• Distrayant


    « Une fois les poissons ramenés dans la barque, il s'en distraya. »

    (Marguerite Duras, dans Les petits chevaux de Tarquinia.)


     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Voilà une phrase qui ne laisse pas de me surprendre, notamment sous la plume de Marguerite Duras.

    D'une part, je m'interroge sur la pertinence du verbe ramener appliqué à des poissons. S'il est en effet d'usage de privilégier les dérivés de mener dès lors qu'il est question d'un être animé (humain ou animal), c'est parce que l'on suppose que ce dernier est capable de mouvement sans être porté. Aussi est-on fondé à amener un chien chez le vétérinaire ou un enfant à l'école, mais on apportera un bébé à sa nourrice (puisqu'il ne peut pas encore marcher). Quid des poissons pêchés ? S'ils n'ont pas pour habitude de se mouvoir hors de l'eau – à moins, cela coule de source, d'être volants – peut-on pour autant considérer qu'on les a portés avec soi, fût-ce à l'aide d'un filet ou d'une canne à pêche ? J'aurais tendance à croire que oui.

    Arrêtons-nous, d'autre part, sur cette curiosité grammaticale que constitue le passé simple du verbe distraire. Que nous enseignent les tableaux de conjugaison ? Que le bougre ne la ramène pas... faute d'exister ! De fait, distraire est partout présenté comme un verbe défectif (entendez : dont la conjugaison est incomplète). Partout ? Voire.

    En menant mon enquête, je découvre cette remarque de Littré : « Si le parfait défini de l'indicatif [entendez : le passé simple] et l'imparfait du subjonctif manquent aujourd'hui, c'est seulement par défaut d'habitude. Autrefois ces temps existaient, et l'on pourrait les reprendre : je distrayis, que je distrayisse. » Voilà qui contredit le choix de Marguerite, dont on se demande s'il n'a pas été influencé par la désinence du passé simple des verbes du premier groupe en -yer (rayer, balayer, etc.), alors que distraire appartient, comme chacun sait, au troisième. Mais ne nous laissons pas distrayer... pardon, distraire et poursuivons nos recherches dans les livres anciens (merci Google Livres). La pêche y est à ce point miraculeuse qu'elle en viendrait à faire mentir l'adage « Abondance de biens ne nuit pas ». Contre toute attente, on découvre en effet que, loin de manquer de certains temps, comme le prétendent encore nos dictionnaires, distraire présentait autrefois deux formes de conjugaison possibles, notamment au passé simple : je distrayis (parfois orthographié distraïs) – formé sur le modèle du participe présent distrayant – et je distraisis – formé à partir du prétérit latin de traire (traxi).

    « Pour que l'on ne distraisit rien des Couvens » (Fragmens historiques de la Ville de Berne, 1754).

    « Ce jeu me distrayit » (Restif de la Bretonne, 1796).

    Reste à comprendre par quel effet du hasard on est ainsi passé de deux formes conjuguées à zéro. L'explication est peut-être à chercher dans le revers de fortune que connut le verbe traire, progressivement dépouillé de toutes ses acceptions – à l'exception notable de celle ayant... trait au pis – au profit de son concurrent tirer, dont la conjugaison présente l'avantage d'être nettement moins... vache.

    Il n'empêche : quitte à ressusciter ces temps oubliés, autant éviter les formes déviantes (distraya, distrayèrent, qu'il distrayât, etc.) qui font croire à l'existence d'un verbe du premier groupe.


    Remarque 1 : Les mêmes observations valent pour tous les composés du verbe traire, dont on trouvera l'ancienne conjugaison dans Grammaire sommaire de l'ancien français de Jean Bonnard.

    Remarque 2 : L'argument selon lequel les anciennes formes conjuguées de traire auraient été écartées en raison de leur complexité graphique ou phonétique semble difficilement recevable : qu'ont donc de condamnable trayis ou traisis que n'ont pas treillis ou cousis ? Rien dans l'euphonie ne s'oppose à leur retour en grâce.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une fois les poissons rapportés (?) dans la barque, il s'en distrayit.

     

     


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  • « Deux lettres que se sont procurés les juges de l'Affaire Tapie viennent étayer les accusations d'"escroquerie en bande organisée". »

    (paru sur nouvelobs.com, le 29 juillet 2013) 




    FlècheCe que j'en pense

     
    Il faut croire que notre journaliste, quant à lui, tient à faire bande à part en matière d'accord des participes passés des verbes pronominaux...

