « V. Hugo aurait pu écrire : S’ils ne reviennent pas. La sûreté de son sens linguistique lui a fait préférer le futur ; de même qu’il lui a fait écarter puisque, qu’un autre peut-être, à sa place, eût préféré ici [...]. La vérité est que l’une ou l’autre de ces constructions eût trahi sa pensée, car le présent reviennent suggérerait l'idée d'une incertitude qui n'existe à aucun degré dans l'esprit du poète ; et l'emploi de puisque, tout à fait régulier devant un futur, ferait un contresens plus grave : la déclaration ainsi présentée paraîtrait énoncer une désespérance de l’écrivain visionnaire, alors qu’au contraire il est tout espoir, et même toute certitude, quant au retour des morts. [...] S’il place cette déclaration sous le signe de si, c’est simplement pour lui ôter ce que sans cela elle aurait d’un peu brutal. Mais, dans ce cas encore, si ne tombe pas directement sur le futur qui suit ; il porte [...] sur un il est vrai, ou un il faut croire, sous-jacent. »

    (2) Les Le Bidois observent que cette supposition « n'est qu'apparente, [dans la mesure] où, tout en paraissant supposer, en réalité on tient pour établi ou encore on admet ». De son côté, le Dictionnaire du moyen français évoque une « relation hypothétique de nature énonciative » : « L'hypothèse est énoncée comme telle pour la conséquence qu'on en tire, mais en fait ce qu'elle évoque est déjà le cas : "Si... − comme c'est le cas −, alors on peut dire que... ou alors on peut demander que..." », sans toutefois donner d'exemples au futur ou au conditionnel. D'autres explications sont encore avancées : « Ces propositions introduites par si nous semblent devoir être rapprochées des "interrogatives indirectes". La nature hypothétique est écartée dès le départ au moyen d'une question explicite ou implicite. À la base de la phrase de Paul Valéry : Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment, nous pourrions mettre : Si je pourrai le supporter indéfiniment ? Oui - Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment. Dans cette vue, qui implique simplement un enchaînement étroit avec la partie de contexte ou de situation qui ont précédé, l'explication de l'emploi du futur ou du conditionnel ne fait plus difficulté » (revue Travaux de linguistique, 1971).

    Remarque 1 : Un phénomène analogue est observé en anglais, où il est possible d'utiliser will/would dans une proposition introduite par if pour demander poliment à quelqu'un de faire quelque chose : I would be most grateful if you would be kind enough to... Il ne vous aura pas échappé, au demeurant, que « Si vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? Devenez végan » (Végan ? « Végétalien intégral », équivalent longuet recommandé par l'association France Terme, n'est pourtant pas fait pour les chiens...) n'est autre que la traduction de la version anglaise If you wouldn't eat a dog, why eat a turkey ? Go vegan.

    Remarque 2 : Les exemples de futur ou de conditionnel après si (que l'on se gardera de confondre avec ceux de la langue populaire, du type « Si j'aurais su, j'aurais pas venu ! ») ne sont pas exceptionnels dans la littérature : « L'on pourra dire que s'il n'aura pas grande efficace, au moins ne fera-t-il pas de mal » (Jeanne de Chantal, début du XVIIe siècle), « Que te sert de percer les plus secrets abîmes [...] / Si [= puisque] ton intérieur, manquant d'humilité, / Ne lui saurait offrir d'agréables victimes » (Corneille), « Cela pourrait-il être, si [= puisque] lorsqu'il m'a pu voir il n'avait que sept ans, et si [= puisque] son précepteur, même depuis ce temps, aurait peine à pouvoir connaître mon visage » (Molière), « Si ta haine m'envie un supplice si doux, / Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée [= si tu penses qu'en me frappant ta main serait trempée d'un sang trop vil], / Au défaut de ton bras prête-moi ton épée » (Racine), « Si [= de même que] les plantes du midi ne sauraient croître au nord, celles du nord ne réussissent pas mieux au midi » (Bernardin de Saint-Pierre), « Je veux être foudroyé si [on pense qu'] elle n'irait pas remettre une lettre d'amour à la reine si je l'en priais » (Prosper Mérimée), « Qui donc attendons-nous s'ils ne reviendront pas ? » (Hugo), « Ce drame-ci n'est pas même italien, car s'il [est vrai qu'il] aurait pu, avec autant de vraisemblance, se dérouler à Venise ou à Florence, Nice lui eût convenu également » (Paul Bourget), « Si [la science] laisse, si elle laissera toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer d'en donner l'explication, il n'en est pas moins vrai qu'elle ruine, qu'elle ruinera à chaque heure davantage les anciennes hypothèses » (Émile Zola), « Pardon [...] si je ne puis t'aimer, si je ne t'aimerai jamais ! » (Romain Rolland), « Si jamais batailles auraient dû être gagnées, ce sont celles-là » (André Maurois), « Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment » (Paul Valéry). Les textes anciens nous offrent même de rares attestations (empruntées à la Grammaire élémentaire de l'ancien français, 1918, de Joseph Anglade) de futur ou de conditionnel qui sont bien sous la dépendance directe de si : « Si je monterai el ciel, tu iluec iés ; si je descendrai en enfer, tu iés » (littéralement : « Si je monterai au ciel, tu es là ; si je descendrai en enfer, tu y es présent ») (Psautier d'Oxford, XIIe siècle), « Se tu ja le porroies a ton cuer rachater, / Volentiers te lairoie ariere retorner » (littéralement : « Si jamais tu pourrais le racheter avec ton cœur, volontiers je te laisserais revenir en arrière ») (Fierabras, XIIe siècle ?).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou, plus couramment, Puisque vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ?

     


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