    Tâchons d'étayer notre analyse afin de le prémunir définitivement contre l'escroquerie de cet accord sujet-participe pris au pied de la lettre : les juges ont procuré quoi ? que, mis pour deux lettres, complément d'objet direct placé avant le participe passé procuré ; à qui ? à se, mis pour eux, complément d'objet indirect. L'accord est donc de rigueur avec les lettres (COD antéposé), pas avec les juges (sujet) !

    De même, on écrira correctement : Ils se sont procuré deux lettres ; ils se les sont procurées.


    Voir également le billet Accord du participe passé des verbes pronominaux.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Deux lettres que se sont procurées les juges.

     


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  • « Depuis la nuit des temps ce sont les hommes qui sollicitent les femmes, les invitent et leur font moultes propositions. »

    (Benoît Rayski, sur atlantico.fr, le 25 juillet 2013) 

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par François Chauveau)

    FlècheCe que j'en pense

     
    Il fut un temps où moult, quand il accompagnait un nom nombrable, s'accordait avec celui-ci comme n'importe quel adjectif. Depuis le XIIe siècle environ, il n'est plus employé que comme adverbe (invariable), puis comme adjectif indéfini (toujours invariable) dans la langue moderne, qui se plaît à en faire un synonyme délicieusement désuet de « beaucoup de, plusieurs », donc de l'adjectif « maint ».

    Si ça ne correspond pas à la nuit des temps, ça lui ressemble moult.


    Voir également le billet Maint / Moult.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ils leur font moult propositions (ou maintes propositions).

     


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  • « Car au-delà des causes immédiates des affrontements dans les Yvelines et après l’indispensable rappel à l’application stricte de la loi de la République, c’est bien de l’échec des plans successifs dont il est question, à Trappes comme dans la plupart des quartiers. »

    (Éric Decouty, sur liberation.fr, le 21 juillet 2013) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    On évitera, dans la langue soignée, d'employer dont après c'est de pour cause de redondance : la préposition de est en effet déjà contenue dans dont, qui équivaut à de lui, d'elle, de cela.

    S'il fut un temps où de telles constructions pléonastiques étaient tolérées (« Ce n'est pas de vous, madame, dont il est amoureux », Molière), les grammairiens actuels ne leur font pas de quartier : une des deux prépositions doit passer à la... trappe.


    Voir également le billet Dont.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    C’est de l’échec des plans successifs qu'il est question.

     


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  • Prévoir« L’effort d’économies global programmé dans le budget 2014 pour aboutir à une baisse de 1,5 milliard représentera donc près de 9 milliards d’euros. Que prévoie l’exécutif pour y parvenir ? »

    (Étienne Lefebvre, sur lesechos.fr, le 28 juin 2013)

     

     

    Prévoir
    « L'enseigne de biens culturels a démenti l'information du Parisien selon laquelle elle prévoierait de supprimer 7% de ses effectifs français dans les prochains mois. »

    (Étienne Lefebvre, sur lexpansion.fr, le 17 juin 2013)

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Que la presse économique doit redoubler d'efforts en matière de conjugaison – la crise, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, se révélant plus forte que... prévu !

    Tant que le verbe prévoyer n'est pas enregistré dans les colonnes pourtant accueillantes de nos dictionnaires usuels, la forme prévoie avec un e final ne peut correspondre qu'à la première ou à la troisième personne du singulier du subjonctif présent du verbe prévoir (qui se conjugue comme voir, sauf au futur et au conditionnel).

    Quant au e intercalaire qui, trop souvent, vient polluer la conjugaison des verbes du troisième groupe, rappelons qu'il s'agit de la désinence de ceux du premier groupe.

    Mieux vaut donc prévoir de ne pas trop s'écarter des sentiers battus, sous peine de perdre de vue ses repères « conjugatifs » – j'ai failli écrire « conjugaux », tant les verbes conjuguer et conjoindre partagent des valeurs communes (en parlant de grammaire ou de mariage) : Il prévoit de changer d'air (présent de l'indicatif). À moins qu'il ne prévoie de changer d'air (présent du subjonctif). Il bénéficiera / bénéficierait de ressources supplémentaires mais Il prévoira / prévoirait de se ressourcer à la campagne (futur / conditionnel).

    Le bonheur serait-il dans le pré ? Voire...


    Voir également le billet Comme prévu.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Que prévoit l’exécutif pour y parvenir ?

    L'enseigne prévoirait de supprimer 7 % de ses effectifs.

     


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